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Archives parlementaires de 1787 à 1860
Première série - Tome 29 - pages 35 à 47 - Paris 1888
Assemblée nationale
Présidence de M. Defermon
Séance du samedi 30 juillet 1791, au matin
Ordre du jour : Rapport sur les ordres de chevalerie.
M. Camus, au nom des comités militaire, diplomatique, ecclésiastique et des pensions. Messieurs, vous avez renvoyé à plusieurs de vos comités la question de savoir si les ordres de chevalerie pouvaient subsister en France : nous l'avons examinée sous leur rapport avec la Constitution.
Les bases de votre Constitution sont égalité et unité, de manière qu'il n'existe aucune place, aucune récompense, aucun avantage obtenu par un individu, auxquels un autre individu ne puisse prétendre. Sans doute, il existera toujours une différence entre l'homme qui a de grands talents et un autre qui n'en a pas, entre l'homme qui sert avec zèle sa patrie et celui qui veut croupir dans une lâche oisiveté ; mais ce ne sont pas là des distinctions à anéantir. Ce qu'il faut, c'est que, lorsque je vois une personne qui a mérité une récompense honorifique, il me soit permis de prétendre à la même place, en faisant tout ce qu'elle a fait, en servant ma patrie comme elle l'a fait. Tout autre motif de distinction doit être absolument anéanti ; doit disparaître comme étant contraire à l'égalité, qui est la première base de votre Constitution.
La seconde base est l'unité. Vous avez voulu que l'Etat fût un grand corps et un corps unique. Vous n'avez point voulu que dans cet Etat il existât une société particulière, qui eût ses statuts, quelquefois directement opposés aux lois mêmes de la Constitution. Vous avez voulu que tout le monde fût régi par les lois qui protègent la liberté ; vous n'avez voulu faire des lois que pour empêcher que la liberté fût gênée ; et vous n'avez pas voulu que, tandis que vous déclariez hautement la liberté de tout citoyen, il se formât des associations qui la contrariassent. Voilà les principes que nous devons appliquer aux ordres de chevalerie.
La constitution de ces ordres présente plusieurs considérations principales ; dans les uns, c'est la distinction, la prérogative de naissance qu'il fallait avoir pour y être admis ; dans ceux-ci, il fallait 4 degrés de noblesse ; dans tel autre, un plus grand nombre de degrés ; dans d'autres encore, on exigeait un certain état, par exemple, le célibat ; on exigeait quelquefois une profession solennelle de vœux réguliers, un certain rang, un certain état. Dans ces mêmes ordres, vous aviez des statuts particuliers, des serments par lesquels on s'obligeait à l'observation de ces statuts ; et peut-être que si l'on examinait avec scrupule, ou les statuts, ou les serments qui obligeaient à les observer, on y trouverait une foule de dispositions qui sont contraires aux lois que vous avez établies, aux lois que vous avez fait dériver de ces grands principes d'éternelle vérité. Enfin, dans ces mêmes ordres, on peut considérer la récompense honorifique et la distinction qui y était accordée. Par exemple, il y avait tel ordre dont le nombre de membres n'était point limité, qui ne donnait point à chacun de ces membres une certaine portion des biens appartenant à l'ordre, ce qui, à l'égard d'un très grand nombre d'individus, ne pouvait être regardé, sauf peut-être une condition que l'on exigeait, que comme une distinction militaire.
Tel est donc l'état des différents ordres qui existent dans le royaume. Vous voyez, Messieurs qu'il y a une partie de ce qui se rencontre dans ces ordres, qui est absolument inconciliable avec votre Constitution. Lorsqu'il n'existe plus de noblesse, il est impossible de concevoir une corporation quelconque reconnue par la loi de l'Etat, dans laquelle on ne pourrait entrer qu'en justifiant de ce qui n'existe plus : il n'est pas possible de justifier du néant, il n'est pas possible de justifier de la noblesse en France, pour être admis dans aucun ordre. ( Applaudissements. )
Mais il y a dans quelques-uns de ces ordres d'autres parties qui ne sont pas inconciliables avec la Constitution. Dans la loi du 23 août, relative aux pensions, vous distinguez les récompenses à accorder par l'Etat, en récompenses honorifiques et en récompenses pécuniaires. Vous avez donc entendu qu'il existerait des récompenses honorifiques ? Ces récompenses honorifiques entraîneraient-elles une distinction ou ne l'entraîneraient-elles pas ? Ce n'est pas ce que vous avez à examiner aujourd'hui, parce que ce n'est pas le point que vous avez voulu décider relativement aux ordres ; et à cet égard, la question doit rester parfaitement entière. Il serait imprudent de vouloir décider que les distinctions seront de telle ou telle nature ; il serait aussi imprudent de décider que, dès ce moment, il ne restera plus aucune distinction, pas même la décoration militaire, que vous avez confirmée par plusieurs de vos décrets.
Vos comités ont pensé qu'ils n'étaient chargés que d'examiner ce qui, dans les ordres, était contraire à la Constitution, et que, quant à ce qui n'y était pas contraire, ils devaient absolument les laisser intacts, pour en délibérer quand vous le jugerez à propos ; tels ont été les premières vues de vos comités relativement aux ordres qui existent en France.
Relativement aux ordres étrangers, vos comités n'imaginent pas que vous ayez à statuer sur leur conservation ou abrogation ; mais ce qui vous appartient, c'est de savoir si vous voudrez que des Français se lient à des établissements que vous regardez comme inconstitutionnels en France. Comment serait-il possible, par exemple, que la noblesse n'existe plus, et ne pouvant plus se prouver, un français pût espérer l'admission dans une corporation où l'on ne peut entrer qu'en justifiant d'une noblesse ? Il s'en suivrait donc qu'un français serait noble, et il est impossible qu'un français soit noble, dans le sens dont on l'entendait autrefois. ( Rires à droite.) Je dis comme on l'entendait autrefois, parce que actuellement les Français possèdent la véritable noblesse ( Murmures à droite. ), celle qui dérive de la liberté ; de l'égalité et des vertus, tandis que l'ancienne noblesse, telle qu'on l'entendait jadis, n'était que le droit de devenir un valet de cour. ( Applaudissements réitérés dans la partie gauche et dans les tribunes. )
M. de Croix. C'était souvent aussi pour avoir le droit de sacrifier sa fortune et de verser son sang pour la patrie ; il ne faut pas accuser tout un ordre des bassesses de quelques individus.
M. Camus, rapporteur. Ces principes-là étant incontestables, vos comités ont pensé que puisque vous avez décrété, le 23 août, qu'aucun français ne pouvait accepter une pension d'une puissance étrangère, à plus forte raison, aucun français ne pouvait conserver son admission dans un ordre étranger où l'on exige des preuves du genre de celles dont j'ai parlé ; qu'ils restent, s'ils veulent, dans ces ordres ; mais qu'ils sachent qu'alors ils ne seront plus français. ( Murmures à droite. )
Le dernier objet à considérer relativement aux ordres, c'est la possession de leurs biens ; et à cet égard, il faut distinguer encore les ordres français existants et les ordres étrangers. Par rapport aux ordres français, il pourra y avoir des précautions particulières à prendre. Relativement aux ordres étrangers, pourquoi ne posséderaient-ils pas des biens en France sous la sauvegarde de la loi, de même que des princes étrangers peuvent en posséder ? Mais les comités ont pensé que ce n'était pas non plus aujourd'hui le moment d'examiner cette question. Vous n'avez voulu vous occuper aujourd'hui que du principe constitutionnel.
D'après ces considérations, voici le projet de décret que je suis chargé de vous présenter :
L'Assemblée nationale, ouï le rapport de ses comités militaire, diplomatique, ecclésiastique et des pensions, décrète ce qui suit :
« Art. 1er. La Constitution française n'admettant aucun ordre, association ni corporation déclare que la décoration militaire actuellement existante ne peut être la base d'une corporation ; que toute récompense honorifique n'est qu'individuelle et personnelle, et qu'il ne saurait y avoir dans le royaume aucun ordre ou corporation fondé sur des distinctions de noblesse et de rang qui n'existent plus.
