Sources :
Bibliothèque nationale de France et divers

LES DÉCORATIONS, LA PRESSE ET LES MÉDIAS

Compilation, non exhaustive, sur les petites et grandes "histoires" des décorations à travers la presse et les médias.

 

 

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LE TINTAMARRE
Hebdomadaire satirique et financier
Du dimanche 15 juillet 1883 - page 3

NOUVEAUX ORDRES

Sur la proposition du ministre de l'agriculture, le président de la République vient de rendre un décret, instituant l'Ordre du mérite agricole, destiné à récompenser les citoyens qui se seront distingués dans l'agriculture, soit par l'enseignement, soit par la pratique. Il ne peut y avoir que mille chevaliers. Là-dessus, certains de nos confrères se sont mis à rire et nous ont lancé des plaisanteries telles que :
CONCOURS AGRICOLE COCHONS GRAS 1er prix : M. Onésime Gargailloux, chevalier de l'Ordre agricole.
Eh bien ?... et puis après ?... J'aurais certainement préféré que le ruban qui sert à distinguer généralement les citoyens les plus actifs... à courir après, fût divisé en deux catégories : la Légion d'honneur, pour ceux qui donnent leur existence et leur sang au service de la patrie dans les armées de terre ou de mer et un ordre purement civil pour tous les autres citoyens, à quelque catégorie qu'ils puissent appartenir. Car, il ne faut pas se le dissimuler, on a créé là un précédent fâcheux, et nous allons être envahis de décorations de toutes sortes. Il ne peut y avoir un ordre spécial pour un ministère sans que les autres en puissent avoir autant, c'est logique.
En laissant de côté les ministères de la guerre auquel revient de droit le ruban rouge et celui de l'instruction publique qui possède le ruban violet, nous aurons, il faut nous y attendre :
MINISTÈRE DES FINANCES : Ordre du mérite financier pour les hommes du temple carré, qui auront tripoté pendant dix années sans se faire prendre la main dans le sac. Maximum de chevaliers : illimité. Ruban or.
MINISTÈRE DE LA MARINE : Ordre du mérite natatoire, pour les habiles nageurs des faubourgs et boulevards parisiens, qui auront fait leur petit quart naval consciencieusement, sous l'œil paterne de nos benoîts gardiens de la paix. Maximum des chevaliers : illimité ( comme l'autre. ) Ruban vert.
MINISTÈRE DU COMMERCE : Ordre de la probité commerciale qui sera décerné aux détaillants et négociants de Paris dont les produits n'auront pas été décomposés par le laboratoire municipal dans une période de vingt années. Maximum de chevaliers : cinq cents. Ruban blanc.
MINISTÈRE DES TRAVAUX PUBLICS : Ordre du mérite inventif, destiné aux cerveaux habiles qui trouveront le moyen d'assainir la capitale et de lui fournir l'eau nécessaire à son hygiène et à son alimentation. Maximum de chevaliers : cent. Ruban brun foncé.
MINISTÈRE DES POSTES : Ordre du mérite postal. Celui-là sera distribué aux employés et facteurs qui, pendant une période de cinq années seulement, auront subi sans murmurer et sans faire même un geste d'impatience, les réclamations — parfois baroques, il est vrai — mais souvent justes du public qui les paie. Maximum de chevaliers : cinquante. Ruban rose tendre.
MINISTÈRE DES CULTES : Ordre du mérite religieux, pour les prêtres qui auront, pendant un an, chanté tous les dimanches sans rechigner Domine, salvam fac rempublicam et qui se seront abstenus, pendant la même période, de vomir, du haut de leur chaire, des imprécations contre la République de laquelle ils sont bien aises de palper leurs traitements. Maximum de chevaliers : dix ( et c'est beaucoup ! ) Ruban bleu ciel.
MINISTÈRE DES BEAUX-ARTS... Ce n'est pas la peine ; MM. les peintres et sculpteurs étant compris pour un bon quart dans l'Ordre de la Légion d'honneur.

Et quand tous les ministères auront leur décoration respective, sinon respectable, nous demanderons à M. Grévy d'avoir la bonté d'instituer par un dernier décret :
L'ORDRE DU MÉRITE CONJUGAL. Il sera décerné aux hommes mariés qui auront témoigné à leur femme, pendant cinq ans seulement, les marques de respect, d'estime et d'affection qu'ils exigent sans cesse de leur moitié, sans se demander si, moralement, ils ne doivent pas avoir pour elles les mêmes égards. Nombre de chevaliers... ce qu'on pourra trouver. Ruban jaune chrome. Et cette couleur serait réhabilitée. Car ils se font de plus en plus rares, les chevaliers de cet ordre-là.
Tout le monde veut de la chevalerie ! c'est extraordinaire. Comme si nous n'avions pas à Paris, et plus qu'il n'est nécessaire, un nombre incalculable de chevaliers... d'industrie, avec ou sans rubans.

Maurice Millot.

 

 

 


 

 

 

LE VOLEUR
N° 1359 du 20 juillet 1883 - page 461

PAR-CI, PAR-LÀ

O fortunatos nimium sua si bona norint Agricolas !
Trop heureux l'homme des champs, s'il pouvait connaître son bonheur ! C'est Virgile qui a dit cela, il y aura tantôt deux mille ans. Et remarquez que, du temps de Virgile, l'homme des champs n'avait pas la chance d'émailler sa boutonnière d'un ruban vert, « supportant une étoile en argent à cinq rayons doubles, surmontée d'une couronne en feuilles d'olivier ; le centre de l'étoile, entouré d'épis, présentant d'un côté l'effigie de la République avec la date de la fondation de l'ordre ; de l'autre côté, la devise Mérite agricole. »
Ce joyau, que n'ont jamais connu ni Tityre ni Mélibée, nous allons le voir avant peu s'épanouir sur la poitrine de M. le maire de Fouilly-les-Vaches et de M. l'adjoint de Brives-la-Gadoue. C'est parfait, mais est-ce bien conforme aux grands principes de 89, déjà fortement entamés par la création de l'ordre violet des officiers d'Académie ? C'est avec raison, ce me semble, que M. Maxime Paz proteste dans la Liberté contre ce nouveau croc-en-jambe au dogme de l'Égalité.
Ce qu'on crée pour l'agriculture en particulier, il n'est aucune raison pour ne pas le créer pour les autres ministères, pour les autres branches du commerce et de l'industrie. Qui empêchera M. Cochery de proposer demain l'Ordre du mérite postal, pour les facteurs les plus diligents, pour les plus gros souscripteurs des caisses d'épargne postales, pour les employés du télégraphe ? Encore devra-t-il s'appliquer, dans ce déluge des rubans, à ne pas intervertir l'ordre des facteurs ! Qui empêchera le ministre du Commerce de fonder l'Ordre du mérite commercial et de donner la place de grand chancelier au premier marchand de tapioca venu ? M. Charles Brun fondera l'Ordre du mérite maritime pour les pêcheurs de nos plages ; et voyez d'avance à quelles réclamations violentes il ne s'exposera pas de la part des pêcheurs à la ligne, qui, eux aussi, voudront avoir un ordre à part.
Laissez faire, lecteurs, comme a dit Rabelais, le temps meurist toutes choses ; d'ici peu, nous aurons : l'Ordre du mérite des restaurateurs, l'Ordre du mérite des sous-préfets, des vidangeurs, des marchands de moutarde, des directeurs d'établissements inodores, des marchands de volailles, des ministres, des concierges, des magistrats, l'Ordre du mérite conjugal, etc.. Dans un avenir prochain, tous les Français, quels qu'ils soient, seront décorés ; les marchands de rubans seront millionnaires, et, sous les yeux de MM. Ferry et Waldeck-Rousseau, grands maîtres et grands dispensateurs de médailles, grands chanceliers de tous ces ordres, bariolés, couverts de décorations sans nombre, le peuple français, heureux et prospère, coulera ses jours dans la joie !

 

 

 


 

 

 

LES ANNALES POLITIQUES ET LITTÉRAIRES
Revue populaire paraissant le dimanche
N° 705 du 27 décembre 1896

PROPOS FANTAISISTES

UNE NOUVELLE DÉCORATION

Paris est une drôle de ville, tout de même : les meilleurs amis restent quelquefois des années sans se rencontrer, et puis, tout à coup, dans la même semaine, on a l'occasion de se voir trois ou quatre fois et de se serrer la main dans les endroits les plus diffus de la capitale.

Je n'avais pas rencontré Félix Faure depuis cet été. Or, lundi, en entrant chez Jansen, rue Royale, je me cogne sur notre Président, qui venait se commander un nouveau mobilier pour sa villa du Havre. Mercredi, remontant les Champs-Elysées, je m'entends héler par quelqu'un dans une voiture ; je me retourne, et je reconnais le premier magistrat de notre République.

Hier soir, au Moulin-Rouge, où je n'avais pas mis les pieds depuis près d'un an, la première figure de connaissance qui frappe mes regards, vous l'avez deviné, c'est celle de notre très sympathique Félix. Le Président m'invita à m'asseoir à sa table. La conversation, ainsi qu'il arrive souvent en cette saison, tomba sur les prochaines décorations.

Félix Faure, qui est, à ses moments, un fort spirituel causeur, me conta, avec un désespoir comique, l'incroyable tracasserie que peuvent procurer à un Président de la République les approches d'un 14 juillet ou d'un 1er janvier.

— Tous les Havrais, mon pauvre ami, tous les Havrais sans exception m'écrivent chaque jour une lettre pour me recommander leur décoration !... C'est à devenir fou !.... Quelques-uns, petits commerçants ou humbles commis, se contenteraient, à la rigueur, du Mérite agricole ou des palmes académiques ! Les autres comptent fermement sur la Légion d'honneur... Ah ! tous ces gens-là seront bien stupéfaits à la fin du mois, quand ils consulteront l'Officiel !

— Quels titres invoquent-ils ?

— Aucun !..... Les uns se disent mes anciens amis, mes anciens camarades, d'autres mes anciens clients, mes anciens fournisseurs... Il y en a même un qui invoque, comme seul mérite, d'avoir bu avec moi plus de deux cents bitter-groseille blanche. ( Le bitter-groseille blanche était jadis l'apéritif favori de notre Président. )

Félix Faure me confia, en outre, un projet qu'on étudie en ce moment et qui pourrait bien recevoir sa solution définitive, un de ces jours. Ce serait de mettre une décoration à la disposition de chaque ministère. Il y aurait ainsi l'Ordre du Mérite Postal et Télégraphique, l'Ordre du Mérite Maritime, l'Ordre du Mérite Religieux, l'Ordre du Mérite Artistique, l'Ordre du Mérite Financier, etc., etc. Sans compter que, plus tard, si cela ne suffisait pas, rien n'empêcherait de créer des Sous-Ordres pour des Sous-Mérites spéciaux.

— Qu'en pensez-vous, mon cher Allais ?

— Mon Dieu, monsieur le président, puisque vous me demandez mon avis, je vous dirai que j'ai, à ce sujet un projet tout prêt, excellent, je pense, et de nature à assouvir les plus terribles soifs d'honneur.

— Parlez, fit Félix intéressé.

— A votre place je fonderais l'Ordre du Mérite Personnel, un Ordre que chacun s'attribuerait à soi-même, selon la valeur qu'il s'accorde. La couleur des rubans, rosettes, cordons, etc., de cet Ordre, serait laissée au choix et au goût de ces auto-décorés qui pourraient ainsi l'harmoniser au teint de leur physionomie et à la nuance de leurs vêtements. Mon projet a, en outre, cela d'excellent, qu'il supprime toute reconnaissance envers le Pouvoir.

— Excellente idée, excellente idée ! J'ai bien envie d'essayer votre projet au Havre mais il n'y aurait jamais assez de ruban dans les magasins de la ville.

Et le chef du Pouvoir exécutif eut un geste de découragement.

Alphonse Allais.

 

 

 


 

 

 

L'OUED-SAHEL
Journal politique, littéraire, commercial et agricole
N° 1356 du 30 mars 1899

PETITS FREDONS

LE ZÈLE MILITAIRE

La Croix du Zèle militaire sera attribuée de droit à tout officier ou sous-officier ou assimilé déjà décorés, au titre militaire, de la Légion d'honneur.

Il m'arrive parfois de ne pas saisir du premier coup les questions militaires, je vais alors cueillir une petite interview chez mon vieil ami le brave commandant Petseck qui, en deux temps trois mouvements me renvoie, plus documenté que le Ministre de la Guerre lui-même.

— Je vois ce qui vous amène, s'écria le brave guerrier, tout joyeux, lorsqu'il me vit arriver ce matin, la mine toute déconfite à la suite d'une lecture qui m'avait laissé perplexe, c'est le robinet de l'Amiral Baudin, vous n'avez pas compris le robinet de l'Amiral Baudin.
— J'ai compris, mon commandant, j'ai compris tout seul ; ce qui m'embarrasse aujourd'hui, c'est la Croix du Zèle Militaire, je ne vois pas la nécessité puisque nous avons déjà la Légion d'honneur, la Médaille militaire, la Médaille coloniale, les médailles commémoratives de campagnes....
— N'êtes qu'une moule, mon garçon, tout ça les anciennes décorations, c'est pour récompenser des vertus à part, la nouvelle croix c'est autre chose.
— Autre chose ?
— Eh oui une balle dans la peau, la fièvre jaune au Tonkin, la dysenterie au Sénégal, vingt-cinq ans de bons ou de mauvais services, ça se paye par la Légion d'honneur, par la médaille, par le galon, mais le zèle militaire, qu'est-ce qui paye le zèle militaire ? Rien ! aujourd'hui c'est différent, la nouvelle croix remplit cette lacune.
— Cette lacune ?
— Fait'ment ! quinze ans d'astiquage de revue du colonel, de main gauche ouverte, de salut six pas en avant et six pas après, de petit doigt sur la couture du pantalon, de lit carré, de godillots cirés dessus et dessous, voilà le zèle militaire ; comprenez maintenant ?
— Je commence... cependant, puisqu'il n'est pas indispensable d'avoir fait une action d'éclat, de s'être signalé d'une façon quelconque à l'attention des chefs, sinon par l'obéissance monotone au tableau de service : Réveil à 5 heures, soupe à 10, rata à 6, appel à 9, extinction des feux à 10 ; qu'est-ce qui guidera plus particulièrement les supérieurs au moment de la distribution des croix.
— Facile, mon garçon, très facile : prenez un sous-off quelconque ou un caporal ou un simple bibi après quinze ans de service. Diable m'emporte, s'il n'est pas à Biribi, c'est qu'il a de chouettes états de service. Neuf fois sur dix il est allé aux colonies, il porte la Médaille coloniale. Ça se voit scrongneugneu, la Médaille coloniale, faut qu'il ait fait quelque chose pour la mériter, pas besoin de s'informer s'il est zélé celui qui la porte, on peut lui donner la nouvelle croix.
— Puissamment raisonné, mais pour attacher sur sa poitrine la médaille coloniale, il a bien fallu s'informer... savoir si...
— Pas besoin, nom d'un pétard, comprenez donc rien. S'il a la Médaille coloniale, c'est qu'il portait déjà une médaille commémorative du Tonkin, du Dahomey, de Madagascar. Ça se voit, scrongneugneu, ces machins-là, quand on les porte, pas besoin de donner d'autres renseignements pour obtenir la Médaille coloniale.
— Parfait, mais il suffit donc d'avoir été désigné d'office pour faire partie d'une expédition, et, sans autre mérite on vous colle une médaille commémorative.
— Dites pas de blagues ! faut aussi s'être bravement conduit, d'ailleurs, il n'est pas rare que la Médaille militaire ait précédé les autres récompenses. Me semble que quand on voit ce chiffon-là, on peut en ajouter un autre à côté.
— Soit, mais pour mériter la Médaille militaire !
— Mais scrongneugneu de scrongneugneu, v'sêtes donc complètement bouché, puisque l'individu a mérité toutes ces autres récompenses, et que je vous le prouve, me semble qu'il a bien le droit de porter la Médaille militaire.

Moustique.

 

 

 


 

 

 

France phaléristique vous propose un extrait d'un débat de la chambre des députés sur le budget de la Légion d'honneur, en 1902. Comme l'on pourra aisément le constater à la lecture des lignes suivantes, le sujet des décorations était particulièrement sensible à l'époque et donnait lieu à quelques savoureuses réparties et dénonciations des abus. Bien que ce compte rendu parlementaire ne relève pas directement de la presse, il méritait cependant d'être proposé aux lecteurs dans cette page.

JOURNAL OFFICIEL DE LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
Débats parlementaires - Chambre des députés
12 février 1902 - Page 591

CHAMBRE DES DÉPUTÉS – 2e Séance du 11 février 1902

Amiral Henri Rieunier

[...]

M. le président. — Nous passons au budget de la Légion d'honneur.
La parole est à M. Rieunier.

M. l'amiral Rieunier. — Messieurs, j'ai pris la parole au mois de décembre 1900, à l'occasion de la discussion du budget de 1901, sur les affaires concernant la Légion d'honneur. Le rapport si clair, si honnête de M. Dujardin-Beaumetz m'avait engagé à appuyer les considérations qu'il émettait sur les abus auxquels donnait lieu trop souvent l'attribution des divers grades dans la Légion d'honneur et à combattre ces nombreux abus. Je serai très bref et mes observations auront trait aussi aux propositions que j'avais résumées à la fin de ce discours.