« Art. 2. Tout français qui demanderait ou obtiendrait l'admission ou qui conserverait l'affiliation à un ordre, association ou corporation, établis en pays étranger, dans lequel on exigerait d'autres conditions que les talents et les vertus personnelles, perdra la qualité et les droits de citoyen français.
« Art. 3. Il sera incessamment statué sur l'application et les conséquences des principes contenus en l'article 1er, à l'égard des différents ordres ci-devant existant en France. »
( La discussion est ouverte sur ce projet de décret. )
M. Lanjuinais. Il faut dire clairement, comme on l'a fait pour les ordres religieux, que notre intention est de supprimer tous les ordres ; au lieu de mettre dans l'article 1er les mots association et corporation, il faudrait mettre : ordre de chevalerie. Je propose donc purement et simplement de dire :
« Tous les ordres de chevalerie sont supprimés et il ne pourra en être rétablis de pareils à l'avenir. »
Voilà mon 1er article.
Je passe à ce qui regarde la décoration. En suivant la rigueur des principes, on ne pourrait pas même admettre de décoration permanente, si elle n'est attachée à une fonction publique ; il serait inconstitutionnel d'attacher à une seule profession des marques distinctives. Il faut que toutes les professions qui sont utiles à l'Etat jouissent de la récompense honorifique décernée par l'Etat.
Vous avez, par plusieurs décrets, consacré la décoration militaire ; il n'est donc pas vraisemblable que l'Assemblée se porte à faire à cet égard des suppressions peut-être indiscrètes. D'après ces considérations, il faut craindre de préjuger ce que pourront faire nos successeurs, et de laisser des doutes sur l'observation exacte de votre fameux décret du 19 juin 1790. Le décret porte : « qu'il est défendu à toute personne de prendre le titre de chevalier ». Or, tout le monde sait qu'à l'instant où l'homme reçoit la croix de Saint-Louis ou celle du Mérite, il reçoit un diplôme royal qui l'institue chevalier : voilà ce qui ne doit plus subsister ; il faut donc que cela soit clairement exprimé dans le décret.
Voici comme je rédigerais les premières propositions :
« Néanmoins la croix de Saint-Louis et la croix du Mérite sont conservées provisoirement comme récompenses personnelles et individuelles, qui ne peuvent servir de base à une corporation, ni attribuer la qualité de chevalier abolie par le décret du 19 juin 1790.
« Tout français qui demanderait, recevrait ou conserverait l'affiliation à un ordre de chevalerie établi en pays étranger, et à toute association ou corporation fondée sur des distinctions de rang ou de naissance, ou qui porterait à l'avenir une décoration supprimée par le présent décret, perdrait la qualité et les droits de citoyen français, et ne pourra remplir aucun emploi dans le royaume, ni exiger aucun traitement du Trésor public. »
Telles sont, Messieurs, les principales observations que j'ai à faire en ce moment.
M. Roederer. La discussion de cette matière est extrêmement simple et j'ose dire que la décision en est non seulement préparée, mais arrêtée dans tous les esprits qui ont attaché quelque importance à la Constitution et à vos décrets.
Il y a deux espèces d'ordre en France, c'est à cette division qu'il faut s'attacher. Les uns supposent et exigent des preuves de noblesse ; les autres n'en supposent pas. L'ordre de Malte, l'ordre du Saint-Esprit supposent des degrés de noblesse, ainsi que beaucoup d'autres. L'ordre de Saint-Louis ne suppose que des services personnels, ou une longue durée de service militaire, ce qui n'entre pas dans l'ordre du jour. Cela posé, le décret à rendre est extrêmement simple. Il m'a paru qu'il y avait beaucoup d'embarras dans l'énonciation du premier article qui vous est proposé par les comités ; il est facile de le réduire à un petit nombre d'expressions simples qui rempliront le but auquel tout le monde tend. Voici la rédaction que je propose :
« Tout ordre, toute décoration, tout signe extérieur qui suppose des distinctions de naissance, est supprimé, et il n'en pourra être établi de semblables à l'avenir. »
On a parlé de décréter le principe ; il me semble qu'il ne peut pas être décrété en termes plus simples ( Applaudissements. ), qu'on ne peut consacrer le principe d'une manière plus nette et plus précise, en balayant les restes, qui sont encore sous nos yeux, du fumier de l'aristocratie. ( Applaudissements à gauche. )
M. de Croix. On vous a dit, Messieurs, qu'on ne voulait rien préjuger ; mais les articles proposés par votre comité préjugent absolument la question la plus intéressante peut-être pour votre commerce ; qui est celle de l'ordre de Malte. Quant à moi, qui n'aspire pas au funeste honneur de voir tout bouleverser par l'Assemblée ( Murmures dans la partie gauche. ), je demande que l'on ne se borne pas à nous présenter les principes purement et simplement, mais qu'on veuille bien y joindre les conséquences. Lorsque dans la question des émigrants, on voulait faire séquestrer tous leurs biens, vous avez été effrayés des conséquences du principe que l'on voulait faire adopter : je demande donc que la question proposée aujourd'hui soit ajournée jusqu'à ce qu'on nous présente une loi complète, dans tous ses détails. ( Murmures à gauche. )
Si je voulais répondre aux injures et à l'imputation faite à la noblesse de n'avoir d'autre prétention que de devenir valet de cour, cela me serait facile en disant que les hommes de loi n'ont pris ce titre que pour avoir le droit de piller les gens du peuple ; ( Murmures à gauche ; Applaudissements à droite. ) ; mais je serais aussi injuste que celui qui a ainsi calomnié la noblesse. Je ne généralise donc pas les idées ; je me borne à proposer l'ajournement jusqu'à ce que la loi soit complète.
M. Anthoine. Il est impossible que l'Assemblée ne se détermine pas sur-le-champ à abolir toute marque extérieure de distinction. Retarder d'un seul jour ce décret, ce serait retarder le bonheur des Français. ( Murmures. )
L'égalité est la principale, je dirai même presque la seule base sur laquelle repose la Constitution. Or, il n'y a plus d'égalité dès qu'il existe des distinctions même personnelles. ( Murmures. )
Un membre : Viendrait-on justifier les craintes que manifestait M. Buzot ?
M. Anthoine. Cela est vrai en principe : Toute distinction extérieure est distinctive de l'égalité. Que quatre personnes se présentent dans une société où elles sont également inconnues : si l'une d'elle est décorée d'une marque distinctive, tous les égards, toutes les marques de considération lui sont réservés. ( Murmures et rires. )
Un membre : C'est qu'elle l'aura méritée.
M. Tuault de la Bouverie. Si elle a sauvé la patrie ?
M. Anthoine. Si les Français étaient assez philosophes et assez éclairés sur les bienfaits de la liberté et sur les principes de l'égalité civique, ils aboliraient par un seul décret tous les ordres et autres distinctions de ce genre. Les Américains, qui se connaissent en liberté avaient une seule marque de distinction : l'ordre de Cincinnatus. Eh bien ! Messieurs, ils en ont reconnu l'inconvénient et déjà chez eux on ne porte plus cet ordre qu'ils ont aboli.
En résumé, Messieurs, je distingue trois classes de chevalerie. La première est celle pour laquelle il faut des preuves de noblesse héréditaire, cette classe d'ordres a été abolie par la Constitution. Dans la seconde classe sont les ordres de Malte et de la Toison d'or et autres ordres étrangers à la France. Je ne prétends pas que nous puissions abolir ces ordres dont le chef-lieu est en pays étranger ; ce serait supposer que les étrangers pourraient rétablir la noblesse en France ; nous ne devons plus nous en mêler.
Dans la troisième classe sont le cordon noir et la croix de Saint-Louis. Nous ne sommes pas encore parvenus à ce degré de perfection que nous fassions le bien sans qu'il nous soit besoin de marques distinctives pour récompense. Mon intention n'est-elle pas non plus d'abolir toute marque distinctive, et je proposerai une décoration pour tous ceux qui auront rendu des services dans quelque situation que ce soit.
Vous voudrez sans doute aussi, Messieurs, que la famille royale soit distinguée par une décoration. ( Rires. ) Cette famille a un privilège que nous n'avons pas, celui de succéder au trône. ( Nouveaux rires. )
D'après les observations que je viens de présenter, voici mon projet de décret :
« L'Assemblée nationale, considérant que toute marque extérieure de distinction qui n'est pas fondée sur l'utilité publique, porte atteinte à l'égalité, première base de la Constitution, a décrété ce qui suit :
« Art. 1er. Tous les ordres de chevalerie actuellement existant en France sont abolis, à dater de la publication du présent décret ; il est défendu d'en porter les marques, à peine de déchéance des droits de citoyen français.
« Art. 2. Il est défendu sous la même peine à tout citoyen français, de devenir ou de demeurer membre d'aucun ordre de chevalerie étranger, et d'en porter les marques distinctives.
« Art. 3. Le roi, l'héritier présomptif et les chefs des différentes maisons qui composent la famille royale, seront distingués par un cordon aux couleurs de la nation, et par une plaque à huit pointes, brodée sur l'habit, au milieu de laquelle on lira ces mots : « La nation, la loi et le roi. »
« Art. 4. Il sera créé une marque de distinction personnelle pour les citoyens qui, dans tous les Etats, auront bien mérité de la patrie ; le comité de Constitution est chargé de présenter incessamment ses vues à cet égard.
« Art. 5. Tous les militaires décorés de la croix de Saint-Louis ou de celle du Mérite militaire, recevront cette marque de distinction : jusqu'à son établissement ils pourront continuer à porter leur décoration actuelle. »
M. Anson. Pour pouvoir discuter, il faudrait fixer l'état précis de la question. En arrivant ici, j'ai vu afficher ici sur le tableau : Rapport sur les ordres. Ceci est extrêmement vague. Il faudrait donc d'abord poser ainsi la question : Pour entrer dans un ordre, sera-t-on obligé de faire des preuves ? ( Murmures. ) Seconde question : Continuera-t-il d'y avoir des ordres ?
Plusieurs membres : Cela est jugé.
M. Malouet. Messieurs, en considérant sous les rapports purement politiques les distinctions qu'il est question aujourd'hui de détruire, on pourrait peut-être les séparer des sentiments de vanité qui s'y attachent, et montrer comment un autre sentiment de vanité peut s'attacher à les détruire. ( Applaudissements. )
M. le rapporteur vous a dit que le comité ne proposait la destruction d'aucun ordre étranger : moi je prétends qu'en décrétant le troisième article, vous détruirez autant qu'il est en vous l'ordre de Malte en France ; et si cette destruction est évidemment nuisible aux intérêts commerciaux de la France, vous trouverez bon que cette question soit traitée avec maturité et examinée dans tous ses rapports. Or, il n'est pas difficile de vous démontrer que vous détruisez, effectivement le commerce du Levant, si vous détruisez l'ordre de Mate en France. ( Murmures. ) Je vous prie de remarquer que si aucun citoyen ne peut être affilié à l'ordre de Malte en France, les propriétés et commanderies seront données à des sujets étrangers : ( Murmures. ) dès lors l'ordre de Malte n'aura plus d'intérêt éminent à protéger votre commerce, et vous n'aurez plus de citoyens français à pouvoir influer sur l'ordre de Malte et sur cette protection : car il ne faut pas que vous ignoriez que la majorité des chevaliers français influe sur l'ordre de Malte, et fait une grande prépondérance dans les objets d'administration et de gouvernement de l'ordre, et que ses déterminations sont toutes au profit de la nation.
Vous connaissez, Messieurs, l'importance du commerce du Levant ; c'est le seul qui soit intact ; c'est le seul que le dernier traité avec l'Angleterre n'ait point altéré d'une manière désastreuse. Le commerce du Levant nous est utile, non seulement par les importations dans les échelles du Levant et par le retour que produisent ces importations, mais encore par le cabotage d'échelle en échelle qui entretient au service de la navigation nationale au moins 10,000 matelots. Nous devons uniquement ce bénéfice à l'ordre de Malte. ( Murmures. ) Vous allez le voir, Messieurs, et je réclame sur cela le témoignage de la chambre de commerce de Marseille et des députés de Provence.
Les Levantins, les Grecs surtout, ont une très grande aptitude au commerce maritime, et ils n'en sont détournés que par l'état d'oppression dans lequel ils sont sous les Turcs, et parce que les Maltais toujours en guerre contre les Turcs et contre les régences barbaresques s'emparent souvent de leurs navires. Le pavillon Français est celui que les Turcs savent être le plus respecté par l'ordre de Malte. En conséquence, tous les négociants Turcs, les Arabes et Egyptiens qui ont des transports à faire à Smyrne, à Constantinople, chargent des bâtiments français. De plus, le commerce français a obtenu une prépondérance dans les Etats du Grand-Seigneur, non seulement à cause de notre ancienne alliance avec la Porte, mais par l'influence que le gouvernement français a sur le conseil de Malte, dont il dirige les croisières à son gré ; car lorsque le Grand-Seigneur fait demander au roi de France que tel parage de l'Archipel ne soit point exposé à voir des corsaires Maltais, la simple réquisition de l'envoyé de France à Malte suffit pour faire disparaître les corsaires maltais.
Toutes ces considérations et cette continuité de déférence qu'a l'ordre de Malte pour le commerce français, pour la nation française, ont imprimé aux Levantins une telle opinion, qu'ils nous regardent comme propriétaires de l'île, et j'oserai dire que nous le sommes à plusieurs égards ; que l'hôpital de Malte est particulièrement aux ordres et au service des français ; que le port et la rade de l'île sont continuellement prêts à recevoir les bâtiments français.
Ce n'est pas tout, l'ordre de Malte nous fournit sur la simple réquisition des administrateurs ; sur ma simple réquisition, on m'a envoyé tous les matelots dont j'avais besoin à Toulon. A tous ces détails, je dois ajouter que lorsque les vaisseaux et les galères de la religion sont à la mer, au moindre signe de besoin du commerce de France, sans attendre la réquisition du gouvernement maltais, le commandant des vaisseaux a ordre de voler au secours des Français ; et l'année dernière, je réclame encore le témoignage de MM. les députés de Marseille, l'année dernière une flotte venant d'Alger est attaquée par des corsaires d'Alger, par la suite d'un malentendu ; les vaisseaux de Malte étaient à la mer, il s'en furent instruits, et dans l'instant ils allèrent ramasser les vaisseaux français, non seulement sur nos côtes, mais encore jusqu'à Malaga ; ils allèrent escorter les vaisseaux français venant des côtes de Barbarie, et reçurent avec juste raison les témoignages de la plus vive reconnaissance de la ville et de la chambre de commerce de Marseille.
Non seulement nous recevrons tous les secours de bonne amitié, mais tous ceux que pourrait produire une dépendance effective de l'ordre de Malte envers la nation française. Cependant, les autres nations payent comme nous les revenus de l'ordre de Malte : cet ordre a des fondateurs dans tous les royaumes catholiques de l'Europe ; et il arrive, par la position de nos côtes, que la nation française est la seule à profiter de cette protection active et continue, et que le port de l'île de Malte, le plus important de la méditerranée, est précisément entre leurs mains pour le compte de la nation française.
Je vous prie de considérer, Messieurs, quelle serait pour nous la différence, si ce port changeait et de destination et de maître. Vous n'ignorez pas que la Russie avait fait des propositions à la religion, non pas pour lui céder la souveraineté de l'île et la propriété du port, mais pour obtenir d'être au même état où nous sommes nous-mêmes. Le grand-maître repoussa cette proposition et les avantages qu'on y joignait. Il en résulta un événement tel, que l'ordre faillit être détruit par un soulèvement qui a eu lieu à cette époque.