L'honorable rapporteur M. Le Moigne a donné une énumération très complète des récompenses nationales que l'on a le droit de porter. Ce travail a été fait d'une manière très complète et il a été difficile à établir. « Les récompenses nationales, dit-il, qui donnent à leurs titulaires le droit de porter des insignes honorifiques, deviennent de jour en jour plus nombreuses, et il n'est pas facile d'en établir la liste complète. En dehors des ordres étrangers, dont un grand nombre de nos concitoyens sont gratifiés, nous nous bornerons à mentionner parmi ceux dont le port est autorisé :
– 1° La Légion d'honneur, créée en 1802 ;
– 2° La Médaille militaire, créée en 1852 ;
– 3° Les médailles commémoratives, au nombre de douze : Crimée, Baltique, Sainte-Hélène, Italie, Chine (1861), Mexique, Mentana, Tonkin, Madagascar (1886), Dahomey, Coloniale, Madagascar (1895) ;
Il y a eu depuis diverses médailles qui ont été accordées pour récompenser des explorateurs à la suite des expéditions faites en Afrique.

Je vous demande pardon de donner cet exposé ; mais il est très intéressant de l'avoir à un moment donné, si on voulait le retrouver, on ne saurait pas où le chercher ; en le donnant dans mon discours, je crois que je satisferai beaucoup de personnes.

Il y a enfin les ordres coloniaux, savoir :
– L'ordre royal du Cambodge, fondé par le roi Norodom, le 1er janvier 1865, reconnu par le Gouvernement français en 1868 ;
– L'ordre du Dragon de l'Annam, fondé en 1885 par Thuia Thiea hung van Hoang dé ché Viet, empereur d'Annam, et reconnu en 1886. Il était autrefois divisé en Annam civil et Annam militaire, différenciés par la couleur du ruban ; mais un décret du 5 décembre 1898, a supprimé cette différence ;
– L'ordre du Nichan el Anouar, fondé le 1er mars 1888 par Ahmed ben Mohamed, sultan souverain de Tadjourah et reconnu en 1888 ; comme pour le précédent, les deux rubans de l'origine ont été fondus en un seul ;
– L'ordre de l'Étoile noire du Bénin, fondé en 1892 par Toffa, roi à Porto-Novo ( Dahomey ) reconnu en 1894. Toffa est un petit roitelet nègre qui se trouve sous notre protectorat au sud du Dahomey ; on lui a fait créer un ordre aussi complet que celui de la Légion d'honneur et on donne comme récompense à des officiers généraux qui ont servi avec la plus grande distinction au Tonkin, mais qui n'ont jamais mis les pieds au Dahomey, des croix d'officier ou des grand-croix de cet ordre.

M. Allemane. — Cela ne fait de mal à personne !

M. l'amiral Rieunier. — C'est ridicule et je ne saurais trop m'élever contre une pareille pratique.

« Il y a ensuite l'ordre de l'Etoile d'Anjouan, fondé le 18 juin 1892, par Saïd Mohamed, sultan d'Anjouan, reconnu en 1892. » Vous le voyez, il y a là toute une série d'ordres ; il a été nécessaire de les soumettre à une réglementation précise pour les reconnaître et régulariser leur distribution. Cette réglementation résulte d'un décret du 10 mai 1896 ; pour remédier au nombre considérable des décorations, on a attribué au grade de chevalier la moitié du nombre de croix d'officiers accordées aux troupes coloniales. Les nominations, comme vous le voyez, peuvent être faites indistinctement dans ces différents ordres et on attribue des grades à des personnes qui n'ont même jamais visité les pays auxquels ces ordres appartiennent.

Le décret du 10 mai 1896 a réservé d'une manière toute particulière au chef de l'État, à M. le Président de la République, le droit accorder ces décorations ; je ne m'élèverai pas contre cette décision, elle ne peut que donner plus de valeur aux distinctions honorifiques. Quant à l'ordre du Nichan Iftikhar de Tunis, il n'a pas cessé d'être considéré comme un ordre étranger, probablement parce que les affaires étrangères sont à la tête de la régence et y ont un résident.

Nous arrivons enfin aux palmes académiques données par le ministère de l'instruction publique. Je ne parlerai pas de l'abus qui en a été fait tous les ans ; en ce moment même, une foule de personnes attendent la promotion de l'année 1902 à l'occasion du jour de l'an. Dans quelques jours nous allons voir les colonnes du Journal officiel inondées de décorations données à des personnes qui n'appartiennent pas à l'Université. Là encore il y a un abus à réprimer, et c'est pour m'élever contre cet abus que je suis monté à la tribune. Il faudrait une réglementation nouvelle et réserver ces récompenses au seul personnel de l'instruction publique. A l'instruction publique, il y a encore des médailles d'argent et de bronze accordées aux instituteurs.

Enfin nous avons l'ordre du Mérite agricole, qui a été créé le 7 juillet 1883 ; il n'était d'abord composé que de chevaliers ; on y a ajouté le grade d'officier et tout récemment même, celui de commandeur. Pourquoi pas aussi les grades de grand officier et de grand croix ? Cet ordre donne lieu à de singulières attributions ; on récompense des amiraux en leur conférant le Mérite agricole. On leur donne d'emblée le grade d'officier ou de commandeur de cet ordre.

M. Maurice Berteaux. — Parce qu'ils labourent la plaine humide ! ( On rit. )

M. l'amiral Rieunier. — Non ; mais un proverbe anglais dit en parlant de choses difficiles à obtenir à bord d'un navire : « Ils ont fait pousser des groseilliers dans les hunes ! » Il faut croire que ces amiraux ou autres commandants français se seront ainsi livrés à cette culture pour se voir décerner des croix du Mérite agricole.

Il y a également des distinctions qui sont décernées par le ministère de l'intérieur, à la suite de nombreux actes de dévouement. L'origine de ces décorations remonte à une époque relativement récente. Tout le monde est partisan du maintien de ces médailles, car bien des gens sont encouragés à accomplir des actes de courage par l'espoir d'obtenir ce petit ruban tricolore. Nous devons tous nous incliner devant la médaille de sauvetage et en respecter l'institution.

Nous avons aussi les médailles de la mutualité, en or, en argent et en bronze ; l'institution date de 1852 ; le ruban peut en être porté à la boutonnière depuis 1898. On ne saurait trop encourager les décorations comme celles-là ; car la mutualité au lieu d'accoutumer l'individu à attendre de l'État tous les bienfaits, encourage l'initiative privée.

Nous trouvons encore la médaille des épidémies en or, en vermeil et en argent ; la médaille du service pénitentiaire, la médaille du service vicinal, la médaille des sapeurs-pompiers.

Il existe encore les distinctions décernées par le ministère des finances, savoir ; la médaille douanière qui date du 15 juin 1894 et la médaille des contributions indirectes ; les médailles accordées par le ministère du commerce, c'est-à-dire la médaille du travail, qui comporte le port d'insignes à la boutonnière ( argent, suspendue à un ruban tricolore disposé horizontalement ). Nous avons vu que l'attribution de trois de ces médailles avait donné lieu à une interpellation ; après les avoir accordées à trois ouvriers laborieux, on les leur a retirées. Je demanderai à mon tour qu'il soit fait une enquête et qu'on retire les croix de la Légion d'honneur qui ont été décernées sans raison.

En résumé, la Légion d'honneur, la Médaille militaire, 7 médailles commémoratives d'un caractère uniquement militaire, les palmes académiques réservées au corps enseignant, les médailles de dévouement et de mutualité, au total, 12 insignes honorifiques, tous, sauf la Légion d'honneur, décernés soit pour faits de guerre, soit pour actes de dévouement, voilà le legs du passé.

Depuis trente ans, nous y avons ajouté vingt catégories nouvelles de récompenses, de distinctions honorifiques, civiles pour la plupart, et peut-être verrons-nous bientôt d'autres créations. La Chambre actuelle a été en effet saisie de propositions, pour la médaille commémorative de 1870, la médaille des blessés de guerre, la médaille du mérite ou du zèle militaire, destinée à la réserve et à l'armée territoriale, un ordre du mérite industriel et commercial, enfin la médaille d'honneur aux marins français, — c'est une proposition de notre collègue M. Suchetet ; on a mis ainsi les marins qui sont les travailleurs de la mer, au niveau des travailleurs de la terre, — une médaille commémorative de Belfort, une autre de l'expédition de Chine ; et il y en aura certainement beaucoup encore.

Que ressort-il de tout cela, sinon un désir immodéré de récompenses ? Le Gouvernement ne devrait-il pas avoir pour devoir de refréner ce désir immodéré au lieu de l'encourager ? Il faut en enrayer le développement qui est excessif ; on fait ainsi faire fausse route à l'esprit français. Ce n'est pas aux commissions de la Chambre à porter un remède à cette situation, c'est au Gouvernement de conserver surtout à la Légion d'honneur tout son prestige aux yeux des Français et de ne pas abuser des autres récompenses honorifiques pour ne pas les discréditer ; avec des commissions il y aurait certainement des surenchères et des demandes qui subiraient un contrôle inefficace. M. le rapporteur dit, ce qui est bien vrai : « Il est si doux de récompenser, surtout quand cela ne coûte rien à personne. »

Il faut savoir résister à ces demandes qui sont constamment renouvelées, entre autres pour les troupes de la réserve et de l'armée territoriale. Enfin il convient d'examiner dans quelles conditions ont été accordées, depuis l'année dernière, les récompenses de la Légion d'honneur.

Peut-on espérer que les faits énoncés dans le rapport de l'année dernière, que les scandales que j'avais signalés de mon côté, aient amené à plus de justice et d'équité les hommes qui sont à la tête du Gouvernement d'action républicaine ? Car ce n'est plus à la défensive qu'ils comptent s'astreindre. Ce n'est pas comme certaines personnalités de ce côté de la Chambre ( L'extrême gauche ), qui veulent réduire désormais notre marine à un rôle purement défensif par la suppression de tout cuirassement, singulière manière de préparer la victoire.

M. Allemane. — Voulez-vous me permettre une observation ?

M. l'amiral Rieunier. — Volontiers.

M. Allemane. — Je vous ai entendu dire que cela ne coûtait rien. Je vous demande pardon. Il y a des gens qui reçoivent une pension de 3,000 fr. parce qu'ils sont grand-croix, d'autres 2,000 fr. parce qu'ils sont commandeurs. On fait de cela une question d'honneur, de récompense, etc. Je n'ai pas besoin de vous dire ce que je pense de tous ces colifichets ; mais si, par exemple, au lieu de donner 3,000 fr.,  2,000 fr., ou moins encore aux officiers, on se contentait d'un maximum de 250 fr., somme que l'on donne aux chevaliers, nous ferions une économie de 1,083,000 francs. Cela en vaut la peine.

M. l'amiral Rieunier. — Faites-en la proposition. Vous verrez si la Chambre la votera.

M. Julien Goujon ( Seine-Inférieure). — Si l'on réduisait de moitié votre traitement de député, monsieur Allemane.

M. l'amiral Rieunier. — Ce que M. le rapporteur a dit est parfaitement exact : « Il est si doux de récompenser, surtout quand cela ne coûte rien à personne. » Que de dépenses faites-vous qui sont inutiles à côté de cette dépense-là  ! Tout ce qui a été dit à cette tribune n'a arrêté en rien les mauvaises habitudes des membres du Gouvernement. Des nominations scandaleuses, contraires aux règles, ont été faites avec la plus grande désinvolture et au mépris des titres de nombreux et dévoués serviteurs plus méritants. Des membres du Gouvernement ont été les principaux auteurs de ces abus ; alors qu'au contraire, ils auraient dû être les premiers à conserver à cette institution tout ce qui en constitue la valeur et la beauté aux yeux du pays, ils ont continué ces errements fâcheux.

Le choix des personnes entrant dans cette phalange devrait toujours rester à l'abri des critiques. Dans mon discours, il avait été sommairement défini, afin que désormais toute suspicion fût écartée. Appel était même fait à M. le garde des sceaux, présent à la séance, pour qu'il fit connaître son opinion à l'égard de ma proposition. Mes sentiments s'étaient trouvés d'accord — j'avais eu cette bonne fortune — avec ceux qu'exprimait l'honorable M. Dujardin-Beaumetz dans son rapport remarquable sur le budget de la Légion d'honneur.

Le mutisme de M. le garde des sceaux mériterait d'être expliqué aujourd'hui, car, sur l'observation que je lui en faisais, il se contenta de répondre qu'à cause du tumulte il n'avait rien entendu de mon discours ; mais qu'il faisait des réserves. Voici ses propres paroles : « J'ai été mis dans l'impossibilité absolue d'entendre ce qui a été dit à la tribune ; je fais, par conséquent, réserve des droits du Gouvernement et je ne crois que personne ne pourra faire état de ce qui a été dit, la discussion étant restée forcement unilatérale. » Mais le bruit occasionné par mon discours doit avoir cessé d'assourdir les oreilles de M. le garde des sceaux. Il serait donc intéressant de connaître ces réserves, maintenant qu'il doit posséder tous ses esprits.

M. le garde des sceaux. — Je vous écoute avec attention.

M. l'amiral Rieunier. — Est-ce parce qu'il approuve tous les abus qu'il s'est tu ? Et en attendant la discussion intéressante à laquelle ma proposition de loi ayant pour objet de donner au conseil de l'ordre de la Légion d'honneur des pouvoirs effectifs de contrôle et de censure, assurant les garanties indispensables aux admissions et aux promotions, et permettant l'exclusion et la déchéance de toute personne indigne, non seulement de l'ordre de la Légion d'honneur mais des autres distinctions honorifiques, en attendant, dis-je, cette discussion, il me sera bien permis de rechercher quelles peuvent être ces réserves, de quelle nature elles sont, et quelle en est la portée exacte aux yeux des membres du Gouvernement actuel.

Parmi les nominations les plus critiquables, depuis de longues années, se trouvent des nominations dues aux membres du gouvernement dit de défense républicaine. Tel ministre aurait aussi pesé d'une façon regrettable auprès de la grande chancellerie pour obtenir des nominations tout aussi imméritées que d'autres, arrachées de la même manière par son prédécesseur. Tout récemment encore, le fait c'est produit. Et combien de cas analogues ne s'est-il pas présenté pour d'autres départements ministériels ? Ce genre de favoritisme est comme un défi à l'opinion ; il est une grande cause de démoralisation, il doit cesser au plus vite.

Il n'est pas nécessaire non plus de remettre au jour le nom de tel industriel dont la décoration amena, il y a quelques mois, une interpellation démontrant les trop grandes complaisances de la part d'un membre du Gouvernement. Je pourrais en citer d'autres, l'un légendaire dans l'ouest de la France. L'Exposition universelle de 1900 a occasionné un débordement inouï de demandes de décorations. Aux yeux de certains commerçants ou industriels, l'importance capitale d'être ou de ne pas être décoré se comprend, avec la rivalité ardente qui existe dans l'industrie ou dans le commerce, non seulement de la part de nos nationaux, mais aussi de celle de l'étranger. Les titres des candidats sont peut-être plus difficiles à bien peser qu'en temps ordinaire ; mais l'application stricte de sentiments d'équité, de bonne foi, sans parti pris quelconque, aurait bien simplifié, s'ils l'avaient voulu, la tâche des ministres. L'impartialité devait surtout sauter aux yeux de tous les intéressés : elle eût désarmé bien des critiques, éteint des jalousies ardentes et fait cesser surtout beaucoup de compétitions.

Cependant, au moment même où je prononçais mon discours à la Chambre, le Journal officiel du 18 décembre donnait une liste de promotions faites sur la proposition du ministre qui avait été interpellé. Cette liste renfermait des noms que l'on affirmait ne pas devoir faire partie d'une Légion d'honneur quelconque. On se demandait comment, dans l'énumération des titres, pour justifier à cette haute distinction, on n'annonçait pas les qualités ou les services qui auraient permis au conseil de l'ordre de faire effacer certaines propositions douteuses. Serait-ce parce que l'on aurait craint d'enlever quelque peu de leur valeur à l'énoncé des titres à insérer au Journal officiel ?