Si donc, Messieurs, nos relations avec l'ordre de Malte sont, non seulement altérées, mais véritablement détruites, comme je le crois, comme je le crains, que pensez-vous qu'il arrivera de ce nouvel état de choses ? Ou le port de Malte, qui ne pourra plus être défendu, passera en la possession du seigneur suzerain, qui est le roi de Naples, et je doute qu'il soit
en état de le défendre longtemps, ou il passera entre les mains d'une puissance étrangère. Vous savez qu'à deux époques différentes, dans la dernière guerre, il fut mis en délibération au parlement d'Angleterre si on attaquerait l'île de Malte, et ce n'était certainement pas par mécontentement contre l'ordre : c'était uniquement pour nous priver de tous les secours, de tous les avantages dont nous profitons.
D'après ces détails, je demande si ce n'est pas un objet bien important pour la nation de savoir dans quels termes vous devez traiter 1'ordre de Malte, et s'il serait sage de vous engager dans toutes les conséquences du principe qu'on vous propose de décréter. J'insiste donc pour séparer dans la discussion actuelle ce qui est relatif aux ordres nationaux sur lesquels vous prononcerez ce que vous voudrez, d'avec ce qui est relatif à l'ordre de Malte. Il me semble que, pour la sûreté de vos principes, il suffit que l'ordre de Malte n'ait rien dans la Constitution ; qu'il n'ait aucune influence dans votre ordre politique, que ses membres n'aient droit à aucune espèce des distinctions sociales et politiques dans le royaume en qualité de chevaliers de Malte. Enfin, je vous prie, au nom de la nation, au nom de l'intérêt national, d'écarter le troisième article.
M. Regnaud ( de Saint-Jean-d'Angély ). Il me semble qu'il y a très peu de division dans l'Assemblée sur la question qui nous occupe. Voici à quoi elle se réduit :
1° Supprimera-t-on les ordres en général ?
Tout le monde est d'accord qu'il en est qu'il faut conserver, tel que l'ordre de Saint-Louis et l'ordre du Mérite...
A gauche : Ce n'est pas un ordre.
M. Regnaud ( de Saint-Jean-d'Angély ). Je me suis servi du mot ordre comme correspondant aux anciennes idées et je conçois que ceux qui veulent la conservation de cet ordre ne la veulent que comme distinction individuelle.
2° Opérera-t-on isolément sur chaque ordre étranger, ou bien la question sera-t-elle posée comme le comité l'a fait ?
Je pense qu'il faut que vous agissiez comme le comité le propose.
Je soutiens, contre l'opinion de M. Malouet, qu'il est indispensable que vous décrétiez que tout individu, qui entrera dans une corporation étrangère, renoncera par cela même à son droit de citoyen français ; car je ne conçois pas qu'on puisse être revêtu d'une distinction qui exige des preuves de noblesse, et qu'on puisse être membre du souverain dans un pays où il ne peut y avoir de noble.
Jusqu'à ce que l'on ait trouvé un moyen de concilier ces deux prétentions absolument contraires, je dirai : tout homme qui sera membre de cette association pourra bien encore conserver ses propriétés, parce qu'il n'aura pas perdu ce droit là qui est sacré ; mais il aura perdu le droit d'être membre du souverain et d'avoir une fonction politique à exercer en France.
Ce n'est pas que je ne sente, comme le préopinant, qu'il y a un très grand intérêt à conserver nos relations avec l'ordre de Malte ; j'en suis persuadé, et je crois qu'il est important de ne rien décider dans cet instant sur ce qui concerne cette importante question, et qu'il faut charger le comité diplomatique, lorsque vous aurez mis vos principes constitutionnels à couvert, de vous rendre un compte détaillé de tous les intérêts que vous avez à traiter avec l'ordre de Malte, et les autres puissances intéressées à sa conservation, et qui sont, en quelque sorte, les coassociées de la France pour maintenir son existence. Je crois qu'il est facile de prouver que l'article 2 ne touche pas à cette question. Et, en effet, l'ordre de Malte n'existe pas en France ; et quand vous supprimeriez toutes les distinctions établies en France, vous ne touchez nullement à l'ordre de Malte. Il suffit donc que vous ne statuiez rien sur l'ordre de Malte, avec lequel vous avez toujours traité comme de souverain à souverain, puisqu'il y a un ambassadeur de Malte en France ; et à cette occasion j'observerai que lorsque M. de Montmorin a notifié la fuite du roi aux ambassadeurs étrangers auprès de nous, l'ambassadeur de Malte fut seul qui répondit d'une manière positive pour reconnaître dans cette occasion l'autorité de l'Assemblée nationale et correspondre avec elle.
En convenant, avec M. Malouet, de l'intérêt qu'il y a à considérer isolément les relations politiques et commerciales qui vous lient avec l'ordre de Malte, je dis qu'il est très important de détruire tous les soupçons que l'on a voulu semer pour diviser l'Assemblée nationale, et conséquemment de donner une nouvelle force au décret qui prescrit toutes distinctions du rang.
Je demande donc que l'on mette aux voix cette première question :
Discutera-t-on si l'on supprimera toute sorte d'ordres existants actuellement en France, ou si on déclarera que ce ne seront que des distinctions individuelles ?
M. Chabroud. J'ai peu de mots à dire à l'Assemblée. Je crois que, dans la discussion présente, tous les esprits ont cette intention-ci : il faut extirper, par rapport aux ordres de chevalerie, tout ce qui peut avoir une influence dangereuse à la Constitution, et contraire au régime nouveau que vous avez introduit en France. D'après cette observation, je dis qu'il faut distinguer les ordres qui ont leur établissement en France, et à leur égard vous avez une grande latitude, d'avec les ordres dont l'établissement est en pays étranger, à l'égard desquels votre attention ne doit porter que sur ce qui est dangereux à votre Etat.
A l'égard des ordres dont l'établissement est en France, je ne crois pas qu'il puisse y avoir le moindre doute. Il faut nettement en prononcer la destruction : ces ordres exigent pour la plupart des preuves de noblesse, et, sous ce point de vue, la noblesse héréditaire étant abrogée par votre Constitution, vous ne pouvez pas conserver des institutions pareilles ; mais vous devez promptement et franchement en prononcer la suppression.
Je passe maintenant aux ordres de chevalerie dont l'établissement est en pays étranger. Il est évident qu'à leur égard, vous ne pouvez pas prononcer de suppression : vous ne pouvez pas porter une loi qui devrait s'exécuter hors des limites de l'Empire ; mais les ordres de chevalerie établis chez l'étranger peuvent avoir sur vous une influence dangereuse et contraire à la Constitution : je prends, pour exemple, l'ordre de Malte dont on a parlé. Pour être admis dans cet ordre, il faut, pour la plupart de ses places, faire des preuves de noblesse ; les preuves se font en France.
M. d'Aubergeon-Murinais. Je vous demande pardon, Messieurs, elles ne se font pas en France.
M. Goupilleau. M. Murinais qui est chevalier de Malte, doit savoir qu'il y a en France une commission établie pour faire les preuves de noblesse nécessaires à l'admission dans l'ordre de Malte.
M. d'Aubergeon-Murinais. S'il fallait m'expliquer là dessus, je vous prouverais que ce que vous dites n'est pas juste.
M. Chabroud. Je ne peux pas donner à l'Assemblée le détail des formes qui s'observent pour l'admission à l'ordre de Malte, car je l'ignore ; mais ce qui me parait évident, sans aller au delà, c'est que si les preuves sont consacrées en dernier résultat à Malte, au moins est-il indubitable qu'elles se préparent en France : au moins est-il indubitable que, par des commissaires, il faut qu'on ait vérifié en France les titres exigés. Cela me suffit pour observer qu'il y a ici une atteinte à la Constitution ; je crois donc que c'est ici que l'empire de la loi française sur l'égalité doit commencer d'intervenir, sans quoi vous verriez bientôt renaître cette distinction de nobles et de non nobles, que vous avez proscrite.