Je pourrais citer tel cas de personnes bien connues. Aujourd'hui, à moins qu'un candidat ait un casier judiciaire chargé, le conseil de l'ordre doit décorer les personnes proposées par les ministres, s'ils insistent vivement, et ils ne se privent pas, vous le savez. Voilà les choix faits par nos ministres, quand ils sont livrés à leurs inspirations. ( Très bien ! très bien ! sur divers bancs. — Rumeurs sur d'autres. )

M. le ministre du commerce, pour accorder à bon escient une médaille bien gagnée par trois ouvriers laborieux, ayant près ou plus de quarante ans de services loyaux et dévoués, a fait recommencer trois fois la même enquête. Il a voulu leur retirer, malgré ces longs services, leur médaille quoiqu'elle leur ait déjà été délivrée. Vous le voyez, messieurs, il n'est pas possible de ne pas rechercher pour les personnes décorées de la Légion d'honneur, à l'occasion de l'Exposition de 1900, si telle ou telle personne est ou non indigne de porter la Légion d'honneur. Nous assistons à des renouvellements de virginité, d'honnêteté au Tonkin. ( Exclamations. )

Je ne vois pas d'autre moyen d'arrêter ces nominations scandaleuses, favorisées par les ministres actuels. Il faut sauver les gens d'honneur de ces contacts fâcheux au moyen d'enquêtes. ( Très bien ! très bien ! à droite. )

Il convient aussi de faire une remarque importante à l'occasion des décorations concédées par un vote du Parlement pour récompenser les exposants de l'année 1900. C'est que les responsabilités de la grande chancellerie et du conseil de l'ordre ont été écartées. Il appartenait donc aux ministres d'être plus scrupuleux dans leurs choix : c'est ce qu'ils n'ont pas fait. On ne pourrait laisser à un homme, s'il était indigne, sa décoration. Pendant qu'un sénateur, non pas seulement élevé sur les genoux de l'Eglise, mais dans son giron, puisqu'il a porté la soutane et a été tonsuré, était ministre de l'instruction publique, on a fait connaître à cette tribune, dans le cours de cette législature, les désordres qui régnaient dans ce ministère. ( Réclamations à gauche. )

M. Lauraine. — Vous interpellez les ministres quatre ans après leur démission !

M. le président. — Je vous prie de pas mettre en cause un sénateur qui n'est pas présent pour répondre, et surtout sous cette forme. ( Très bien ! très bien ! )

M. l'amiral Rieunier. — Il me semble que j'ai le droit de m'expliquer du haut de la tribune alors surtout que j'ai été autrefois pris à partie.

M. le président. — Dans tous les cas, je vous prie de vous exprimer en d'autres termes.

M. l'amiral Rieunier. — Il y a des compétiteurs nombreux pour trouver, dit-on, à se procurer...

A gauche. — Le budget !

M. l'amiral Rieunier. — Je suis dans le budget... pour trouver, dis-je, le ruban violet, dans les couloirs, à des prix modérés. Mais le Tonkin continue à être un vrai pays de pépites d'or ; car non seulement on y envoie des hommes nouvellement décorés, mais les journaux d'il y a deux ou trois jours annoncent que ces personnes sont déjà éclipsées par la faveur inexplicable accordée par le ministre des colonies à un de nos collègues démissionnaire, qui va y cacher son bonheur en grignotant d'emblée 18 à 20,000 fr. ( Exclamations à gauche. )

M. le président. — Amiral, nous ne sommes plus dans la question.

M. l'amiral Rieunier. — Je dis que quand nous voyons un ancien collègue envoyé au Tonkin avec des appointements de 18 à 20,000 fr., c'est scandaleux.

M. Prache. — C'est un double maçon, celui-là.

M. le président. — Ne faisons pas de personnalités, messieurs, je vous en prie.

M. l'amiral Rieunier. — A la marine encore, il y a à peine un mois, un autre abus a été signalé. Le ministre s'est rendu coupable de ce grand scandale, en nommant chevalier de la Légion d'honneur un officier assimilé. Cette nomination n'a été obtenue qu'au prix de démarches réitérées auprès de la grande chancellerie.

M. Jourde. — On ne peut pas parler, à la tribune et en des termes semblables, des décorations accordées à nos officiers.

M. l'amiral Rieunier. — Si, on peut le faire en présence d'abus comme ceux-là.

M. le président. — Monsieur Jourde, vous n'avez peut-être pas bien saisi la phrase ; il s'agit de la Légion d'honneur et M. Rieunier dit que c'est à la suite de démarches que certaines décorations ont été accordées.

M. Jourde. — M. Rieunier a dit que cette décoration était un scandale !

M. le président. — Ce n'est pas à ce fait que s'est appliqué le mot.

M. Julien Goujon. — Il en serait de même de certains avancements !

M l'amiral Rieunier. — Le conseil de l'ordre a refusé plusieurs fois d'accorder cette décoration et ce n'est que sur l'insistance de M. le ministre de la marine qu'il a cédé. Cet officier, bien que distingué, n'avait que dix ans de services militaires, plus deux ans d'école polytechnique. A cause du scandale, un erratum paraissait peu après au Journal officiel, et donnait trois ans de services civils à ajouter aux douze ans de services militaires. Cette somme ne complète pas les vingt années de services nécessaires pour l'entrée dans la Légion d'honneur.

Une telle nomination d'office met, vous le voyez, messieurs, cet officier dans un embarras singulier à l'égard de ses camarades plus anciens de grade et ayant plus de vingt ans de services exigés. On pourrait croire que certains ministres se complaisent à vouloir humilier ceux auxquels ils accordent des faveurs non méritées. Mais ce qu'il faut retenir surtout de cette affaire, c'est la persistance des démarches du ministre auprès du grand chancelier, qui, par deux ou trois fois, s'était refusé à accepter cette proposition qui était irrégulière et contraire aux décrets.

Que dit le ministre ? « Je l'ai décoré parce qu'il me plait ; je veux lui être agréable ! » Quelle singulière manière d'agir ! Cette omnipotence ministérielle n'est-elle pas un genre de démoralisation particulier à ce ministre ? Pour ne pas boire la honte de ce scandale, il a fait mettre un erratum à l'Officiel et croit se couvrir en ajoutant trois ans de services civils aux douze de services militaires !

Mais de même que le ministre avait un mobile caché, quand il nomma, il y a dix-huit mois, chevalier de la Légion d'honneur, la femme qui est la propriétaire du journal le Progrès de Lyon, journal qui le servait de son influence politique ; de même cette fois, on a bien vite trouvé la raison de cette décoration. C'est encore pour tirer avantage de la situation du directeur de l'école de la Martinière à Lyon qui a eu cet officier comme professeur pendant trois ans, et pour l'honorer à la fois.

M. Aynard. — Le directeur de l'école de la Martinière est un homme très méritant et très honorable, amiral.

M. l'amiral Rieunier. — Pourtant les bons candidats ne manquent pas ; et combien il semblerait agréable de récompenser les plus méritants parmi les personnes proposées ! Voyez l'exemple de l'échouage du paquebot la Russie au cap Faraman, au commencement de l'année dernière.

A gauche. — Mais c'est une interpellation adressée au ministre de la marine !

M. l'amiral Rieunier. — Le ministre de la marine s'est bien gardé de nous communiquer le rapport de cet échouage : il a même laissé sans récompense la personne qui avait joué le plus beau rôle dans cette affaire. Si vous le désirez, messieurs, voici un article de journal qui va vous le prouver. ( Lisez ! — Non ! non ! )

M. Bouthières est la personne qui s'est le plus distinguée dans l'événement auquel je fais allusion. Pourquoi ne l'a-t-on pas décoré ? C'est à cause de la pression de l'opinion publique que le ministre a décoré le patron du bateau de sauvetage ; on a donné des médailles de première classe aux marins de ce bateau qui ont contribué au sauvetage du bâtiment. Mais c'est M. Bouthières qui y a contribué pour la plus large part, par son dévouement, par les risques qu'il a courus la nuit, alors qu'il faisait un très grand froid. Il a failli plusieurs fois se noyer ; c'est grâce à son courage, à son énergie, que les canotiers exténués, démoralisés, reprirent leurs tentatives de sauvetage. Il fut l'âme du sauvetage ! Pourquoi ne l'a-t-on pas décoré ? Tout simplement parce qu'en même temps que président de la société des sauveteurs, il était le curé de Carro ! ( Mouvements divers. )

Que faut-il, messieurs, pour porter remède aux abus que je signale ? Les propositions ne manquent pas ; quant à moi, je vous demanderai d'investir le conseil de l'ordre de la Légion d'honneur de pouvoirs que la législation ne lui donne pas. En 1895, dans cette même Chambre, on a cherché à donner des garanties aux nominations dans la Légion d'honneur ; j'ai là la discussion qui eut lieu à cette époque. Dans la séance du 12 juillet 1895, la motion déposée par M. le comte de Montfort fut adoptée et elle avait été appuyée par le président du conseil de l'époque, M. Charles Dupuy.

Si l'on adopte ces mesures ou d'autres analogues, on ne verra plus se produire des actes lamentables commis par le Gouvernement, tel que le renvoi, sans avertissement aucun — ce qui est regrettable — d'un grand chancelier de la Légion d'honneur, sans aucun égard pour sa personne, pour son nom, pour ses brillants services et même pour le poste d'honneur si éminent qu'il occupait. C'est un soufflet donné à tous les membres de la Légion d'honneur qui ont profondément ressenti l'odieux de cet acte. ( Mouvements divers. )

M. le président. — Vous ne pouvez pas dire que c'est là un soufflet aux membres de la Légion d'honneur. ( Très bien ! très bien ! )

M. l'amiral Rieunier. — Je l'ai pris comme tel, et je suppose que tous les légionnaires l'ont ressenti comme moi.

M. le président. — C'est une évidente exagération. ( Très bien ! très bien ! )

M. l'amiral Rieunier. — N'est-ce pas un coup dirigé contre l'armée ? Qu'a fait le ministre de la guerre ? L'a-t-il défendue ? Il est resté inerte, tout comme certains de ses collègues restent inertes devant les graves accusations portées sur leur personne dans la presse et ici même à cette tribune. Le simple exposé de faits qui viennent de se produire, sous nos yeux pour ainsi dire, vous démontre, messieurs, l'urgente nécessité de faire cesser les causes des abus. Le moyen que j'indique semble assez efficace pour mettre les ministres à l'abri de toutes les sollicitations et imposer le respect de cette institution, en garantissant la dignité de ses membres. S'ils comprenaient la valeur sublime de cet ordre aux yeux de beaucoup de Français, ils devraient être les premiers à s'opposer à de mauvais choix.

Le conseil de l'ordre de la Légion d'honneur devrait être armé de pouvoirs effectifs de contrôle et de censure, être en un mot le juge suprême des titres des candidats. Je le demanderai quand ma proposition de loi sera discutée. ( Mouvements divers. ) Aucune nomination ou promotion, même de Français à l'étranger, ou d'étrangers, ne devrait échapper à ses investigations. Le Sénat a voté une loi ayant pour but de modifier la loi du 28 janvier 1897 sur les récompenses nationales en faveur de Français résidant à l'étranger. Cette nouvelle loi était plutôt destinée à faire accorder aux nombreux Français vivant à l'étranger un certain nombre de croix.

Plusieurs départements ministériels jouissaient déjà de cet avantage ; il convenait d'en faire bénéficier les Français soumis à l'étranger à la juridiction du département des affaires étrangères. Le Parlement a accordé deux croix d'officier et dix de chevalier prélevées sur la réserve due à l'article 2 de la loi du 28 janvier 1897. La Chambre a accordé le 4 mars 1901, avec raison, ce que le Sénat avait déjà voté. Je l'en félicite. Mais moi aussi, comme la commission des récompenses nationales je pense qu'il y aura lieu de soumettre l'attribution des récompenses honorifiques à des mesures d'ordre général. Je crois que tout le monde est de cet avis à cause des abus qui existent actuellement.

J'ajouterai qu'aucune nomination ne devrait échapper à l'examen du conseil de l'ordre de la légion d'honneur. Toutes sans exception devraient lui être soumises. Une constatation qu'il importerait de faire à l'avenir dans le budget de la Légion d'honneur, c'est la proportion entre le nombre des personnes décorées appartenant respectivement à Paris ou à la Province. D'après une proposition le rôle des ministres s'arrêterait avec la préparation des listes de propositions, même pour les croix accordées par le ministre des affaires étrangères. La responsabilité des nominations pourrait être ainsi acceptée, sans aucuns scrupules, par le chef de l'Etat, grand maître de l'Ordre, seul dispensateur, comme à l'origine de l'institution.

Le conseil de l'Ordre de la Légion d'honneur aurait donc l'importante mission de préparer les promotions aux divers grades, d'après les listes de propositions, en se conformant aux règles, décrets ou lois sur la matière. Il les soumettrait par l'intermédiaire du grand chancelier à la sanction du Président de la République. Toute proposition douteuse ou non justifiée comme validité ou moralité serait soumise à une enquête provoquée par le grand chancelier, à qui seraient dévolus tous les droits et les moyens pour la conduire à bonne fin.

Vous trouverez que ma proposition de loi est opportune : les actes du gouvernement de la défense républicaine en sont la meilleure preuve. Un frein énergique est nécessaire pour faire cesser ces scandales. ( Bruit à gauche. )

Vous le voyez, messieurs, la question a sa gravité. Il appartiendra à 1a Chambre de décider si, à l'avenir, le bon renom de l'honneur français doit rester à la discrétion de l'irresponsabilité politique de nos ministres. J'appellerai toute l'attention de la Chambre sur ma proposition de loi quand elle viendra en discussion.

A gauche. — Ce n'est pas le moment ! — Le budget !

M. Massé. — Depuis une demi-heure vous lisez des documents parlementaires qui nous ont été distribués et qui nous sont parfaitement connus !

M. le président. — L'orateur termine, messieurs.

M. l'amiral Rieunier. — Il y a lieu de défendre cette belle institution contre les agissements de personnes qui semblent avoir intérêt à faire croire que l'honneur en France n'est plus qu'un vain mot. ( Bruit à gauche. )

M. Charles Bos. — On n'a pas le droit de dire cela !

M. le président. — Evidemment, monsieur Charles Bos, mais il n'y a pas là non plus de quoi vous émouvoir à ce point. Ce sont des hypothèses qui ne peuvent atteindre personne.

M. l'amiral Rieunier. — Je renverrai aux conclusions de la discussion de la séance du 14 décembre 1900. Je pense qu'un Gouvernement s'honorerait en aidant de toutes ses forces à la solution de cette question qui est très délicate. ( Très bien ! très bien ! à droite et sur divers bancs. )

[...]

 

 

 


 

 

 

LE VÉTÉRAN
Bulletin officiel de la Société Nationale de Retraites Les Vétérans des Armées de Terre et de Mer 1870-1871
N° 16 du 16 avril 1905

DÉCORATIONS

La rédaction de la « Médaille militaire », organe des Médaillés nous prie d'insérer un article dont nous donnons les principaux passages à titre documentaires, laissant à nos lecteurs le soin de les apprécier. Nous ferons seulement observer à l'auteur qu'à la création de l'ordre de la Légion d'honneur, l'Empereur Napoléon n'a cru devoir établir aucune distinction, en accordant cette récompense entre les services militaires et les services civils.

Un député de Paris a déposé sur le bureau de la Chambre un projet de loi tendant à la suppression de toutes les décorations françaises ; pardon, la croix de la Légion d'honneur, la Médaille militaire et la Médaille d'honneur de sauvetage trouveraient grâce à ses yeux, à la condition toutefois que les deux premières soient décernées pour blessures de guerre, ou service militaire exclusivement, et la troisième pour acte de sauvetage, dûment accomplis et sérieusement contrôlés.

Certes, l'honorable député et ses collègues partisans comme lui de cette réforme, ne manqueront pas d'arguments sérieux ; ils invoqueront sans doute les nombreux abus qui ont été signalés de tous temps et, en particulier, sous la troisième République : si quelques rubans ont été décernés par erreur par suite d'informations mal prises ou d'influences diverses, etc., est-il nécessaire pour cela de supprimer tous les ordres honorifiques existants ? Je ne le crois pas !

Il est évident que les hommes d'élite, supérieurs, rendant de signalés services à l'Etat ou à la collectivité humaine, peuvent aisément se dispenser de porter les distinctions honorifiques. Pour eux, ils trouve largement suffisante la satisfaction du devoir accompli ; ils en éprouvent un bonheur intense, qui les pénètre entièrement, et la reconnaissance venant du cœur de leurs semblables leur est bien plus précieuse que tous les rubans bigarrés de la création. Malgré leur nombre, ces hommes d'élite, supérieurs se trouvent être, en France et ailleurs, l'infime minorité des humains, et le Gouvernement doit compter avec la masse des Français, avec les forces pensantes et agissantes de la nation ; les passions bonnes ou mauvaises sont telles que l'Etat a le droit et le devoir de les canaliser, en les améliorant et en les faisant servir au bien de la généralité des citoyens.

La vanité, l'orgueil, l'envie, la jalousie, les espérances sont des passions humaines qui ne disparaîtront qu'avec le monde : ces passions qui pourraient être mauvaises, le rôle des distinctions honorifiques est de les rendre bonnes et profitables à la société. Si les décorations étaient supprimées, qu'arriverait-il ? La source du dévouement, de l'abnégation, de l'émulation serait tarie, mais nous n'en sommes pas là : il n'y a aucune crainte à avoir à ce sujet. Les distinctions des ordres existants continueront à être décernées comme par le passé et de nouveaux ordres seront sans doute créés. Il n'y a aucun mal à cela, au contraire, car c'est une monnaie d'une grande valeur morale dont dispose le Gouvernement pour payer des actes, des services particuliers ou généraux, qu'aucune monnaie fiduciaire ne pourrait remplacer.

Il y a certainement des réformes à opérer : une répartition judicieuse en rehaussera la valeur. Il est indéniable qu'une récompense honorifique n'a de valeur aux yeux de celui qui la donne, comme de celui qui la reçoit, ainsi qu'aux yeux de nombreux témoins, qu'autant que cette récompense a été bien méritée par des actes connus et appréciés ou des services tangibles. Il est donc indispensable d'éviter la dépréciation morale des ordres existants.

Il est vrai que la critique est toujours facile ; l'on se plaint que les décorations soient données à profusion : c'est plutôt un bien. Cela prouve qu'il y a beaucoup d'hommes méritants ; malgré le nombre des élus, celui des candidats augmente tous les jours, ce qui est également un bien, car ils s'efforcent tous les jours de s'en rendre plus dignes, et plus la durée de leur candidature sera longue, plus l'insigne de l'ordre qui leur sera remis aura de valeur à leurs yeux, car, pour obtenir une récompense, il ne suffit pas d'être candidat, il faut avant tout l'avoir bien méritée.

Les récompenses décernées au titre militaire laissent peu de crise à la critique ; c'est pourquoi la majorité des légionnaires décorés à ce titre seraient désireux de voir faire une différence entre les légionnaires au titre militaire et les légionnaires au titre civil. Pour donner satisfaction aux militaires, il suffirait, je crois, de décréter que le ruban de la Légion d'honneur, décernée au titre civil, sera rouge et blanc, le blanc consistant en un petit filet tissé au milieu et longitudinalement. De cette manière, on reconnaîtrait aisément les légionnaires militaires, rétribués par la Chancellerie, et les légionnaires civils non rétribués. La valeur honorifique et morale de l'ordre serait aussi grande pour les uns que pour les autres ; malgré cela, je suis persuadé que les légionnaires au titre civil n'approuveront pas mon projet.

Depuis longtemps les anciens militaires vétérans de 1870 sollicitent des pouvoirs publics la création d'une médaille spéciale, commémorant la guerre fatale à laquelle ils ont tant souffert ; malgré les nombreuses et vives sympathies dont nos vieux braves sont honorés, la question a fait peu de chemin jusqu'à ce jour ; l'on ne se soucie pas en haut lieu de commémorer une défaite nationale par une distinction nouvelle, qui pourrait être interprétée différemment ; mais ce n'est pas une raison pour laisser dans l'oubli des services militaires exceptionnels et des souffrances terribles, supportées stoïquement, pendant l'année néfaste, par nos vaillants soldats, dont un grand nombre sont morts à ce jour et dont un nombre relativement faible existent encore. A défaut de médaille commémorative ne pourrait-on pas leur décerner, ou à leur famille, l'insigne de la Médaille militaire sans traitement, à la condition toutefois que, depuis 1870 à ce jour, ils aient eu une conduite très digne et irréprochable. Nous livrons la proposition ci-dessus à l'approbation de qui de droit.

C.

 

 

 


 

 

 

LE PAYS
Journal politique quotidien
Du mercredi 8 août 1906

LA RUBANITE

La rubanite est une maladie aiguë dont les ravages sont sensibles particulièrement en France, dans les mois de janvier et de juillet. Elle fit de nombreuses victimes ces dernières semaines !... Et, si l'on est fier d'être Français en regardant la Colonne on l'est d'autant plus en contemplant « celles » du Journal officiel !...
On a dit beaucoup de choses au sujet du flot toujours montant des décorations. On en dirait encore davantage que cela ne troublerait en rien la quiétude et la folle ardeur de ceux qui espèrent se distinguer un jour de la foule anonyme par la conquête d'un ruban quelconque.
Or, ce goût si vif que l'étranger nous reproche et qu'il met sur le compte de notre caractère national, jovial et léger, paraît-il, ce goût que les Allemands nous jettent à la face comme un signe de corruption politique et de déliquescence morale n'est pas la marque distinctive de notre nation. Guillaume, qui apprécie son peuple à sa juste valeur et qui n'ignore pas que le meilleur moyen de gouverner est encore de faire des variations sur la vanité humaine, a répandu sur tout son territoire, des kilomètres de rubans, des tonnes de médailles. La plupart des Allemands sont bronzés, argentés, dorés, nickelés au besoin. La proportion des décorés atteint le chiffre de 11 individus pour cent, tandis que chez nous la moyenne ne dépasse pas 4 %. Il est donc plaisant de voir nos voisins d'outre-Rhin user leurs sarcasmes sur nos promotions décoratives, si j'ose m'exprimer ainsi, alors qu'ils n'ont rien à nous envier. La poutre et la paille du fabuliste seraient à servir en l'occurrence. Ceci ayant été dit, pour mettre les choses en état, nous pouvons à notre tour envisager cette question au point de vue particulier des décorations françaises.

La Convention, dans un beau geste avait décrété l'égalité de tous les citoyens. Ce fut l'enthousiaste mouvement du nivellement national. Depuis, chacun s'est efforcé de se distinguer de son voisin, semblant ainsi reconnaître la vanité des principes généraux de la République. Les uns sont devenus barons ou princes du pape, d'autres ducs de l'empire, quelques-uns vidames de la Restauration et la plupart chevaliers d'un ordre éminemment respectable.
Depuis 1870, surtout cela a été une débauche de créations : une douzaine de croix ou de médailles ont vu le jour. Tous les ans depuis 1890 en particulier, nous avons assisté à l'éclosion de distinctions très honorifiques destinées à récompenser d'exceptionnels services, de vieilles servitudes ou des actes de civisme. Ainsi des médailles de bronze, d'argent, d'or, ont fait la joie de nos excellents cantonniers, de nos dévoués postiers, de nos fiers pompiers, des vigilants douaniers, des serviteurs fidèles, des mutualistes enragés, des citoyens que les épidémies, les actes de sauvetage ne font pas trembler. Et j'oubliais encore les fonctionnaires des eaux et forêts, employés civils de la guerre, de la marine, de l'assistance publique.
Ceci, c'est la petite monnaie du dévouement. A côté, nous voyons les médailles militaires commémoratives plus ou moins chèrement acquises et qui annoncent que le porteur du ruban est allé faire un petit voyage en Chine, au Tonkin, à Madagascar, en Tunisie, en Algérie, au Sahara, au Soudan, à la Côte occidentale d'Afrique. Il faut en jeter encore, la cour n'est pas pleine, car il reste l'ordre royal du Cambodge, le Dragon de l'Annam, le Nichan Iftikhar de Tunis, le Nichan el Anouar de Tadjourah, l'Étoile Noire de Porto-Novo et l'Étoile d'Anjouan du Sultan des Comores. Pour la bonne bouche conservons l'humble poireau, les palmes violettes, la rutilante Légion d'honneur. Et ce n'est pas tout !...
En effet, il est bruit, en ce moment d'un ordre nouveau dont le décret d'organisation et le mode d'attribution sera soumis à la signature du Président de la République. C'est l'ordre du « Mérite Civil ». Déjà l'an dernier M. Bazille, député de la Vendée, avait déposé deux propositions tendant à la création d'un ordre du mérite militaire et d'un ordre du mérite industriel et commercial. Le premier était destiné à récompenser les services des soldats et des officiers. On sait en effet que dans la pensée du fondateur de l'ordre de la Légion d'honneur, cette dernière croix devait être attribuée pour faits de guerre.
Nous avons à l'heure actuelle de valeureux et farouches guerriers qui, après quinze ou vingt années de services comme commandant de recrutement ou d'habillement sont honorés du ruban rouge. C'est abusif ; d'autant plus que cela trompe le public. On rencontre souvent des individus à l'air martial, le torse bombé, les moustaches sur le pied de guerre et dont un filet rouge souligne une boutonnière provocante. On se plaît à les regarder avec un respect craintif, car on trouve dans leurs yeux comme le reflet de leurs longues courses à travers la brousse parmi les embûches des hommes sauvages et la malignité des bêtes féroces. On s'informe, et l'on est stupéfait d'apprendre que ces hommes si redoutables sont d'excellents fabricants de moutarde ou de pacifiques fournisseurs de pains à cacheter dont usent nos administrations.
On ne peut plus se fier à personne maintenant. Hélas ! la face des hommes est si trompeuse !... Le jour où l'on aura les croix de M. Bazille, nous serons fixés. L'une sera portée par un excellent homme qui pendant trente ans aura été un patient éducateur de notre jeunesse militaire, les autres seront attribuées à de notables marchands de vin, à des fabricants de poires en caoutchouc, à des créateurs de poudre insecticide. Et ce sera justice !...
L'ordre du Mérite Civil qui semble supplanter les propositions de M. Bazille, sera établi en remplacement de quelques ordres coloniaux qui ne servent à rien sinon à récompenser des services qui ne touchent en aucune façon aux affaires de notre France d'outre-mer. Ce mérite-là, je ne ferais pas l'injure à mes lecteurs, de ne pas leur déclarer dès maintenant qu'ils le possèdent tous à un égal degré. Il suffit d'être électeur et de bien voter pour en être digne. Le député réactionnaire le fera donner à ses amis politiques, les autres attendront la meilleure fortune du concurrent pour en être gratifiés à leur tour à l'heure de la revanche.

Allons, il y a encore de beaux jours pour les boutonnières qui baillent d'envie et d'impatience. Les ordres coloniaux étaient décernés à un très petit nombre de citoyens. Le mérite civil le sera au contraire très largement et par deux fois dans l'année. Nous avions à peine 100 décorés d'Anjouan, du Nichan ou d'Obock, nous aurons demain 6.000 méritants, qui le plus civilement du monde auront droit au nouveau ruban. Tout le pays y gagnera !... Les marchands de journaux et les fabricants de boutons, les imprimeurs et les postiers. Les uns seront heureux d'autres seront navrés d'un échec momentané. Ils conserveront la douce espérance et les rêves enchanteurs !...
S'ils veulent écouter un conseil d'ami, qu'ils ne récriminent pas trop. Au régime actuel : 6.000 poireaux, 6.000 palmés et 500 légionnaires, sans compter 10.000 médaillés cela fait 22.500 par an, soit en vingt ans près de 500.000 rubans. Par la force même des choses, et en admettant — ce qui est contraire aux hypothèses les plus pessimistes — que l'on ne trouve pas de nouvelles vertus à récompenser, à quarante ans, tous les Français sains de corps — ( l'esprit ne fait rien à l'affaire ) — pourvus de leurs droits politiques — ( les droits civils ne peuvent entrer dans la balance ) — seront décorés.
Et si j'étais Président de la République, je ne resterais pas vingt-quatre heures à l'Elysée sans avoir décrété cet article unique : « A quarante ans sonnés, tout citoyen aura le droit de porter la grande plaque de l'ordre national du Mérite civil ». Je dis citoyen seulement, et non pas citoyennes, car je sais bien qu'aucune femme ne voudrait arborer un ruban qui fixerait sur son corsage un extrait de naissance mensonger, tant il est vrai que l'âge que l'on paraît — ou que l'on avoue — n'est pas toujours celui que l'on a ! C'est comme le mérite du reste, qu'il soit civil ou militaire !...

 

 

 


 

 

 

JOURNAL DES INSTITUTEURS
N° 19 du 3 février 1907 - Page 202

La médaille des instituteurs.

Le Petit Parisien réclame une médaille d'honneur pour les instituteurs qui ont accompli trente ans de service. « Nous réclamons, dit-il, au nom d'un groupe important de vieux serviteurs de l'enseignement primaire, la médaille de trentenaire pour les instituteurs. Il faut qu'en voyant passer les vieux maîtres du peuple on puisse les reconnaître et les saluer par ces paroles : Voici ceux qui, pendant trente années, ont rempli la plus belle des missions pacifiques ; voici les éducateurs de la patrie. »

Ceux qui ne sont pas récompensés. — La Lanterne donne la même note et rappelle qu'au lendemain des triomphales élections de 1906 il apparut certain, indiscutable, que le succès était dû à ceux qui, dans les écoles, avaient appris aux enfants d'hier, électeurs d'aujourd'hui, l'amour de la République.
Il semble donc que les instituteurs doivent être récompensés : il n'en est pas ainsi.
« Les distinctions honorifiques sont, aux termes de l'arrêté ministériel du 18 janvier 1893 ( article 128 ), réparties, entre le personnel, comme suit :
Une médaille d'argent pour chaque groupe de 300 titulaires et stagiaires. Il est accordé, en plus, une médaille pour toute fraction de groupe excédant 150 membres ;
Une médaille de bronze pour 120 titulaires ou stagiaires ;
Une mention honorable pour 80 titulaires ou stagiaires. »
Notre confrère prend un exemple typique : 300 instituteurs débutent à la même époque et demeurent en fonctions durant trente-cinq ans.
« Il leur sera attribué :
4 mentions honorables par an, soit, pour trente-cinq ans : 35 x 4 = 140.
2 médailles de bronze par an, soit, pour trente-cinq ans : 35 x 2 = 70.
1 médaille d'argent par an, soit, pour trente-cinq ans : 35 x 1 = 35.
Donc, il est admis que, sur 300 instituteurs, 140 seulement ont été jugés dignes, en trente-cinq ans, de la première récompense ; 70, de la deuxième ; 35, de la troisième. Et les autres ? (1).

(1) Voir Tribune Libre, numéros 10 et 18.

 

 

 


 

 

 

LA SEMAINE VÉTÉRINAIRE
N° 29 du 19 juillet 1908 - Page 346

LETTRES DE MON JARDIN

MÉLI-MÉLO

Encore les Décorations.

Fouilly-lès-Vallons, le 16 mars 1908.

Comme je l'ai annoncé en post-scriptum, dans ma dernière lettre, j'ai reçu plusieurs communications relatives aux décorations. La dernière en date émane d'un vieil ami du Havre. Mon correspondant, qui me sait quelque peu vaniteux, commence par me féliciter de mes intéressantes et spirituelles remarques sur les faits du jour — vil flatteur, va ! On voit bien que tu as quelque chose à me demander. — Puis, abordant la question qui l'intéresse, il écrit :
« Comme tu as raison de dire que ce n'est pas toujours le vrai mérite qui est récompensé ! Il y a, au Havre, un vieux vétérinaire, qui exerce sa profession depuis bientôt soixante ans, avec un dévouement sans bornes et une compétence indéniable. Il est, depuis de longues années, membre du conseil d'hygiène et vétérinaire sanitaire. Il a été président — et président souvent acclamé — de l'importante Société des vétérinaires de la Seine-Inférieure et de l'Eure, et cela seul prouve qu'il n'est pas le premier venu. Il n'a jamais fait la moindre opposition au gouvernement de la République, et il n'est rien moins que clérical. Eh bien ! cet homme si méritant, si dévoué, toujours prêt à rendre service, il n'a pas la moindre décoration, tandis que certains de ses confrères qui, naguère encore, tétaient leur nourrice, arborent fièrement à leur boutonnière, celui-ci le ruban violet, celui-là le Mérite agricole. N'est-ce pas scandaleux ?... Qu'en penses-tu ? »
Je réponds à mon ami que je n'ai point l'habitude de me scandaliser pour si peu. Ce qui ne m'empêche pas de reconnaître que M. Lefebvre — car c'est de lui qu'il s'agit et je ne vois pas pourquoi je ne le nommerais pas — a, depuis longtemps, droit à une décoration. J'ajouterai même que, d'après ce que j'ai entendu dire à plusieurs de ses confrères, la croix de la Légion d'honneur ne serait point déplacée sur sa poitrine. Mais, s'il a été... oublié, il doit surtout s'en prendre à lui-même. Modeste à l'excès, il a pensé que, s'il méritait une récompense, ce n'était point à lui à la solliciter, mais à l'administration à la lui proposer, et... personne, ni sous-préfet, ni préfet, ni député n'a songé à lui. Or, dans l'état actuel de nos mœurs, quiconque veut une faveur, doit d'abord la demander, à moins d'être un... Curie ou un Pasteur. — Entre nous, c'est probablement parce que je ne suis ni l'un ni l'autre que j'attends toujours l'Étoile d'Anjouan, qui m'est promise depuis si longtemps.
Mais revenons aux choses sérieuses, c'est-à-dire au cas de M. Lefebvre. Je crois savoir que les membres de la Société Vétérinaire, désireux d'atténuer dans la mesure de leurs moyens, une injustice, qu'ils veulent supposer involontaire, doivent dans le courant d'avril, organiser un banquet en l'honneur de leur vénéré confrère et lui offrir une œuvre d'art, comme témoignage de leur affection et de leur profonde estime. L'Ad-mi-nis-tra-tion ne pourrait-elle pas profiter de la circonstance, pour réparer son regrettable oubli ?... Qu'en pense M. Siegfried ?... Qu'en pense M. le Préfet ? Je puis les assurer qu'une démarche faite par eux, en faveur de M. Lefebvre, serait unanimement approuvée.
Un instituteur des plus méritants m'écrit à son tour : « On ne saurait trop vous approuver, M. Léonard, quand vous dites que les palmes académiques sont prodiguées à tout le monde excepté aux universitaires pour lesquels elles ont, cependant, été créées. On s'en montre surtout chiche à l'égard des instituteurs que l'on croit, sans doute, suffisamment récompensés en leur adressant, de temps en temps, de stériles compliments, du haut de la tribune du Palais Bourbon. En comptant bien, on ne trouverait pas, je crois, le nom d'un instituteur sur mille palmes. »
« Que pensez-vous d'une pétition, que nous adresserions au Parlement, pour l'engager à rendre à leur destination première les palmes académiques et à créer, comme dans d'autres pays, un ordre du Mérite civil, qui serait exclusivement réservé à ceux qui rendraient à la collectivité des services extraordinaires ? » Je pense, cher Monsieur, que votre projet mérite l'approbation générale et je ne puis que vous conseiller d'y donner suite.
Dans une autre lettre, un de nos concitoyens, primé dans un grand nombre de concours, très méritant, d'ailleurs, sous tous les rapports, mais qui est loin d'être blocard et qui a le tort — est-ce bien un tort ? A l'hypocrisie ne doit-on pas préférer la franchise ? — de le publier sur les toits, me demande s'il est absolument indispensable d'être républicain avancé, pour obtenir une décoration. Je réponds carrément non et j'ajoute que, selon moi, un gouvernement s'honorerait en décorant même ses adversaires politiques, quand ils en sont dignes, à la condition, toutefois, qu'ils déclareraient, par écrit, qu'ils sont prêts à accepter la récompense qui leur serait offerte. Car les ministres ne sauraient s'exposer à un refus dédaigneux.
Enfin, un brave garde champêtre, victime d'une dénonciation calomnieuse non signée, me demande si l'on doit faire quelque cas d'une lettre anonyme. Voici ma réponse : La lettre anonyme est l'arme des lâches. Les gens sensés n'en tiennent, par conséquent, aucun compte. Ou ils la jettent au feu ou ils s'en servent, quand le papier est suffisamment résistant, pour certain usage intime, que vous savez. Inutile d'en poursuivre l'auteur quand on croit le connaître. Il se trouvera toujours quelque savant graphologue pour démontrer que l'écriture ne saurait être attribuée à la personne poursuivie, même quand cette personne a réellement écrit la lettre. Dans le doute, le tribunal prononce l'acquittement et condamne le demandeur aux dépens. Et le public, toujours charitable, se moque de lui par-dessus le marché.