Je profiterai de l'occasion pour faire une autre observation. Après la suppression de la noblesse, je crois qu'il doit être défendu à tous citoyens français de prendre, dans les actes qu'ils feront, ni la qualité de nobles, ni aucune autre équivalente. ( Applaudissements. )
Ce n'est pas tout ; on a éludé les dispositions des décrets de l'Assemblée. On a bien vu qu'il ne fallait pas prendre directement la qualité de duc ou de comte ; mais on a un langage particulier, avec lequel on s'entend et on s'entendra éternellement. On prend la qualité de ci-devant duc, de ci-devant comte. ( Rires. ) Ces expressions, qu'on a grand soin d'employer dans les actes de famille, sont précisément la même chose que si l'on prenait les anciens, et serviront dans tous les temps à compléter des preuves de noblesse. Je crois donc, si vous voulez que l'égalité établie par votre Constitution ne soit pas bientôt intervertie, je crois que vous devez faire cesser les qualifications.
Voila, Messieurs, les observations que j'avais à vous faire et, d'après cela, voici nos conclusions : Je crois qu'il faut prononcer nettement et franchement la suppression entière, absolue, de tous les ordres de chevalerie en France. J'observe que, dans cette suppression, je n'entends point comprendre l'obligation à ceux qui portent la décoration militaire, de la quitter ; mais je crois qu'on peut ajouter à la disposition de suppression une autre disposition qui conserve, comme simple décoration personnelle, la croix de Saint-Louis et la croix du Mérite militaire.
Un membre : Il n'en faut qu'une.
M. Chabroud. Je suis parfaitement de l'avis de ceux qui veulent qu'il n'y ait qu'une distinction ; mais je ne crois pas que notre objet soit aujourd'hui de l'établir ; je crois que c'est une disposition que vous devez réserver pour la suite ; dans ce moment, il s'agit seulement de la suppression des ordres de chevalerie.
La seconde disposition, qu'il me parait utile et nécessaire de prononcer, c'est la défense à tous citoyens français de prendre dans les actes auxquels ils interviendront aucune qualité relative à la noblesse héréditaire, ni même aucune expression rappelant l'existence ancienne de leur noblesse ; qu'il soit en même temps défendu à tous officiers publics de donner à qui que ce soit pareille qualité.
Je demande que l'Assemblée charge son comité de jurisprudence criminelle et son comité de Constitution de lui faire dans trois jours la proposition d'un projet de décret sur les peines qui pourront être infligées à ceux qui contreviendront à cette loi.
M. le Président. La parole est à M. Prieur.
Plusieurs membres : La discussion fermée !
( L'Assemblée ferme la discussion. )
M. Camus, rapporteur. La discussion qui s'est établie fait voir, en général, que l'on est tous d'accord sur le principe relativement aux ordres qui existent dans le royaume.
MM. Lanjuinais et Roederer ont proposé une rédaction plus claire du premier article : le comité ne peut pas s'y opposer. Voici, en conséquence, la motion de M. Lanjuinais, rédigée avec celle de M. Roederer.
« Toute corporation, toute décoration, tout signe extérieur qui suppose des distinctions de rang et de naissance sont supprimés. Il ne pourra en être établi de pareils à l'avenir. »
M. Boissy-d'Anglas. M. Lanjuinais a pensé que non seulement il fallait détruire les cordons qui exigeaient des preuves de noblesse, mais encore les ordres qui supposeraient une distinction quelconque, parce que toute distinction est véritablement une noblesse ( Non ! non ! ) et qu'on pourrait substituer une autre noblesse à l'ancienne. Je demande donc que le mot ordre soit expressément inséré dans l'article.
M. La Poule. Je prie M. le rapporteur d'ajouter à l'article le mot confrérie. ( Rires. ) Dans la ci-devant province de Franche-Comté, il y a une confrérie de Saint-Georges dont les membres s'assemblent tous les 23 avril. Ils ont un petit Saint-Georges avec un cordon bleu. ( Rires. ) Cette confrérie existe depuis environ cinq siècles, sous le nom de « confrérie de Saint-Georges ». Ils prennent ce titre dans tous les actes. Je demande que cela soit expressément dit dans l'article.
M. Camus, rapporteur. J'ajouterais volontiers confrérie ; mais j'observe qu'il est fâcheux que, quand nous faisons une loi générale, chacun songe à la petite partie du royaume qu'il habite, ou à la petite chose qu'il connaît. Il résulte de là que dans beaucoup de nos lois, il y a des énumérations qui deviennent inutiles, superflues. Il faut que les lois, par leurs expressions mêmes, annoncent une disposition générale.
Voici définitivement comme je propose de rédiger l'article :
Art. 1er. « Tout ordre de chevalerie ou autre, toute corporation, toute décoration, tout signe extérieur qui suppose des distinctions de naissance, sont supprimés en France ; il ne pourra en être établi de semblables à l'avenir. » ( Adopté. )
M. Camus, rapporteur. Je rédigerai le second article en ces termes :
« La décoration militaire actuellement existante étant, comme toute récompense honorifique, purement individuelle et personnelle, ne peut être la base d'un ordre ou d'une corporation ; pour la recevoir on ne pourra exiger d'autre serment que le serment civique. »
M. Giraud-Duplessis. Je demande que l'on ajoute à l'article le mot provisoirement, parce que vous ne voulez sûrement pas, Messieurs, préjuger qu'à l'avenir il n'y aura de distinctions à accorder qu'aux seuls militaires. Chez les peuples barbares on ne connaît qu'un seul moyen de servir la patrie. Ceux qui portent les armes exigent des honneurs à main armée, et voilà comment les premières distinctions se sont introduites ; chez un peuple civilisé il y a différentes manières de servir sa patrie : ceux qui rendent des services dans les législatures, dans les administrations, dans les tribunaux, ont droit aux décorations dues à tous les citoyens qui ont bien mérité de la patrie.
M. de Montesquiou. La décoration militaire vous présente un monument d'intolérance religieuse, que vous ne devez pas laisser subsister. L'ordre du Mérite militaire n'est autre que celui de Saint-Louis appliqué à des protestants, et encore à des protestants étrangers ; car les protestants français ne pouvaient pas le recevoir. Or, par le décret qu'on vous propose, on supprime les statuts de l'ordre de Saint-Louis et le serment de catholicité qu'il fallait prononcer. Je demande donc que, par ce même décret, l'ordre du Mérite militaire soit fondu au même instant dans l'ordre de Saint-Louis, et la décoration de l'un remplacée par celle de l'autre. ( Applaudissements. )
M. Lanjuinais. L'amendement de M. de Montesquiou me parait très convenable. Je demande, moi, que le ruban soit aux couleurs nationales ( Applaudissements. ) afin d'oublier, d'effacer toute ancienne distinction. ( Applaudissements. )
M. Tronchet. Il s'agit d'abord d'examiner si vous devez admettre des distinctions différentes ou une seule distinction nationale. Il y a, suivant moi, le plus grand inconvénient à établir des distinctions différentes attachées à différentes professions, parce que c'est rompre l'unité de la nation ; ce serait, pour ainsi dire, introduire dans le royaume autant de castes différentes.
Maintenant j'observe que le mot provisoirement ne remplit pas l'esprit de l'amendement de M. Giraud et qu'il serait d'ailleurs très déplacé. Car mettre dans un second article le mot provisoirement ce n'est que faire une exception à la disposition du précédent article ; et en mettant que cependant par provision le militaire pourra conserver sa décoration, il s'ensuivrait que l'on conserverait cette décoration comme un ordre. Je propose de rédiger l'article ainsi :
« Art. 2. L'Assemblée nationale se réserve de statuer s'il y aura une distinction nationale unique qui pourra être accordée aux vertus, aux talents et aux services rendus à l'Etat ; et néanmoins, en attendant qu'elle ait statué sur cet objet, les militaires pourront continuer de porter et de recevoir la décoration militaire actuellement existante. »
M. Camus, rapporteur. Je trouve les amendements qu'on a proposés très justes ; mais je crois que ce n'est pas aujourd'hui que vous devez entrer dans ces détails.
( L'Assemblée décrète l'article 2 dans les termes proposés par M. Tronchet. )
M. Camus, rapporteur. Je propose maintenant, comme article 3, une disposition présentée par M. Chabroud :
« Art. 3. Aucun Français ne pourra prendre aucune des qualités supprimées, soit par le décret du 19 juin 1790, soit par le présent décret, pas même avec les expressions de ci-devant, ou autres équivalentes. Il est défendu à tout officier public de donner lesdites qualités à aucun Français dans les actes. Il est pareillement défendu à tout officier public de faire aucun acte tendant à la preuve des qualités supprimées par le décret du 19 juin 1790, et par le présent décret. Les comités de Constitution et de jurisprudence criminelle présenteront incessamment un projet de décret sur les peines à porter contre ceux qui contreviendront à la présente disposition. »
M. d'Aremberg de la Marck. Je ne puis prendre part à ce décret-là.
M. de Croix. Ni moi non plus. ( L'article 3 est mis aux voix et adopté. )
M. Camus, rapporteur. Voici comme je rédige l'article 4 et dernier :
« Tout Français qui demanderait ou obtiendrait l'admission, ou conserverait l'affiliation à un ordre ou corporation établi en pays étranger, dans lequel on exige, pour l'admission, des distinctions fondées sur la naissance, perdra la qualité et les droits de citoyen français. »
M. Lanjuinais. Il faut mettre dans l'article : « ou toutes autres associations ou corporations fondées sur des distinctions de rang et de naissance. »
M. Camus, rapporteur. J'adopte.
M. Malouet. Pour vous faire sentir combien cet article est dangereux, je vous prie de considérer s'il eut été digne de la nation française de refuser le titre et le droit de Français au bailli de Suffren.
M. Goupil-Préfeln. Il eût préféré la qualité de citoyen français.
M. Martineau. On vous cache les conséquences du décret qu'on veut vous faire porter. Vous avez maintenant un très grand nombre de maltais, qui possèdent ou administrent en France des propriétés appartenant à l'ordre de Malte. S'il n'est pas possible qu'ils demeurent affiliés à l'ordre de Malte sans perdre le droit et la qualité de citoyen français, c'est donc à dire que vous les mettez dans la nécessité d'abandonner l'ordre de Malte, et conséquemment toutes les jouissances qui tiennent à ce titre. Cela veut dire que vous condamnez les trois quarts de ces chevaliers à mourir de faim. ( Murmures. )
On vous parlait tout à l'heure du bailli de Suffren, et on vous disait qu'il aurait préféré la qualité de citoyen français à celle de bailli de l'ordre de Malte. Je ne sais si M. le bailli de Suffren avait d'ailleurs des biens suffisants pour le dédommager de la perte de 100,000 livres de rente. Je demande que cet article soit ajourné jusqu'au moment où l'on vous présentera un projet sur l'ordre de Malte.
M. Chabroud. J'observe que ce que vient de dire le préopinant est hors de la question. Les chevaliers de Malte français font partie du souverain de Malte, et ne peuvent plus être citoyens français. S'ils possèdent en France, ce n'est pas en leur nom, ce n'est pas comme vrais possesseurs ; c'est comme administrateurs envoyés par l'Ordre. ( Applaudissements. ). I1 est donc évident qu'après comme avant la loi, les chevaliers de Malte n'étaient et ne sont pas citoyens français ; et à cet égard le comité ne décide rien.
M. Tronchet. Le préopinant s'est trompé, lorsqu'il a prétendu que tout Français, ci-devant admis dans l'ordre de Malte, avait absolument perdu sa qualité de citoyen français, pour n'être qu'un citoyen maltais. Les Français admis dans l'ordre de Malte, ayant fait des vœux, avaient, sous certains aspects, perdu une partie des droits civils ; mais il en était d'autres qu'ils avaient conservés ; et spécialement c'est comme citoyens français qu'on était dans l'usage de les admettre dans le service. Votre décret ôtant absolument à ceux qui seraient affiliés à cet ordre la faculté d'être citoyens français, il faudra que tout homme pourvu d'un revenu quelconque ou d'un emploi civil ou militaire y renonce.
Plusieurs membres : Non ! non !
M. Fréteau-Saint-Just. L'intention des comités a été qu'ils restassent comme officiers au service de la France, en conséquence qu'ils conservassent le droit d'avancer dans tous les grades et d'obtenir toutes les récompenses qui appartiennent à des officiers au service de la France.
M. Malouet. Ils sont donc citoyens.
M. Fréteau-Saint-Just. M. Luckner n'est pas en possession de tous les droits civils, et il est officier au service de la France. On pourrait, si l'on veut, ajouter à la fin de l'article qu'un Français qui viendrait à perdre des droits civils, en vertu même de cet article, pourrait être employé néanmoins au service de la France comme tout étranger. ( Assentiment. )
M. Merlin. Il est certain que les chevaliers profès de l'ordre de Malte, quoique nés Français, ont cessé, par leur profession, d'être français. Cela est si vrai que par un arrêt rendu il y a six ans, au parlement de Paris, sur la plaidoirie d'un avocat très célèbre, M. Courtin, M. Camus plaidant contre, il a été jugé qu'une procuration ad resignandum était nulle par cela seul qu'on y avait employé comme témoin un chevalier de Malte profès.
M. Camus, rapporteur. C'était M. le bailli de Suffren. En tenant compte des diverses observations qui viennent d'être présentées, voici comme je propose de rédiger l'article :
« Art. 4. Tout Français qui demanderait ou obtiendrait l'admission, ou qui conserverait l'affiliation à un ordre de chevalerie ou autre, ou corporation établie en pays étranger, fondée sur des distinctions de naissance, perdra la qualité et les droits de citoyen français ; mais il pourra être employé au service de la France comme tout étranger. » ( Adopté. )
Première annexe à la séance de l'Assemblée nationale du samedi 30 juillet 1791, au matin.
Notes de M. Camus sur les ordres de Chevalerie (*).
( Imprimées par ordre de l'Assemblée nationale )
Le principe seul est à l'ordre du jour. Peut-il ou ne peut-il pas être conservé des ordres en France ?
Pour se décider, il faut considérer les bases de notre Constitution, et ce que c'est que les ordres dont nous parlons ici.
Les bases de la Constitution sont égalité, unité.
Egalité entre tous les citoyens. On peut être distingué aux yeux de ses concitoyens par ses talents et ses vertus. Cette distinction est permise, parce que chacun peut y aspirer et y parvenir ; toute autre distinction, telle que celle de la naissance, est nulle ; elle serait inconciliable avec l'égalité de la loi.
Unité qui n'admet qu'une seule grande société, celle de tous les concitoyens. Cette unité rejette toute société particulière, toute corporation, qui, ayant des lois et des biens propres formerait un petit Etat dans le grand et unique Etat que la Constitution a formé, et qu'elle peut seul reconnaître.
Examen de ce qui est compris dans l'idée des ordres dont nous parlons en ce moment.
Le mot d'ordre, susceptible de beaucoup de nuances, indique, en général, une séparation d'un certain nombre de personnes d'avec d'autres personnes, une classe distincte d'autres classes.
Dans l'idée des ordres dont nous parlons, qui sont les ordres de chevalerie, sont compris quatre objets :
1° Des conditions requises pour être admis dans l'ordre : conditions qui portaient les unes sur la naissance, la patrie, la religion du sujet ; son état de célibataire, de profès d'une religion, les autres qui portaient uniquement sur des actes que chacun était libre de faire.
Exemples : Pour être membre de l'ordre de Malte, il faut être célibataire et faire des vœux de religion. La croix, de Saint-Louis s'accorde à des services militaires que chacun peut remplir ;
2° L'existence d'une corporation, d'une union d'individus, liés par un serment commun, obligés à l'observation de statuts communs, possédant des biens communs ;
3° Obligations résultant des statuts et des serments ;
4° Récompense honorifique.