LÉONARD, jardinier.

 

 

 


 

 

 

LA CLOCHE D'ARGENT
N° 167 du 27 novembre 1909

La Médaille des Sapeurs-Pompiers

De Franc-Nohain, dans l'Écho de Paris à propos de l’économie bien mal placée faite par le Ministère qui a réduit dans de notables proportions le nombre des médailles à distribuer, l’année prochaine aux sapeurs-pompiers. Qui donc prétendait que nos parlementaires n’étaient point bons ménagers des deniers publics, et que l’on ne savait pas ce que c’était, chez nous, que de faire des économies ? Jugez plutôt, gens de peu de foi !.. La loi du 16 février 1900 a créé des médailles d’honneur pour récompenser, après trente ans de services, le zèle et le dévouement des sapeurs-pompiers. Depuis cette époque, une cinquantaine de médailles étaient ainsi distribuées, chaque année, dans chaque département, à une cinquantaine de ces modestes et fidèles serviteurs du devoir. Mais cinquante médailles, cinquante médailles d’argent par département, cela coûte cher !.. Ah ! l’on nous demande de faire des économies, — eh bien ! faisons-en !.. Et M. Briand vient d’aviser ses préfets que le chiffre des médailles à distribuer cette année, était ramené à 850 pour toute la France — au lieu des quatre à cinq mille qui étaient distribuées les années précédentes, — et que les préfets aient à faire, par conséquent, une sélection dans leurs propositions, en classant les candidats par ordre de préférence... Une sélection, qu’est-ce à dire ? Il y a quatre à cinq mille sapeurs-pompiers qui ont, ou qui n’ont pas à l’heure actuelle, leurs trente ans de services, et il ne saurait être question de préférence... Ou plutôt, l’on ne devine pas trop comment il s’établira, cet « ordre de préférence », — en particulier une année comme celle-ci, l’année qui précède les élections ! Mais il est entendu que l'intérêt électoral, ici, n’est pas en jeu, que c’est une simple question budgétaire, et que, si l'on s’arrête à prendre dans la poche des contribuables pour deux cents millions d’impôts nouveaux, du moins on pourra leur faire valoir, en échange, cette économie sérieuse : — On a économisé plus de trois milliers de médailles d'argent pour les sapeurs-pompiers ! Il faut croire, au demeurant, que cette économie était la seule qui pût être réalisée, — et vous constatez avec quel empressement et quelle rigueur le gouvernement la réalise... Et vous pouvez être tranquilles, on n’ira pas demander, sur ce chapitre, des crédits supplémentaires : il ne s’agit que de récompenser de braves gens désintéressés, ils ne sont pas intéressants !!!

 

 

 


 

 

 

LE RIRE
Journal humoristique paraissant le samedi
N° 430 du 29 avril 1911

LE RIRE DE LA SEMAINE

Le scandale des décorations est une mine inépuisable de cocasseries. Il y a, par exemple, l'histoire de cette mystérieuse Juliette qui « refilait aux copains » des diplômes d'officier d'Académie.

Quand on lui demandait de qui elle tenait ces précieux papiers, elle répondait :

— Je les prends chez mon type.

— Que fait-il, ton type ?

— Il a été ministre de l'Instruction publique.

Ce « type » en effet, n'est autre que M. Doumergue qui fut pendant plusieurs années grand maître de l'Université. Il faut ajouter que M. Doumergue se défend avec énergie d'avoir été l'ami de Juliette.

— Bien mieux, a-t-il déclaré, je n'ai jamais connu, dans le sens biblique du mot, aucune femme de ce nom. Vraiment, c'est extraordinaire. Car quel est l'homme qui n'a aimé, ne fut-ce que pendant une heure, une quelconque Juliette ? Des Juliette il y en a dans tous les mondes et de toutes les couleurs... N'avoir jamais été Roméo, quelle honte, monsieur le ministre !

Et c'est d'autant moins excusable que M. Doumergue a été le ministre de l'Instruction publique, c'est-à-dire le grand Pacha du harem de la République. Nos théâtres subventionnés ne compteraient-ils pas une seule Juliette parmi leurs tragédiennes, comédiennes, chanteuses ou danseuses ?

Je suis bien persuadé que M. Leygues ne parle plus qu'avec dédain de ce pauvre petit Doumergue qui n'a jamais été aimé par la moindre Juliette. N'importe, c'est une désillusion ! Moi qui croyais que les ministres de l'Instruction publique inscrivaient à leur tableau tous les prénoms féminins du calendrier...

* * *

Ces histoires de décorations fantaisistes sont d'ailleurs éternelles. De tout temps, d'ingénieux exploiteurs de la vanité humaine ont vendu aux poires la croix du Mérite humanitaire et civil, les palmes de l'Académie parthénopéenne de Rome ou la Couronne de fer des Batignolles. Ce petit négoce a toujours nourri son homme, — parfois, il est vrai, avec les « fayots » de la Santé.

Quand il ne s'agit que de décorations sans valeur officielle sinon sans valeur marchande, la chose n'a guère d'importance. Mais les décorations que décerne le gouvernement sont mises à leur tour dans le commerce.

Vous vous demandez comment tel journal sans lecteurs peut vivre, comment tel politicien de bas étage peut avoir son auto et sa maîtresse dans un petit théâtre chic... C'est bien simple : grâce à d'utiles relations dans le monde où l'on décore, ces intrigants fleurissent de violet, de vert et même de rouge les boutonnières de citoyens qui, en fait de titres à une décoration, n'ont que des titres de rente.

Un de mes amis — on a des amis dans tous les mondes — a dressé à mon intention ce petit tarif des décorations :

Croix de chevalier de la Légion d'honneur.. 50.000 francs

Mérite agricole.............................................   6.000   —

Officier de l'Instruction publique.................   6.000   —

Officier d'Académie.....................................   4.000   —

Nichan-Iftikhar.............................................   2.000   —

Ordres coloniaux..........................................   1.000   —

Naturellement, ces prix comportent des rabais ou des augmentations selon la tête des clients.

Les décorations étrangères ne sont pas à l'abri de ces étranges combinaisons. Car les marchands de croix sont au mieux avec les diplomates, — lesquels ont, en général, des maîtresses fort coûteuses. Que voulez-vous, il faut bien vivre... à grandes guides ! Tel qui ne vendrait pas la croix de son père bazarde très bien la croix de son souverain...

Les femmes rendent d'ailleurs de grands services dans ces intrigues bien parisiennes. Elles ont des arguments irrésistibles et si elles ne soldent pas en espèces la décoration de leur mari ou de leur amant, elles la payent en nature. Plus d'un décoré doit son ruban rouge à une suprême et décisive demande de sa femme.

— Le suis-je ? demande-t-il avec anxiété quand elle revient du ministère...

— Oui, mon chéri, tu l'es !...

Et comment !

Que de tripotages autour de ces bouts de rubans qui font loucher tant de Français ! Il avait raison, Aurélien Scholl, le jour où, lisant dans les journaux qu'un vilain monsieur venait d'être décoré, il s'exclama :

— Encore un nouveau chevalier de la « Lésion » d'honneur !...

 

 

 


 

 

 

LES ANNALES
politiques et littéraires

Revue universelle paraissant le dimanche
N° 1455 du 14 mai 1911

PHILOSOPHIE DES DÉCORATIONS

Le récent scandale des décorations se dénoue en police correctionnelle. Les personnages qui s'y trouvent compromis ont subi le châtiment de leurs petites manœuvres. Les juges n'ont pas été trop sévères. Visiblement, la comédie qui se déroulait devant eux les amusait. Car c'est une véritable comédie, où les plus ardentes passions, la cupidité et surtout la vanité, interviennent.

Il y a des dupeurs et des dupés. Ni les uns ni les autres ne méritent l'intérêt ou la sympathie. Si les premiers sont des fripons, les seconds sont des sots. Ce qu'on peut tirer d'un brave homme, en faisant miroiter à ses yeux l'espérance d'un bout de ruban, est proprement inimaginable. Quand une fois cette idée lui est entrée dans la cervelle, elle devient le but de sa vie. Il en perd, comme disent les bonnes gens, le boire et le manger. Il offre une proie facile aux aigrefins habiles à flatter sa turlutaine. Une innombrable légion de Nérine et de Scapin roulent ces Jourdain et ces Pourceaugnac. Tours de pendards, ruses scélérates que Molière n'avait point prévues ! La race des fourbes n'est pas éteinte !...

Est-ce donc une si vive joie que de posséder le poireau du Mérite agricole et la violette des palmes ? On en arrive à se demander s'il ne vaudrait pas mieux qu'une loi abolît, d'un seul coup, toutes ces distinctions prétendues honorifiques. Une fois supprimées, on les regretterait peut-être pendant une semaine, aux environs du 1er janvier et du 14 juillet ; et puis, on n'y penserait plus ; on serait tranquille.

A quoi servent les décorations ? Servent-elles à quelque chose ? Problème intéressant que je ne me sens guère en état de résoudre avec mes seules lumières. Henri Lavedan va venir à mon secours. Je lis, dans son nouveau volume de Bon An, Mal An, une étincelante dissertation sur cette matière. Vous savez que Lavedan a autant de bon sens qu'il a d'esprit. Et il a un esprit de tous les diables. C'est un dialecticien consommé. Il vous tourne, il vous retourne une question, il l'examine sous toutes les faces, et ne la lâche qu'après qu'il l'a vidée ! Suivons un peu son raisonnement. Pesons le pour et le contre.

La décoration ne prouve rien, ne signifie rien ; elle attire l'attention et crée la vraisemblance de la supériorité. Elle dit : « Regardez- moi ; j'ai obtenu une mention ; je suis primé. » La croix n'est donc qu'une étiquette, — l'étiquette sur le flacon ; quant à garantir infailliblement ce qu'il y a dedans, c'est une autre affaire. Il se peut qu'elle soit le prix de la complaisance, de la vénalité ou de l'intrigue. Cela s'est vu. Donc, la croix est un trompe-l'œil. Donc, détruisons-la... Mais attendez... La croix peut être aussi une source d'émulation, un stimulant, un aiguillon salutaire.

« Combien d'individus, fait malicieusement observer Lavedan, ne se sont élevés à la hauteur des grades qu'ils semblaient avoir conquis qu'après les avoir obtenus ! »

Leur capacité ne s'est révélée qu'ultérieurement, à la suite de la récompense anticipée. Ils n'ont payé qu'en sortant. Du moins, ont-ils payé, ce qui est encore bien joli. Il y a même une loyauté touchante à donner des gages lorsqu'on ne vous en demande plus. Souvent, la décoration suscite ces surprises heureuses :

« Puisque je suis censément signalé à l'attention publique pour mon talent, se dit l'écrivain scrupuleux, il serait peut-être temps de montrer que j'en ai. »

Conclusion : la croix est chose excellente. Conservons-la...

D'autres considérations militent encore en sa faveur. Songez aux braves, aux soldats, aux marins, aux héros modestes qui épinglent sur le revers gauche de leur habit — côté du cœur — la médaille qui atteste qu'à une certaine heure, ils se sont bien conduits. Ne serait-il pas cruel et maladroit de les priver de ces insignes ? Ce sont des attestations perpétuelles, des brevets et des parchemins visibles. On risquerait, en y touchant, d'arrêter l'essor des nobles mouvements, des élans généreux. Ils constituent, somme toute, pour ceux qui les arborent, une réclame saine et du meilleur aloi...

« Lorsque je vois, ajoute Lavedan ( je ne me lasse pas de le citer ), un inconnu à la boutonnière duquel se noue le ruban d'une médaille de sauvetage, aussitôt je réfléchis que c'est là un citoyen courageux, qui a fait preuve d'une valeur exceptionnelle ; je me représente, par l'imagination, les variétés possibles de ses exploits ; je me demande si, en pareil cas, j'eusse été capable de l'imiter ; enfin, soit que de semblables pensées m'exaltent ou me rendent honteux de ma faiblesse, il se lève et se remue en moi un ensemble de notions élevées dont l'effet ne peut être que réconfortant. »

Excellemment raisonné... Lavedan, qui doit, assure-t-on, « louer la vertu » à la fin de cette année ( c'est son tour ), insistera sur ces vérités essentielles. Et il ne manquera pas de faire remarquer qu'il en est du mérite comme du démérite et que chacun incline à persévérer dans la voie qu'il a choisie.

Quelque belle action précède, d'ordinaire, les grandes actions. Il n'est pas un sauveteur qui, après son premier noyé et sa première médaille, ne rêve immédiatement de retirer des flots une nouvelle victime et de gagner une seconde décoration...

Allons, décidément, la cause est jugée. Ces « hochets » ne sont pas si méprisables. D'ailleurs, on essaierait vainement de les anéantir. Ils dureront plus que nous.

LE BONHOMME CHRYSALE.

 

 

 


 

 

 

LA CALOTTE
N° 248 du 9 juin 1911

CHEZ LES CHARLATANS

Le scandale des décorations. — A ce propos, les journaux cléricaux et réactionnaires n'ont point manqué d'insinuer que poireaux, palmes, Nichan et autres rubans étaient largement distribués aux républicains et frères trois points, à l'exclusion des gens de leur parti.

Or, je suis d'un avis tout opposé et prétends au contraire que ce sont précisément les cléricaux, les réactionnaires qu'on décore, et ce au grand détriment de républicains éprouvés qui attendent leur tour.

J'ai connu personnellement à l'époque des troubles antisémites d'Algérie deux journalistes ou plutôt deux folliculaires qui, après avoir bien bavé sur la République, son président, les ministres, etc., n'en reçurent pas moins — à la stupéfaction des républicains — le ruban violet !

J'ai encore personnellement connu, alors qu'il était courtier d'assurances, un ancien secrétaire d'un candidat nationaliste blackboulé qui, un beau jour, reçut les palmes, puis quelque temps après la rosette d'officier du Nichan !

Son ancien patron et protecteur se faisait, paraît-il, fort de faire fleurir les boutonnières de ses amis, même des amis de ses amis ; c'est ainsi qu'un vague représentant de commerce, ami de l'ex-secrétaire, reçut également les palmes. Quant à l'ex-secrétaire, qui avait conservé ses bonnes relations avec les Assomptionnistes, ses éducateurs, il fut, par la suite, nommé sous-préfet ! Est-ce suffisamment typique ?

Du reste voici, pour finir, ce que me confiait un vieux journaliste ; « Mon cher, si vous voulez les palmes ou un autre bout de ruban, croyez-en mon expérience... Faites-vous recommander par un homme de la droite ! »

Nix.

 

 

 


 

 

 

LA CHARENTE
ORGANE RÉPUBLICAIN QUOTIDIEN
du vendredi 18 août 1911

Décorés !