De ces quatre objets une partie est inconciliable avec la Constitution actuelle, une autre partie peut être conciliable sous différentes conditions.
Ce qui est inconciliable est : 1° la réserve de l'admission dans un ordre, en faveur de certaines personnes qui auraient, à raison de leur naissance ou de leur état, des qualités que d'autres personnes n'auraient pas ;
2° Une corporation qui forme une société particulière dans la grande et unique société de l'Etat ;
3° L'obligation à des lois qui ne seraient pas seulement indifférentes à la Constitution, mais qui y seraient quelquefois contraires.
Ce qui peut être conciliable, c'est la récompense honorifique personnelle due à quiconque fait des actions, ou rend à l'Etat des services que chaque citoyen peut faire et rendre l'un aussi bien que l'autre.
C'est réellement à ce petit nombre d'idées fort simples, que se réduit toute la discussion de ce qui est aujourd'hui à l'ordre du jour.
Il est inutile d'examiner, dans l'état et au moment actuel, ce qui peut concerner en particulier chacun des ordres qui existent dans le royaume. Il est indifférent que ce qui sera décrété porte sur un ordre appelé ordre de Malte, ordre de Saint-Lazare ; sur un ordre affecté à des personnes dont la noblesse remontait à 100 ans, ou sur celui qui exigeait 200 ans de noblesse. Il ne faut s'occuper que de ce qui est constitutionnel ; et les articles constitutionnels ne sont pas déterminés par des faits particuliers : ce sont, au contraire, les conséquences de ces articles qui règlent et déterminent tous les faits particuliers. On s'occupera, dans un autre temps, des biens de ces ordres, des règlements qui seront à faire pour les récompenses honorifiques ; aujourd'hui il ne s'agit que de déduire les conséquences immédiates du résultat des bases de la Constitution française, comparée avec les idées comprises dans ce qu'on appelle ordres de chevalerie et de réduire ces conséquences en principes.
(*) M. Camus ne donna pas son rapport à l'impression ; pour déférer au vœu de l'Assemblée, il se borna à la distribution des notes ci-après, dans lesquelles la question est réduite à ses termes les plus simples.
Deuxième annexe à la séance de l'Assemblée nationale du samedi 30 juillet 1791, au matin.
Opinion de M. Malouet sur l'ordre de Malte dans la discussion des ordres de chevalerie.
Nota. — Depuis le décret qui a été rendu sur les ordres de chevalerie, et qui change, à mon avis, les relations de la France avec l'ordre de Malte, quelques personnes ont annoncé des vues ultérieures sur les propriétés de cet ordre. Il y a, en effet, lieu de craindre que les dispositions adoptées ne soient bientôt présentées comme principes de la destruction nécessaire des établissements de l'ordre en France. Cette considération m'engage à ajouter quelques observations à l'opinion publique que je prononçai lors de la discussion, et à la publier.
Messieurs,
En ne considérant que sous des rapports politiques la question de la suppression des ordres de chevalerie, il serait facile de vous démontrer qu'on peut les défendre par d'autres motifs que ceux de la vanité qui s'attache à leur conservation ; il serait facile de vous démontrer qu'un autre sentiment de vanité peut, dans ce moment-ci, les poursuivre ; mais j'abandonne dans cette discussion tout ce qui est étranger à l'ordre de Malte. Le second article du projet de décret en prépare l'anéantissement en France ; il semble que cet ordre, souverain dans son île, ne se trouve au milieu de nous que comme un de ces établissements fastueux qui perpétue, sans utilité réelle, les distinctions que vous avez abrogées. Or, ce serait trahir les intérêts de la nation, de ne pas vous démontrer comment ils sont liés à ceux de l'ordre de Malte. J'y suis particulièrement obligé par les relations que j'ai eues avec le commerce du Levant et avec le résident de France à Malte. Je veux donc vous soumettre toutes les observations qui me font rejeter le projet de vos comités en ce qui est relatif à l'ordre de Malte, et qui doivent vous engager également à ne porter aucune atteinte à son existence et ses propriétés.
Sans doute, un ordre qui ne serait que religieux doit être soumis à toutes les conditions du régime ecclésiastique, séculier et régulier, adopté dans le royaume ; mais si cet ordre se trouve placé au milieu de nous, d'après des conventions semblables à celles qui nous lient à plusieurs puissances étrangères si, indépendamment de ses rapports religieux, qui peuvent être plus ou moins altérés, et sur lesquels la législation sera plus ou moins indifférente, des rapports politiques et des considérations majeures unissent l'existence et les intérêts de l'ordre de Malte aux intérêts de la nation ; sans doute, ces considérations méritent votre attention.
Si nous ne prenons point le même intérêt que nos ancêtres à la première destination de l'ordre de Saint-Jean, je doute que les faits d'armes des chevaliers de Rhodes vous aient jamais été aussi utiles que la tranquille possession de l'île de Malte pour leurs successeurs.
Vous n'ignorez pas, Messieurs, que de toutes les puissances de l'Europe, la France est celle dont le commerce est le plus riche et le plus étendu dans le Levant ; mais ce qui pourrait peut-être échapper à l'attention de plusieurs de ces Messieurs, c'est que nous ne devons qu'aux croisières des Maltais contre les Barbaresques et les Turcs, le commerce de cabotage que nous faisons dans les Echelles ; parce que tous les sujets du Grand-Seigneur et des régences barbaresques, chargent de préférence à leur propre pavillon, leurs marchandises sur les vaisseaux français.
Les Turcs et les Levantins, et surtout les Grecs qui habitent les côtes, ont l'esprit et les moyens du commerce maritime. Un gouvernement oppresseur altère, circonscrit, mais ne peut étouffer cette activité mercantile ; et si la navigation marchande des sujets de la Porte était protégée, ils seraient seuls en possession de tous les transports d'île en île de l'Egypte à Constantinople et à Smyrne. Faute de cette protection, ils redoutent sans cesse le pavillon Maltais, et chargent de préférence sur nos vaisseaux leurs propres marchandises. C'est ce commerce, appelé de caravane, qui est le plus utile à notre navigation, parce qu'il lui appartient tout entier, qu'il tient nos équipages dans une activité continuelle, et que ce louage habituel de nos hommes et de nos vaisseaux est un bénéfice certain ajouté à celui de nos marchandises.
Ce ne sont pas, Messieurs, les seuls services indirects que l'ordre de Malte rend à la navigation française. Personne n'ignore que la médiation toute puissante de la France, intervient fréquemment entre la Porte et la religion, qui ne résiste jamais à la réquisition du ministre français, pour éloigner ses corsaires et ses vaisseaux de l'Archipel, du Levant, lorsque nos relations politiques avec le Grand-Seigneur exigent ces ménagements ; mais il convient encore de vous faire connaître des services plus directs, plus récents, et dont la place de Marseille constate l'authenticité.
La régence d'Alger, ou, sans son aveu, les corsaires armés sous son pavillon, ont insulté et arrêté en 1789 plusieurs de nos bâtiments marchands dans la méditerranée ; aussitôt que l'escadre maltaise en fut instruite, et avant toute réquisition, ses frégates ont été sur la côte d'Espagne, et sur celle d'Afrique, chercher et convoyer nos bâtiments, et les plus richement chargés, sont entrés sous cette escorte dans le port. J'ai personnellement connaissance de ce fait et de beaucoup d'autres semblables, sur lesquels la chambre de commerce de Marseille vient de manifester sa reconnaissance à l'ordre de Malte.
Je réclame ici le témoignage de Messieurs les députés de Marseille, au même titre qui a fait invoquer le mien.
Il est encore de plus importantes considérations que je ne ferai qu'indiquer, et dont les instructions ministérielles vous feraient apercevoir l'influence. C'est, Messieurs, que l'île de Malte, par sa position, déterminerait une révolution dans le Levant, si elle appartenait à toute autre puissance qu'aux chevaliers de Saint-Jean, et il leur serait impossible d'en entretenir la garnison, d'en défendre les ports, si leurs propriétés en France étaient attaquées ; car elles forment plus de la moitié des propriétés de l'ordre.