Le Français a la passion des décorations. Il se plaît à orner sa boutonnière d'un ruban ou d'une rosette unicolore et au besoin multicolore. A défaut de distinction publique, officielle, il se contente d'une distinction « privée », et c'est précisément sur cette manie pas toujours innocente que spéculaient les héros de scandales récents. Mais, en dehors de ces trafiquants on n'imagine pas le nombre de sociétés privées, fort honnêtement administrées d'ailleurs et dont l'objet est des plus louables, qui, depuis quelques années, se sont ingéniées à décerner des médailles, avec port de ruban, à leurs membres, lesquels se montrent de plus en plus enclins à s'en parer sans hésitation. La commission du budget s'était émue. Elle avait pensé à surcharger encore la loi de finances de 1911 en y insérant un article destiné à réglementer le port des décorations ; elle y renonça pour ne pas éterniser une discussion qui aurait dû être achevée depuis plus de six mois. Mais la question sera reprise à la rentrée, car il est des abus auxquels il faut mettre fin.
M. Louis Marin a en effet saisi la Chambre, dans une de ses dernières séances d'une proposition qui a pour objet d'interdire aux sociétés privées de créer et de délivrer des croix ou des médailles pouvant être suspendues à des rubans ou des rosettes, et de punir d'amende ceux qui les auraient publiquement portées. On pourrait s'étonner, dit le « Temps », du succès de ces décorations privées quand on songe à la profusion des décorations officielles dont le port est légal en France. Voici d'abord les décorations nationales : Le nombre des membres de la « Légion d'honneur », de tous grades, était de 47,767 au 1er janvier dernier. A la même date on comptait 58,665 « médaillés militaires ». Les titulaires de « médailles commémoratives », destinées à conserver le souvenir des campagnes de guerre et à « honorer les militaires qui ont combattu sous les drapeaux de la France », sont au nombre de 250,000 pour les seules campagnes du Dahomey, de Madagascar, du Tonkin, de Chine, du Maroc. Il faudrait y ajouter les bénéficiaires de certaines médailles commémoratives très anciennes : de Crimée, de la Baltique, d'Italie, du Mexique, etc... dont le nombre n'est pas connu. La catégorie des médailles commémoratives vient de s'augmenter depuis ces tout derniers jours de cette médaille de 1870-1871, dont la création, qui n'apparaît pas à tout le monde des plus heureuses, prouve ce que peuvent, sur une assemblée politique, la ténacité, l'obstination de quelques-uns de ses membres.
La « médaille coloniale », créée en 1893 pour commémorer les opérations militaires effectuées dans les colonies françaises et les pays de protectorat, et dont l'agrafe porte une mention spéciale suivant la région où eurent lieu les opérations, a fait l'objet de près de trois cents lois, décrets ou décisions d'attribution. Ses bénéficiaires sont plus de 200,000. Voici maintenant les « ordres coloniaux ». Cinq sont reconnus officiellement : le Dragon d'Annam, le Cambodge, l'Étoile noire de Porto-Novo, le Nichan du sultanat de Tadjourah, l'Étoile d'Anjouan. Il a été fait dans ces ordres coloniaux, depuis 1896, 19,850 nominations à titre français. Le « Mérite agricole » voit des promotions chaque année plus nombreuses. La moyenne annuelle, depuis cinq ans, est de 3,750 nominations. On sait avec quelle générosité sont prodiguées les « décorations universitaires ». De 1897 à 1907, les promotions annuelles sont passées de 4,000 à 13,000. De 1900 à 1910 il a été distribué 113,976 distinctions universitaires.
Voici maintenant les « médailles, d'honneur ». Les unes sont décernées aux ouvriers de l'industrie et aux employés du commerce comptant plus de trente années de services consécutifs dans le même établissement. Les autres sont attribuées aux fonctionnaires, employés et ouvriers de l'État : elles sont innombrables : médailles de la police, médailles pénitentiaires, médailles des cantonniers, des octrois, des douanes, des contributions directes, des postes et télégraphes, des instituteurs, des forestiers, des sapeurs-pompiers, etc... Il y faut joindre les médailles pour actes de courage et de dévouement, les médailles de sauvetage, des épidémies, de la mutualité, de l'assistance publique, de la bienfaisance, du travail, de l'agriculture, etc. Enfin le port de nombreuses « décorations étrangères » est autorisé.
On voit combien est considérable le nombre des distinctions honorifiques dont les Français peuvent se parer légalement. Il est pourtant insignifiant, comparé à celui des « décorations privées ». Les sociétés, sans caractère officiel, qui ont imaginé de s'attacher leurs adhérents par des rubans variés sont fort nombreuses ; elles se sont multipliées depuis trois ou quatre ans surtout. M. Marin a relevé la liste de celles qui se sont mises en instance avant 1910 près de la grande chancellerie pour que leurs membres soient autorisés à porter leurs insignes en public, — autorisation qui leur a d'ailleurs toujours été refusée.
Voici cette liste : Société nationale d'encouragement au bien ( médaille suspendue à un ruban vert et liserés noirs ) ; Société du Mérite national ( médailles d'honneur et croix dite de l'ordre du Mérite comportant les grades de commandeur, d'officier et de chevalier, ruban violet avec lisérés rouges ) ; Société nationale de sauvetage ( médaille suspendue à un ruban rouge et vert par bandes verticales ) ; Société nationale d'encouragement au mérite ( médaille d'argent suspendue à un ruban ) ; Ligue de l'intérêt public ( médaille dite du Bien public ) ; Société internationale de secours aux blessés ( croix de bronze suspendue à un ruban blanc à croix rouge dite médaille des ambulances ) ; Ligue nationale humanitaire ( ruban noir bordé de violet ) ; L'Union universitaire ( croix d'émail blanc suspendue à un ruban orange ) ; Société de l'Alliance française ; Société des Conférences populaires ; Institut protecteur de l'enfance ; Société de retraite des Compagnons du devoir ; Ligue de revendication des anciens soldats de 7 et 14 ans de service, dite « les Oubliés » ( médaille suspendue à un ruban jaune à bords rouges ) ; Société des Vétérans des armées de terre et de mer ; Médaille commémorative du siège de Belfort ( suspendue à un ruban vert rayé de noir et bordé d'un liséré aux couleurs nationales ) ; Médaille des Volontaires francs-tireurs de Paris ( 1870-1871 ), suspendue à un ruban rouge coupé dans sa longueur par un filet bleu ; Médaille commémorative des francs-tireurs de Châteaudun ( même ruban ) ; Médaille de l'armée du Rhin ( même ruban ) ; Médaille de l'armée des Vosges, instituée par Garibaldi en faveur de sa brigade ; Institut philotechnique protecteur des ouvriers sans travail et des orphelins, fondé en 1871 à Carcassonne ( croix de bronze suspendue à un ruban tricolore bordé d'un liséré vert ) ; Institut oculaire de France à Cayeux ( insignes rappelant les palmes d'officier d'académies ) ; Société industrielle d'Encouragement à l'industrie ( médaille suspendue à un ruban rouge écarlate à bord jaune clair ) ; Société de secours mutuels de Givors ( médaille à l'effigie de la République suspendue à un ruban vert avec les armes de Givors ) ; Croix de mérite décernée comme récompense à l'exposition de Marseille en 1903 ; Société des chevaliers sauveteurs de France, à Toulouse ( même ruban que la Société d'encouragement au bien, dont elle serait une filiale ) ; Société des hospitaliers sauveteurs bretons ; Société humanitaire universelle des chevaliers sauveteurs des Alpes-Maritimes ( médaille suspendue à un ruban bleu et blanc par bandes verticales avec liséré rouge dans les deux bandes blanches ) ; Union française d'ambulance et de sauvetage de Normandie, à Rouen ; Société des sauveteurs du Havre ; Société des sauveteurs nantais ( croix suspendue à un ruban formé de trois bandes verticales, dont deux vertes et une rouge, cette dernière au milieu et bordée d'un liséré jaune ) ; Société des sauveteurs de la Haute-Vienne, à Limoges.
Cette liste ne contient qu'une minime partie des sociétés privées distribuant des médailles et des rubans en France. Celles que nous venons de citer, dont les membres ont demandé à la grande chancellerie l'autorisation de port public, de leur ruban, sont précisément celles dont on peut dire qu'elles poursuivent en général des buts excellents. Il n'en est pas absolument de même d'autres sociétés à « décorations privées ». Pour ne citer qu'un exemple, en dehors de celui, tout récent, de l'affaire Valensi, rappelons d'un mot l'histoire de Louis Doucet, dit de Clermont, marquis de Lorme, qui avait fondé l'ordre à cinq grades des chevaliers des Saints Sébastien et Guillaume, dont les statuts étaient déposés à la préfecture de police et qui conféraient aux titulaires des brevets le droit à l'uniforme, à l'épée et à la croix. C'est pour empêcher les dangereux agissements de certains exploiteurs de la vanité humaine, qu'il est nécessaire de réglementer définitivement et sérieusement la question du port des décorations.

 

 

 


 

 

 

L'ŒUVRE
N° 1520 du 29 novembre 1919

LES PROFITEURS DE LA GLOIRE

LE SCANDALE DES CROIX DE GUERRE

Allez voir le sculpteur Bartholomé, nous avait-on dit. Il aura beaucoup de choses à raconter, et sur le choix au fameux modèle allemand, et sur les spéculations de cette fourniture des croix de guerre.
Il sortait de chez lui, dans une rue silencieuse de Passy, pour aller au ministère de la guerre. Au premier mot sur l'objet de notre visite, il sourit avec une espèce d'indulgence dédaigneuse et pleine de mystère : « A quoi bon parler de cela ? Il ne faut pas, il ne faut pas... »
Il ressemble à demi à l'un de ces vieillards de Maeterlinck qui savent toutes les choses humaines, mais ne les disent point aux hommes parce qu'ils en seraient troublés, à demi à un saint Pierre malicieux, qui ne veut pas donner ses clefs pour jouer un tour à ceux qui sont derrière la porte. Vieillard de légende par la douceur de ses yeux usés et la sagesse supérieure de ses propos. Saint Pierre de fabliau par la rose enluminure de son visage au-dessus de sa barbe blanche et par le rire narquois qui hausse ses sourcils et plissotte ses tempes. Notre entretien a lieu dans la rue, puis en tramway.
— Je sais tout de cette affaire, c'est vrai. J'ai chez moi un dossier haut comme ça. Mais je ne dirai rien. Cela ferait de la peine à ceux qui ont gagné la croix de guerre.
— Ils savent tous, maintenant, que leur croix est une croix allemande.
— Pas tout à fait. La croix allemande était d'une exécution plus soignée...
— Comment se fait-il que la commission que vous présidiez l'ait choisie ?
— Vous ne savez rien. Le modèle n'a pas été choisi par nous. La commande était déjà donnée à la maison Arthus-Bertrand sans qu'aucun appel ait été fait aux artistes français. Alors, pour faire une protestation platonique, simplement pour montrer qu'il y avait tout de même en France des artistes à qui l'on eût pu s'adresser, nous avons fait un concours, un concours sans portée pratique, purement idéal, puisqu'il y avait déjà plusieurs milliers de croix de guerre en circulation et qu'il était trop tard pour changer.
— Mais qui donc avait donné la commande ? Qui donc avait choisi le modèle ?
— Les bureaux... Je ne sais pas...
— Est-ce que la Monnaie n'avait pas revendiqué le monopole ?
— Je ne dirai rien. je ne dirai rien. Et M. Jacquin, qui était alors directeur de la Monnaie, ne vous dira rien non plus, car il a eu beaucoup d'ennuis avec cette histoire. Croyez-moi, laissez tomber cela. Il y aurait encore un scandale, et nous en avons déjà trop. A quoi bon ? Par amour pour la justice ? La justice n'existe pas. »
Les vieillards émettent volontiers de ces aphorismes nihilistes et cyniques. Aussi ce n'est point sur eux que nous comptons pour réparer hier et préparer demain. Faire le silence sur ce qui s'est passé pour la croix de guerre serait encourager ce qui se prépare identiquement pour la médaille commémorative de la grande guerre.

S. R.

 

 

 


 

 

 

L'HUMANITÉ
Organe central du Parti communiste ( S.F.I.C. )
N° 10802 du 10 juillet 1928

Le Français en l'an 2000

Vingt-trois députés ont déposé sur le bureau de la Chambre, ès mains techniciennes de M. Fernand Bouisson, une proposition de loi tendant à la création d'une nouvelle décoration, la décoration de l'Ordre du Mérite social.

La hâte avec laquelle la Chambre rasée par les projets Loucheur, s'est séparée en baillant, n'a pas permis, malheureusement, de voter le projet des vingt-trois députés soutiens du commerce du ruban. Mais ce n'est que partie remise. Nous aurons la médaille du Mérite social, comme nous avons ( façon de parler en ce qui me concerne ), la médaille du Mérite agricole, la Médaille militaire et diverses croix ou plaques jouissant depuis longtemps d'une indiscutable renommée.

Et ce ne sera pas tout. La démocratie étant toujours en marche, il sera procédé par étapes à la création de l'Ordre du Mérite commercial, de l'Ordre du Mérite naval, de l'Ordre du Mérite judiciaire, de l'Ordre du Mérite postal, de l'Ordre du Mérite financier, de l'Ordre du Mérite médical ( ministère de l'hygiène ), etc., etc.

Lorsque tout sera terminé, la toilette d'un Français moyen deviendra quelque chose de bien compliqué. Les boutonnières vont être à une rude épreuve. Il est vrai que lorsque chaque Français sera le titulaire normal d'une douzaine de décorations, il ne les épinglera plus à sa boutonnière, mais sur un coussin qu'il fera porter devant lui dans ses déplacements par un domestique de confiance.

Jules Rivet.

 

 

 


 

 

 

LE MUTILÉ DE L'ALGÉRIE
Journal des Mutilés, Réformés, Blessés, Veuves de guerre et Anciens combattants de l'Afrique du Nord
N° 704 du 8 mars 1931

LE SCANDALE DES DÉCORATIONS

Dans ce journal qui lutte depuis quinze ans pour la cause des anciens combattants, mutilés, etc., et où préside une grande indépendance, nous nous permettons de protester énergiquement contre la distribution scandaleuse des décorations à titre civil dont sont gratifiés un tas de gens qui sont pour la plupart des serviteurs zélés de ministres d'un jour ou des démarcheurs trop habiles de banquiers véreux, qui n'ont sûrement pas exposé leur peau durant la grande hécatombe, alors que des quantités de braves poilus à la conduite exemplaire ont permis à tout un tas de rastaquouères de vivre à l'arrière, à l'abri des balles.

Poilus, mes frères de souffrances, si vous le voulez, nous pourrions faire cesser ce scandale en exigeant d'abord la radiation de l'ordre de la Légion d'honneur de tous ceux qui seront reconnus comme ayant trafiqué soit de leur mandat, s'ils détiennent une fonction publique, soit par manœuvres frauduleuses s'ils ont un poste quelconque d'administrateur ou directeur de sociétés, journaux ou firmes commerciales.

La Légion d'honneur, comme son nom l'indique, ne doit pas être réservée qu'à une sélection, et j'entends par ce mot, au courage et à l'exemple donnés par les militaires ; quant aux civils, ceux-là seuls qui, par leurs travaux, leurs découvertes dans les recherches scientifiques, la médecine, la chirurgie, rendent des services signalés à l'humanité.

En vertu de quel droit certains personnages que nous ne nommons pas, mais que beaucoup d'entre nous connaissent, sont-ils faits soit officiers, voire commandeurs, dans l'espace de pas même dix ans, alors que des officiers de troupe à la conduite exemplaire durant la guerre et qui comptent de 15, 14 et 13 annuités ne sont pas maintenus ou inscrits au tableau.

Il y a là un scandale qu'il faut faire cesser, et pour qu'il cesse, c'est par l'union étroite de tous ceux qui ont réellement souffert de 1914 à 1918 à l'avant, que doit venir le geste purificateur.

C. Daussorme,
Chevalier de la Légion d'honneur,
ancien commandant de C. M. P., secteur de Verdun.

 

 

 


 

 

 

PARIS-SOIR
N° 143 du 11 novembre 1940

LA CROIX DE GUERRE
doit être réservée à ceux qui l'ont vraiment méritée

Le gouvernement, annonce-t-on, a décidé, à la demande de la Légion française des combattants, de procéder à l'examen des conditions qui ont parfois présidé à la distribution des croix de guerre, au cours de la campagne 1939-1940, et d'envisager la revision de certaines attributions.
Ce n'est plus un secret, en effet, que certains chefs d'unités qui, aux heures tragiques de juin dernier, avaient été les premiers à semer la panique dans les rangs des troupes, et à leur fournir le spectacle de leur fuite, ont essayé de se mettre à l'abri dès que l'armistice fut signé.
Pour ce faire, profitant de la confusion générale, ils ont évoqué des faits d'armes imaginaires, et ils ont prétexté d'exploits en tous points inventés, non seulement pour se congratuler mutuellement, mais pour se décerner réciproquement des citations, et pour arborer ainsi la croix de guerre sur leur poitrine, alors que logiquement...
Pour mieux faire « passer » les brevets de gloire qu'ils s'octroyaient ils ont eu recours à des citations collectives, attribuant à tous les militaires d'une formation, indistinctivement, une décoration dont la caractéristique doit être justement de concrétiser un acte de bravoure individuel et non collectif.
Le maréchal Pétain, aujourd'hui chef de l'État français, l'avait si bien compris qu'il institua lors de la Grande Guerre, alors qu'il était généralissime, pour récompenser en bloc les unités combattantes, les fourragères aux couleurs de la croix de guerre, de la Médaille militaire et de la Légion d'honneur, selon le nombre des citations obtenues par les corps qui s'étaient distingués sur le champ de bataille.
Aujourd'hui, certains chefs ont trouvé plus simple et plus avantageux de distribuer en série citations et croix de guerre. Ils ont discrédité ainsi un insigne qui aurait dû être réservé à ceux-là seuls qui ont fait preuve de bravoure et d'esprit de sacrifice.
Bien entendu, il ne peut s'agir que d'exceptions. Nous ne mettons pas en doute que, dans leur immense majorité, les soldats qui portent le ruban rouge et vert l'ont amplement mérité en témoignant d'un héroïsme auquel les adversaires ont d'ailleurs tenu à rendre hommage. Il n'en reste pas moins que le gouvernement a raison — à présent qu'avec le recul du temps on peut mieux reconstituer les événements dans leur véritable déroulement — de vouloir examiner lui-même les attributions de croix qui ont été faites et de procéder éventuellement à des revisions.
Il y a des décorations extorquées qui, si elles devaient subsister, constitueraient une véritable insulte à l'égard des authentiques braves comme à l'égard des prisonniers si nombreux qui, pour avoir voulu se battre jusqu'à la dernière cartouche, ont été capturés et ne peuvent figurer de ce fait sur les listes dressées dans les dépôts de l'arrière... Ce serait un affront et un défi à la mémoire des héros qui, comme le général Weygand le leur avait demandé, se sont enracinés au sol de France et ont préféré se faire tuer plutôt que de reculer.

Ce que nous dit le directeur général de la Légion des combattants

Nous avons d'ailleurs pu joindre à ce sujet M. Pierre Héricourt, directeur général de la Légion française des combattants, qui nous a déclaré :
— Il est exact que nous ayons demandé à M. le ministre de la Guerre la revision des croix de guerre. Tout le monde sait et sait trop qu'après l'armistice des croix de guerre ont été décernées sans discernement, au petit bonheur, pour ne pas dire davantage. Il ne faut pas que ceux qui se sont bien battus soient mélangés avec les fuyards.
» Pendant les premiers mois de la guerre, des actes d'héroïsme ont été sanctionnés par de modestes citations qui doivent garder toute leur valeur.
» Pendant la retraite aussi, il y a eu des braves qui se sont admirablement battus. Mais combien d'autres sont allés chercher à Carpentras ou à Castelnaudary un bout de ruban « à la sauvette » !
» Nous demandons la revision à partir du 10 mai 1940.
» Déjà, le général Weygand nous l'avait promise.
» Une commission a été nommée pour en étudier les moyens. Le général Huntziger s'en occupe.
» Ce ne sera pas facile immédiatement, car beaucoup d'archives sont détruites, beaucoup d'officiers ou de chefs de corps prisonniers.
» Mais, sans aucun doute, la revision se fera et avec elle la revalorisation des véritables actions d'éclat. »

Georges Dessoudeix.

 

 

 


 

 

 

PARIS-SOIR
N° 151 du 19 novembre 1940

VICHY L'A DÉCIDÉ...

LA NOUVELLE CROIX DE GUERRE
va être revalorisée

Et sans doute la Légion d'honneur aussi

Une fois de plus, « Paris-soir », qui aura été le premier à signaler le scandale des croix de guerre abusivement octroyées, aura été aussitôt entendu, aussitôt compris.
Le conseil des ministres, réuni samedi à Vichy, a, en effet, été saisi par le général Huntziger, ministre de la Guerre, de la procédure qu'il entendait appliquer pour « assurer la revision des citations faites pendant la guerre 1939-1940 ».
Ainsi, l'opinion publique est assurée, dès à présent, qu'un examen impartial et équitable va être effectué rétrospectivement sur les conditions dans lesquelles des croix de guerre ont pu être décernées à des militaires, officiers, gradés ou non, dont, par exemple, le seul titre de gloire fut d'avoir fui ou de s'être mis à l'abri le plus vite qu'ils le purent ou de n'avoir jamais quitté l'arrière.

Et la Légion d'honneur ?

Par ailleurs, fait sans précédent, croyons-nous, dans les annales de la Légion d'honneur, le gouvernement de Vichy vient, par décret, de changer du tout au tout la composition de conseil de l'Ordre de la Légion d'honneur. Celui-ci est constitué désormais de la façon suivante :
Grand chancelier : le général d'armée Brécard, grand-croix de la Légion d'honneur, chef de la maison militaire du chef de l'État français, en remplacement du général Nollet.
Membres : M. Paul Boulloche, premier président honoraire la Cour de cassation.
M. Jean Romieu, président de section honoraire au conseil d'État.
M. de la Boulaye, ambassadeur de France ; le général Boichut ; l'amiral Docteur ; le gouverneur général Olivier ; M. André Chaumeix de l'Académie française ; l'amiral Drujon ; le général Watteau ; le colonel Josse.
Seuls, MM. Romieu, le gouverneur Olivier et le général Watteau faisaient partie du conseil de l'Ordre en exercice jusqu'à la promulgation du nouveau décret.
Si le gouvernement change ainsi les hommes, n'est-ce pas parce qu'il entend également changer ses méthodes ? Cette transformation presque totale de la composition du conseil de l'Ordre ne peut-elle être interprétée comme un prologue à une revision qui serait envisagée à propos des attributions excessives du ruban rouge ?
Il ne s'agit là, évidemment, que d'hypothèses. Mais il n'est pas interdit de les formuler lorsque l'on sait combien le Maréchal et ses collaborateurs ont l'irréductible volonté de réformer les errements anciens et de substituer au régime de la « République des camarades », qui nous a conduit à l'avilissement et à la défaite, un ordre nouveau, seulement basé sur le travail et le mérite.

Georges Dessoudeix.

 

 

 


 

 

 

L'EXPRESS
Numéro du 20 mai 1993

LE DÉCORÉ

Il est formel. Il a horreur des décorations. Il les trouve ridicules. Enfin, pas toutes : celles des autres. Si les militaires font sourire les civils, les civils exaspèrent les militaires. Eux, ils se sont gelés à Verdun, ils ont sauté sur Dien Bien Phu, ils en ont bavé dans les Aurès. « Aujourd'hui, il suffit d'être chanteur et de montrer ses fesses. » Ces Légion d'honneur – « J'ai bien l'honneur de vous la renvoyer... » – décernées au moindre rappeur de banlieue ont plus miné le moral des troupes que n'importe quelle coupe budgétaire. Elles oublient une chose, les troupes : nous sommes en France. Et la France, c'est le paradis de la breloque. Les Soviétiques – et leurs médailles au kilo – nous ont longtemps talonnés. Ouf ! Nous voilà seuls en piste.

Approchez, approchez, qui veut quoi ? Rosette, cravate, poireau, Palmes académiques, on est équipé. Impossible de passer au travers. Infatigable, le premier citoyen du pays épingle à tour de bras : cuisiniers, skieurs sur bosses, jolies femmes. A qui le tour ? Plus personne ? Si. Les étrangers qui passent. Quiconque pose un orteil sur notre sol – la Police de l'air et des frontières a forcément des consignes – est menacé du ruban et de l'accolade qui va avec. Il n'y échappera pas. Crooner, vedette de western, graffiteur, roi de la gonflette, il est bon.

C'est tout ? Non. Vous êtes salarié ? Voici la médaille du travail. Vous faites dans la publicité ? A vous les sept d'or, les minerves, les lions de je-ne-sais-quoi... Le vendeur a son trophée. Le franchisé, son « challenge ». Et le chômeur ? Qu'il sauve une vieille dame. Qu'il ranime un blessé. Qu'il change une roue de secours en moins de soixante-dix secondes. La télévision lui accordera une médaille de la gloire. Avalanche de coupes, d'étoiles, de bols, d'assiettes en étain, d'épées. L'enfant n'est pas épargné. La croix d'honneur refait surface dans les écoles chics. Sur ses skis, lui qui n'avait pour objectif, naguère, que les trois étoiles, on lui rajoute l'ourson, le flocon... Au fou !

Restaient les animaux. C'est fait. Au début, on les a honorés de leur vivant. Le cou des vaches, des taurillons, des porcs, des pintades s'est orné de médailles. Aujourd'hui, on décore la viande froide et le gibier faisandé. Chez le boucher, les « pièces » sont au garde-à-vous. Premier choix. Premier prix : le plus beau canard de sa génération. Pour les palmes sans doute...

Sabine Delanglade

 

 

 


 

 

 

LES NOUVELLES DE TAHITI
Mai 1996

Le chef d'état-major de la marine américaine, l'amiral Jeremy Boorda,
s'est suicidé jeudi à Washington en se tirant une balle dans le cœur
alors que la presse enquêtait sur l'origine de ses décorations.

L'amiral, âgé de 56 ans, s'est suicidé, le 16 mai 1996, avec un revolver de calibre 38 dans le jardin de son domicile, selon des responsables du Pentagone. Il a laissé deux messages pour expliquer son geste. Selon le Pentagone, son suicide est intervenu au moment où le magazine Newsweek enquêtait sur certaines de ses décorations, que d'après le magazine il n'aurait pas eu le droit de porter.

L'amiral Jeremy Boorda, chef des opérations navales depuis avril 1994 – le plus haut poste militaire dans la marine – avait porté jusqu'alors deux décorations auxquelles il avait bien droit, mais sur lesquelles il avait ajouté le "V" décerné pour "valeur au combat" : la Navy Commendation Medal et la Navy Commendation for Achievement Medal. Le vice-amiral Kendell Pease, responsable des relations publiques pour la marine, a indiqué qu'il avait prévenu l'amiral jeudi midi que des journalistes de Newsweek, qui avaient rendez-vous, entendaient lui poser des questions sur cette affaire.

 

 

 


 

 

 

MARIANNE
Numéro du 13 au 19 juillet 1998

Y A-T-IL UN SCANDALE

112960 Français arborent ce « hochet de la vanité ». Beaucoup n'ont d'autre mérite que leur statut de notable.
Et quel est l'honneur de Maurice Papon, toujours commandeur de l'Ordre ?

Les festivités du 14 juillet vont donner l'occasion de distribuer une nouvelle fournée de Légions d'honneur. Si ça peut faire plaisir... ! Mais, puisqu'il est question de moderniser la vie publique, ne serait-il pas temps d'y regarder d'un peu plus près ? Car, enfin, disons-le franchement : la rosette, depuis belle lurette, ne récompense qu'accessoirement le mérite et beaucoup plus systématiquement la seule réussite sociale. Certes, des gens remarquables l'obtiennent ( en fonction de leur talent, ou au titre de la Résistance, par exemple ), mais combien d'autres ne doivent cette « élévation » qu'à leur statut de notables !

Que faut-il pour l'obtenir automatiquement ? C'est simple : avoir occupé une position de pouvoir. De la sorte, c'est l'establishment qui décore l'establishment, l'élite politique qui conforte l'élite sociologique. La presse publie de longues listes de promus. La logique voudrait qu'on sache ce que les heureux élus ont fait de remarquable pour justifier cette distinction... Ainsi aurait-elle valeur d'exemple. Mais non : on est désigné et c'est tout. Et d'ailleurs, dans la plupart des cas, pour faire partie de la fournée, on n'a strictement rien fait de remarquable, on a simplement gravi les échelons de la hiérarchie, on est devenu président, directeur, secrétaire général, chef. Eventuellement, on a gagné beaucoup d'argent. Autrement dit, la rosette distingue les gagnants – ceux d'en haut –, les « décideurs ». Les Papon. Ce n'est plus une récompense, c'est une redondance. L'ordre social se distribue à lui-même la croix. L'affairiste Traboulsi l'obtient – Georges Séguy également d'ailleurs –, mais pas l'animateur social qui consacre toute son énergie à éviter que les banlieues explosent ; pas le prof qui a sacrifié toute sa vie professionnelle à élever la conscience civique de ses élèves ( sauf s'il a été nommé au Collège de France )... Le grand financier n'y coupe pas, mais le petit patron qui s'est investi dans le développement de sa région est généralement oublié. Pourquoi ? Parce que le premier a plus d'amis haut placés que le second.

Le problème est là : pour obtenir la Légion d'honneur, mieux vaut fréquenter les cercles détenteurs de la puissance que se consacrer, dans son coin, au bonheur de la collectivité. Mieux vaut aussi, accessoirement, n'être pas mal vu par le pouvoir en place.

Pourquoi ne pas remédier à cette situation ? Comment ? En désignant, par exemple, une commission d'attribution neutre et transparente, libérée de toute accointance politique ; en rendant publics les motifs qui ont présidé au choix des médaillés ; en renonçant à toute attribution automatique en fonction du statut social. Bref, pourquoi ne pas revenir aux origines de l'ordre : récompenser, réellement, le mérite.

P.M.O.

*****

La première scène se déroule dans le salon d'apparat d'un palais des Emirats du Golfe. Décor oriental légèrement hallucinogène, atmosphère feutrée où flottent tous les parfums de l'Arabie et, dans un coin, un industriel français – appelons-le M. Martin – qui cherche à intéresser un sous-prince local à son entreprise d'appareillage électronique.

L'interlocuteur écoute poliment le couplet autopromotionnel, récité en anglais un brin scolaire par M. Martin, lorsque soudain son regard s'éclaire : – Vous avez la Légion d'honneur ? Il faut une seconde à M. Martin pour se rappeler que, effectivement, il est possesseur du fameux ruban dont il porte d'ailleurs la trace rouge au revers de sa veste. Il l'avait oublié, certain que la renommée de la décoration créée par le premier consul Bonaparte en 1802 ne serait pas parvenue jusqu'à cette lointaine contrée.

Erreur. Là-bas, mais aussi dans les pays étrangers les plus exotiques, la médaille conserve une notoriété qu'elle a perdue depuis longtemps chez nous. « La suite de notre conversation a été infiniment plus facile, raconte M. Martin, comme si ma Légion d'honneur constituait un brevet d'honnêteté. L'affaire a été conclue en quelques heures et mon client m'a fait reconduire à l'aéroport dans sa propre voiture, pilotée par son chauffeur. Depuis, je n'oublie jamais de mettre mon point rouge quand je m'expatrie pour le boulot... »

Deuxième scène, beaucoup moins édifiante. Le général du cadre de réserve X est jugé la semaine dernière pour attentat à la pudeur sur mineur de moins de 15 ans. Les faits sont d'une limpidité scandaleuse : ce glorieux militaire de 73 ans a été surpris en train de caresser le sexe d'un petit garçon de 6 ans. Apparemment, ce n'est pas la première fois qu'il cède à sa manie : de nombreux parents viennent témoigner que leur gosse est revenu dans un état bizarre des « promenades » organisées par cet homme au-dessus de tout soupçon. Alors ? Alors, pas grand-chose. Le tribunal décrète le huis clos à la demande de l'avocat de l'accusé – ce qui est rarissime –, le président accepte la requête dudit avocat à qui il n'a rien à refuser - c'est une notabilité locale - et le prévenu est condamné en toute intimité à un an de prison avec sursis. Plus 1 F de dommages-intérêts à la famille de la jeune victime...

Détail : ce délinquant qui bénéficie d'un régime d'extrême faveur en pleine période de déchaînement judiciaire contre les pédophiles est vice-président de la Société d'entraide de la Légion d'honneur, l'un des principaux appendices de la grande chancellerie, qui gère notamment trois maisons de repos situées à Saint-Germain-en-Laye, en Bretagne et sur la Côte d'Azur. Lui-même commandeur, le général X n'a jusqu'à présent fait l'objet d'aucune mesure de suspension...

Un sésame qui ouvre les portes de la respectabilité

Avoir la Légion d'honneur, cela ne sert donc qu'à vendre notre technologie aux Arabes ou à se faire blanchir par la justice en cas de faux pas sexuel ? Pas seulement. Mystérieusement, ce hochet galvaudé a gardé au cours des siècles un attrait irrésistible pour les Français. Pourquoi cette passion dévorante pour une médaille totalement confisquée au cours des âges par les nantis, qu'ils appartiennent à la haute fonction publique ou au monde des affaires, voire aux spécimens les plus veules du sous-gotha médiatique, même si quelques représentants – alibis de l'artisanat ou du prolétariat ouvrier – sont rajoutés sur les listes pour leur donner l'apparence d'un choix démocratique ? Malgré cette dérive criante, malgré la dégénérescence scandaleuse d'une décoration destinée au départ à récompenser les mérites, civils ou militaires, de tous les Français sans exception, son acquisition reste, pour la grande majorité de la population, l'équivalent d'un sésame ouvrant les portes de la respectabilité et d'une certaine connivence avec les autres détenteurs de l'objet convoité. Dans le même registre, on ne voit guère que l'appartenance au Rotary-Club, à une secte non apocalyptique ou au cercle des amis du videur d'une boîte de nuit particulièrement sélective dans le choix de ses clients...

Au début, mais vraiment au tout début, la Légion d'honneur voulue par Bonaparte répondait à une demande bien réelle de la population française, privée par la Révolution des ordres royaux. Et notamment de l'ordre de Saint-Louis, créé par Louis XIV, qui ouvrait la voie de l'anoblissement à ses membres au bout de trois générations et dont le Premier consul s'inspirera à la fois pour la couleur – le rouge – et certains grades ( chevalier, commandeur, grand-croix ) lorsqu'il instaurera son équivalent républicain.

La raison d'être du tout nouvel Ordre était – officiellement – de récompenser les militaires ou les civils ayant rendu d'éminents services au pays. Dans la première fournée de 1804, mitonnée et servie par le général Bonaparte, devenu l'empereur Napoléon Ier, on trouve pêle-mêle une flopée de soldats méritants, mais aussi des savants, Monge, Chaptal et Jussieu, pas encore réduits à l'état de stations de métro, ainsi que David et Houdin. Bref, du beau linge. Ça ne durera pas.

Curieusement, la Restauration puis le régime de Louis-Philippe conservèrent, à quelques modifications près - noblesse oblige -, cette Légion imaginée par l'Ogre remisé à Sainte-Hélène. Signalons que c'est le président Louis-Napoléon Bonaparte, un an avant de devenir Napoléon III tout court, qui permit aux dames et demoiselles de s'accrocher le ruban sur le sein, ce qui est à porter au crédit d'un empereur dont la cote ne cesse de remonter ces temps-ci au hit-parade des altesses défuntes, en dépit des formidables réquisitoires que lui asséna à l'époque un certain Victor Hugo.

La République installée, le ruban rouge va connaître son heure de gloire. Les gouvernements qui se succèdent en font un usage débridé. Chaque notable, si insignifiant soit-il, veut l'avoir sur son costume du dimanche. Un président de la République, Jules Grévy, doit même démissionner en 1887 juste après sa réélection : son gendre, un nommé Wilson, s'était établi vendeur de décorations en association avec un général du ministère de la Guerre, ce qui rapportait gros mais faisait mauvais effet.

François Mitterrand en a lui-même épinglé plus de 1500

Cette phase de grande distribution, moralisée un moment par la guerre de 14-18, reprend après Vichy. Puis de Gaulle tente de limiter l'inflation en imposant des quotas : pas plus de 125000 distingués vivants au total dans les cinquante années avenir. On est loin du compte à l'époque, puisque près de 300000 Français et Françaises sur pied arborent la Légion d'honneur, malgré l'instauration d'un autre ordre national, le Mérite, censé consoler les impétrants privés de ruban rouge.

Avec des hauts et des bas, les restrictions gaulliennes vont tout de même finir par s'imposer : on en est aujourd'hui à 112960 membres vivants de l'Ordre, tous grades confondus, et les militaires supplantant très légèrement les civils. Si l'on ajoute à ce chiffre les 800 médaillés de ce 14 juillet et si l'on tient compte des pertes inévitables dues au grand âge de certains, le nombre total des heureux élus en état d'exhiber leur quincaillerie devrait tourner autour des 113000 en l'an 2000.

A condition que le chef de l'Etat ne soit pas pris d'une frénésie soudaine le poussant irrésistiblement à décorer tout ce qui passe à sa portée. Cela s'est déjà vu. François Mitterrand, qui adorait déjà les cimetières, avait une autre passion : les remises de Légion d'honneur. Il a ainsi épinglé lui-même, au cours de ses deux mandats, plus de 1500 rubans et rosettes sur des poitrines haletantes d'émotion, avec une légère tendance à s'attarder lorsqu'il s'agissait de vedettes et surtout de femmes. On se distrait comme on peut à l'Elysée...

Chacun sait que les listes de nommés et de promus sont publiées trois fois par an au Journal officiel : le 1er janvier, le dimanche de Pâques et le 14 juillet. Mais beaucoup de gens ignorent que cette énumération – reproduite avec délice pendant plusieurs jours par le Figaro et le Monde comme un roman à épisodes – ne constitue qu'un préliminaire. Encore faut-il arriver jusqu'à la remise de l'ustensile désiré par une notabilité quelconque, le must restant bien sûr le chef de l'Etat lui-même, grand maître de l'Ordre.

Ils l'ont refusée : Pierre et Marie Curie, Gide, Sartre...

C'est que le Conseil de la grande chancellerie, à qui appartient la décision finale, en accord avec le président de la République, a deux sortes de parasites du ruban rouge : les rebelles et les quidams qui ont des problèmes avec la justice. Les premiers sont les personnalités qui ont échappé, par miracle, aux « enquêteurs » de l'Ordre chargés de vérifier par lettre ou par téléphone si elles acceptent la distinction proposée par un autre légionnaire, comme le veut l'usage. En général, les allergiques au vermillon honorifique sont détectés avant même leur étiquetage au JO : Catherine Deneuve, Jean-François Kahn – le patron de Marianne – après Simone Signoret et Yves Montand, mais aussi, excusez du peu, Raspail, Lamennais, Gérard de Nerval, Littré, Barbey d'Aurevilly, Gustave Courbet, Béranger, Maupassant, Pierre et Marie Curie, Degas, Ravel, Gide et Sartre ont – avec beaucoup d'autres – refusé tout net de figurer sur les « listes rouges ».

Ceux qui passent entre les mailles du filet protecteur et découvrent avec horreur leur nom dans un journal du matin ou du soir sont très rares : Brigitte Bardot, Claude Lelouch et Coco Chanel, qui trouvait qu' « un ruban rouge ça vous fout en l'air un tailleur », appartiennent à cette catégorie. De même qu'Antoine Pinay, dont plusieurs présidents de la République et chefs du gouvernement se disputèrent l'acceptation afin d'en tirer un profit personnel. Toujours en vain. Même Balladur s'y cassa les dents...

Comment accélérer une procédure de nomination

Les « clients » des tribunaux que leurs amitiés ministérielles ont fait inscrire au JO malgré le bruit de casseroles qu'ils traînent à leurs basques sont très nombreux. Beaucoup, dénoncés à la chancellerie après que leur nom a été rendu public, ne protestent pas en apprenant que leur parcours vers les honneurs n'ira pas plus loin. Trop contents de garder dans leur portefeuille la coupure de presse « prouvant » leur qualité de légionnaire. Ça peut toujours servir...

D'autres actionnent des connaissances haut placées qui, quelquefois par amitié mais le plus souvent sous la pression d'une connivence passée, s'arrangent pour que la procédure d'attribution aille à son terme. Et aussi, on va le voir, pour éviter qu'un bien si chèrement acquis ne leur soit enlevé à la suite d'un avatar judiciaire. Le cas du docteur Garretta, qui reçut sa Légion d'honneur en 1989 – alors qu'il était déjà mis en cause par la presse dans le scandale du sang contaminé – et la porta durant tout son procès, est assez connu pour qu'on n'y revienne pas. D'autant que lui, au moins, a fini par être radié. Ce qui n'est pas le cas de Maurice Papon, condamné à dix ans de réclusion par la cour d'assises de la Gironde pour complicité de crimes contre l'humanité, et toujours détenteur à part entière de la Légion d'honneur !

Le cas Papon empoisonne la présidence de la République

Chez les dignitaires de l'Ordre, on n'aime guère évoquer l' « affaire ». Certains ne vont-ils pas jusqu'à voir un lien entre le laxisme de l'Ordre sur ce sujet, pourtant brûlant, et la démission récente du grand chancelier, le général Gilbert Forray ? Son remplaçant, le général Philippe Douin, nommé – comme l'a révélé le Canard enchaîné – grand officier en janvier, puis dare-dare, grand-croix et, dans la même journée, patron de la vénérable institution par l'Elysée et Matignon, devra, en tout cas, déployer tout son savoir-faire de stratège pour éviter le pire. Le pire, c'est-à-dire la vague de polémiques qui se prépare et risque fort d'éclabousser les deux présidents de la République qui, en tant que grands maîtres de l'Ordre, ont eu sous les yeux le dossier Papon.

Pour le premier, François Mitterrand, les méandres aujourd'hui connus de son passé et sa familiarité avec des collabos notoires - dont Bousquet était le plus éminent représentant - expliquent sans doute sa passivité. C'est sous ses deux mandats que l'affaire Papon a d'ailleurs pris un essor difficile. D'abord avec le verdict du jury de résistants qui, le 15 décembre 1981, concluait que l'ex-secrétaire général de la préfecture de Gironde avait « exécuté les ordres du gouvernement de Vichy et des autorités allemandes, notamment en ce qui concerne les mesures discriminatoires et criminelles dont les juifs étaient les victimes » et avait « dû concourir à des actes apparemment contraires à la conception que le jury se fait de l'honneur ».

L'année suivante, aucune réaction de la grande chancellerie ni de son grand maître après l'inculpation de Papon pour complicité de crimes contre l'humanité. Rien non plus lors de son renvoi devant les assises. Et silence total lors de sa condamnation, le 2 avril 1998. A ce moment-là, le big boss de la Légion d'honneur a changé. C'est Jacques Chirac qui a pris la relève. Et qui ne bouge pas plus que son prédécesseur alors que, doucement, l'affaire de la rosette de Papon prend les proportions d'un vrai scandale.

— Un scandale ? Comme vous y allez, nous rétorque un aimable fonctionnaire de la grande chancellerie. Simplement, nous avons suivi la loi et les règlements de notre code à la lettre. Le texte de l'arrêt de la cour d'assises de la Gironde ne nous est pas encore parvenu et nous agirons en conséquence dès sa réception.

— Pourquoi n'avoir pas radié le condamné dès que vous avez eu connaissance, même officieusement, du verdict ?

— Parce que M. Papon a déposé un recours, que la procédure se poursuit et que le jugement est donc susceptible d'être cassé. Si, au vu de l'arrêt, nous constatons que le président de la cour a radié l'intéressé de la Légion d'honneur, ce qu'il peut faire sur réquisition du parquet, nous entérinerons cette décision immédiatement.

— Mais vous pouviez agir bien avant ? Le suspendre, au moins ?

— Rien dans nos règlements ne prévoit une telle obligation. Référez-vous aux articles R. 11. R.98...

— Attendez, vous ne sentez pas la portée symbolique de votre absence de réaction ? Au-delà des règlements, une condamnation pour complicité de crimes contre l'humanité ne mérite-t-elle pas d'être traitée avec une attention particulière ?

— Nous nous contentons d'appliquer la loi. Strictement.

Fermez le ban. Rideau. A part quelques confidences « off » de militaires écœurés de la tournure prise par le cas Papon, nous n'obtiendrons rien des porte-paroles accrédités de l'Ordre.

Le vichyste arbore sa rosette au tribunal

Reste une seule issue : consulter le code de la Légion d'honneur. Tâche ingrate mais pêche fructueuse. Parmi les articles non évoqués par notre interlocuteur, un gros poisson : l'article R.105. Il mérite d'être cité intégralement, car c'est une bonne prise : « Lorsque, devant la gravité des faits reprochés au légionnaire, le grand chancelier estime que celui-ci ne saurait profiter des délais que nécessite l'instruction normale de sa cause pour se prévaloir de son titre de membre de la Légion d'honneur et des prérogatives qui s'y attachent, il propose au grand maître, après avis du conseil de l'Ordre, la suspension provisoire immédiate du légionnaire en cause, sans préjudice de la décision définitive qui sera prise à l'issue de la procédure normale. »

De ce charabia juridico-militaire, il ressort :

1) que, soit le grand chancelier n'a pas proposé cette suspension préalable au grand maître de l'époque ( François Mitterrand ), soit, lors de la mise en cause puis de l'inculpation de Maurice Papon pour « complicité de crimes contre l'humanité », il a refusé de prendre la demande de son subordonné en considération ;

2) qu'en tout état de cause Papon a pu porter sa rosette pendant toute la durée de son procès dans la plus parfaite légalité et que, l'Ordre n'ayant toujours pas donné signe de vie après sa condamnation, il peut donc continuer à l'arborer dans sa retraite maladive mais douillette.

L'un des plus purs connaisseurs de l'histoire de l'ancien vichyste et de sa rosette imperméable à la justice, c'est l'éditeur Alain Moreau. Il s'est intéressé au cas Papon en le comparant au sien. « Une espèce de fascination, dit-il. Je me demandais comment un homme coupable d'une telle abomination pouvait conserver sa Légion d'honneur. Alors que moi... » Lui s'est vu annoncer, fin juillet 1994, sa nomination au grade de chevalier. Elle est publiée au JO du 1er janvier 1995. Son parrain : François Mitterrand en personne, parce qu'il a apprécié un texte de Moreau sur la production audiovisuelle. Et puis qu'il l'aime bien. Autodidacte et naïvement sensible aux distinctions républicaines, l'éditeur se rengorge et fait le beau avec son ruban rouge virtuel dans les dîners en ville.

Mai 1995 : Mitterrand s'en va. Le temps passe et Alain Moreau ne voit rien venir. Il s'enquiert poliment auprès de la grande chancellerie de la date à laquelle lui sera remise la médaille. Silence. Et puis, à force d'insister, il apprend par le ministre de la Culture d'alors, Philippe Douste-Blazy, qu'un décret lui refusant le ruban rouge a été signé, sans parution au JO, le 16 novembre 1995. « Je me suis énervé et je les ai tellement emmerdés qu'ils ont fini par me communiquer mon dossier. Et là, j'ai appris pourquoi j'étais radié. »

Le grain de sable jeté dans l'engrenage, c'est Suicide mode d'emploi, le célèbre ouvrage à scandale publié par la maison d'édition qui porte son nom et qui lui a valu, dans les années 80, une condamnation ( amnistiée ) à 40000 F d'amende. « J'ai attaqué le décret clandestin devant le Conseil d'Etat, raconte-t-il, et l'Etat a été condamné à me verser 8 000 F. Mais la grande chancellerie refuse toujours de me donner mon ruban. Alors, j'ai déposé une nouvelle plainte. On verra bien... »

Un temps, et puis : « Quoique j'en arrive à me demander si j'en ai encore envie... Quand je pense que Papon et quelques autres ont pu l'obtenir et le garder sans problème malgré leurs saloperies, je me pose la question de savoir si un tatouage genre "Ni Dieu ni maître" ne me conviendrait pas mieux. »

Bernard Morrot

 

 

 


 

 

 

BOULEVARD VOLTAIRE
Juillet 2016

www.bvoltaire.fr

Une médaille pour les victimes du terrorisme a été instituée… le 13 juillet.

La comédie de la compassion dont ils sont l’objet masque l’impéritie du pouvoir qui les a laissés mourir.

Certains rient dans les cimetières, d’autres gesticulent sur la promenade des Anglais : peut-être la moins mauvaise façon d’exprimer notre respect pour les morts du 14 juillet est-elle d’épingler les singes qui nous gouvernent et qui, ayant été incapables de les protéger, se moquent carrément d’eux.

La dernière trouvaille de Ratatram et Glouglou est d’instituer une « médaille nationale de reconnaissance aux victimes du terrorisme ». Le décret signé du tandem Valls-Hollande date du 13 juillet. Ils ont le sens du timing. C’est un bel objet : cinq pétales blancs intercalés d’oliviers, avec au revers deux drapeaux français entrecroisés.

À l’origine, le président de la République voulait décerner la Légion d’honneur à toutes les victimes du 13 novembre, mais un grand chancelier quelconque lui a fait observer que la Légion d’honneur prétend récompenser le mérite, alors que les victimes du terrorisme n’ont d’autre mérite que leur malheur, celui de s’être trouvées au mauvais moment au mauvais endroit.

Le préposé au bon sens terre à terre aurait pu faire valoir d’autres arguments. Que la Légion d’honneur est discriminatoire, par exemple : c’est un vestige de la préférence nationale, puisque nul ne saurait l’obtenir à titre normal s’il n’est français ; d’ailleurs, les enfants en sont privés et le conseil de l’ordre ne veille à la parité homme-femme que depuis 2008. Daech, lui, est bien plus égalitaire, et François Hollande pourra décorer pêle-mêle étrangers, femmes et enfants.

La médaille des victimes du terrorisme présente d’autres avantages : nul ne pourra l’acquérir par trafic auprès du gendre du président de la République, comme cela s’est fait du temps de MM. Wilson et Grévy. Nul ne pourra non plus en priver personne, à la différence de ce qui est arrivé à Papon, Galliano, Pétain ou Lance Armstrong.

De méchants esprits se demanderont si cette décoration est vraiment utile. Du temps des sauveteurs bretons (ils avaient une jolie devise, celle du duché de Bretagne, Potius mori quam foedari, plutôt mourir que se déshonorer), on donnait des médailles aux sauveteurs, pas aux victimes. Mais dans la France solidaire de Ratatram et Glouglou, les deux statuts se valent et signalent le citoyen de l’État de droit en butte aux attaques de la barbarie. Ce statut est la protection que l’État socialiste offre à ses sujets, avec aussi l’état d’urgence, un mot si efficace que le sultan Erdoğan, qui n’est pas une fillette, l’a repris à son compte. Il est normal qu’il soit signalé par une médaille spéciale, qui coûte moins cher à la République française que les dispositifs compliqués susceptibles d’arrêter le terrorisme.

Un dernier point. La nation, ou ses représentants légaux, entend montrer sa reconnaissance aux victimes. Bien. Mais il faut préciser. Quels services ont-elles rendus, et à qui ? Ici, on a du mal à sourire, car le sang scelle l’ignominie : on décore les morts du 14 juillet et du 13 novembre parce que la comédie de la compassion dont ils sont l’objet masque l’impéritie du pouvoir qui les a laissés mourir. Ratatram et Glouglou ne sont pas seulement des guignols, ce sont des criminels.

Martin Peltier

 

 

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