Si vous ajoutez à cela, Messieurs, que les vaisseaux et les galères de la religion sont fréquemment employés à la protection de notre commerce, que Malte est la relâche la plus sûre et la plus utile de nos vaisseaux de guerre et de nos vaisseaux marchands, que les officiers et matelots français sont, dans tous les temps, et en grand nombre, soignés gratuitement dans son hôpital, que, pendant la guerre, la religion nous fournit ses propres matelots, et c'est encore un point que je ne puis me dispenser de certifier, vous ne considérerez pas, Messieurs, cet ordre distingué comme une collection insignifiante pour la France d'inutiles célibataires, vous en verrez les membres servant avec éclat dans les armées de terre et de mer, et les dignités de l'ordre devenues souvent le prix des services rendus la patrie.
C'est cependant de tels hommes qu'on déclare inhabiles à être citoyens français. Ainsi l'on eût refusé ce titre au bailli de Suffren, qui soutint avec tant d'éclat la gloire du pavillon français ! Ainsi le décret qu'on vous propose, s'il laisse subsister les propriétés de l'ordre n'aura d'autres résultats que de rendre étranger à la France, une institution éminemment utile et de la proscrire autant qu'il est en votre pouvoir de le faire ; cependant l'extension la plus rigoureuse de vos principes exigerait seulement de ne point lui donner place dans votre système politique, attendu que l'ordre de Malte ne peut être considéré par vous comme ecclésiastique, ni par sa destination, ni par son régime ; je n'entends pas par quelle considération raisonnable vous voudriez réformer un régime politique qui vous est étranger quant à ses principes, qui vous est précieux quant à ses résultats.
Cet ordre, considéré dans son régime politique, est peut-être le plus parfait modèle du gouvernement mixte, et il n'est pas indigne de l'attention d'un Corps législatif de remarquer que, pendant que toutes les nations étaient encore dans la plus profonde ignorance des principes de la liberté sociale et individuelle qui doivent diriger une société politique, ils étaient recueillis et mis en pratique par des hommes réunis sous une discipline conventuelle qu'ils observaient fidèlement, mais en hommes libres. Ils ont en effet devancé les Anglais dans la meilleure distribution des pouvoirs législatifs et exécutifs, et ils ont su, les premiers, concilier dans l'institution de leur chef l'éminente représentation de la souveraineté et la plénitude du pouvoir exécutif, avec la plus exacte subordination aux lois qui émanent du chapitre général.
Or, Messieurs, pendant que vous régénérez la plus grande monarchie de l'Europe, serait-il digne des sentiments qui vous animent, d'anéantir sans motifs et contre votre propre intérêt, la plus petite, mais la plus régulière, et qui vous est personnellement très utile ?
L'ordre de Malte, considéré comme hospitalier et militaire, remplit avantageusement pour la France l'une et l'autre fonction, et c'est là, Messieurs, ce qui doit vous rendre cette institution recommandable, et ce qui doit la préserver de toute atteinte.
L'ordre de Malte existe parmi nous sous le double rapport d'un établissement utile à la nation et sous celui de puissance souveraine alliée, perpétuelle et fidèle à la France.
Sous le premier rapport, ses revenus sont la ressource de 400 familles françaises. Est-ce donc, Messieurs, une chose indifférente pour la société, que la subsistance et la ressource de quatre cents familles qui, par le nombre des salariés qu'elles entretiennent, et par la consommation des revenus de l'ordre, assurent aussi la subsistance de 10,000 ?
Mais, me dira-t-on, ces biens ne périront pas, ils passeront en d'autres mains ; ils pourvoiront toujours à la subsistance d'un nombre égal d'individus.
Je réponds qu'une telle translation de propriété, blessant le droit actuel des titulaires, et de ceux qui ont contracté des liens indissolubles, d'après cette compensation de leurs sacrifices et sous la foi publique qui la garantissait... je dis que cette translation de propriété ne peut être politiquement et moralement légitime, qu'autant qu'elle serait évidemment utile et nécessaire au bien général de la société. Or, c'est ce qui n'est pas, car l'ordre de Malte, considéré sous le second rapport de puissance étrangère, alliée perpétuelle et fidèle de la France, a droit à toute sa protection.
Sous ce second rapport, Messieurs, les revenus de l'ordre remplissent une des fonctions du revenu public, en protégeant le commerce, en contribuant au soulagement de nos marins, en entretenant une place forte et un port d'une grande importance au service de la France.
C'est sous ce rapport politique, Messieurs, que les concessions, propriétés, droits et privilèges de l'ordre de Malte, rentrent dans la classe des pactes et traités de la couronne avec les puissances étrangères, et ne pourraient éprouver aucune altération, sans des négociations et des informations préalables prises au conseil du roi.
Mais, sans recourir au ministère, il n'est point d'observateur attentif des intérêts politiques de l'Europe, qui ne sache que si l'île de Malte appartenait jamais à une puissance ennemie de la France, toutes nos relations commerciales dans le Levant, ne pouvant plus être protégées, seraient bientôt anéanties. En 1757, le parlement d'Angleterre mit en délibération l'attaque et l'invasion de cette île. En 1770, la Russie a fait à la religion les offres les plus séduisantes pour y établir l'entrepôt de ses forces dans le Levant : le succès de cette négociation ne pouvant convenir aux intérêts de la France, l'ordre nous resta fidèle, et rejeta toutes les propositions de la Russie, aux dépens de sa propre tranquillité qui fut bientôt troublée par des divisions intestines. Des complots, des tentatives de soulèvement exigèrent alors l'établissement d'une force militaire plus imposante, et la réduction de ces forces qui suivrait celle des revenus de l'ordre, ne pourrait que compromettre la sûreté de cette possession. Or, remarquez, Messieurs, qu'éminemment utile à la France, l'Allemagne, le Portugal, qui n'y ont aucun intérêt, contribuent cependant à l'entretenir.
Je sais qu'on a proposé de payer un subside à l'ordre de Saint-Jean pour le maintenir dans nos intérêts, malgré la destruction de ces établissements dans le royaume ; mais veuillez bien remarquer, Messieurs, que lorsqu'il y aura de moins à Malte 400 chevaliers français qui y perpétuent et y font prévaloir la prépondérance des intérêts nationaux ; lorsque l'alliance de l'ordre ne sera plus que le prix d'un subside, il conviendra à sa politique, à ses intérêts de mettre dans la balance tous les avantages que pourrait lui assurer une puissance étrangère, indépendamment d'un subside ; et si l'un de ces avantages était précisément l'établissement territorial dont on priverait en France l'ordre de Saint-Jean, il serait très raisonnable et par conséquent très probable, qu'il n'accepterait point un subside de la part de la France.
Supposons-nous que l'ordre de Saint-Jean ne pouvant plus défendre le port de île de Malte, le roi de Naples, en qualité de suzerain, s'en emparerait et que cette possession serait toujours entre les mains, d'une puissance amie ? Mais je pense que le roi de Naples ne pourrait longtemps conserver une possession plus onéreuse aujourd'hui qu'elle n'était lorsque Charles-Quint la céda à l'ordre pour servir de rempart à la Sicile, et je suis convaincu qu'elle deviendrait nécessairement la conquête d'une grande puissance maritime.
Défions-nous donc, Messieurs, de cette espèce de spéculation politique et fiscale, qui nous montre toujours la destruction sous un rapport avantageux, en dissimulant tous les résultats dangereux. Je suppose que l'anéantissement de l'ordre de Malte en France nous procure cent millions disponibles ; mais si votre système commercial dans le Levant, se trouve désorganisé par la suite de cette opération ; si vos escadres pendant la guerre perdent une relâche, un recrutement de matelots et des moyens de ravitaillement ; si la balance du commerce de la Méditerranée en est annuellement diminuée de dix millions ; si 400 familles françaises et 10,000 salariés y perdent leur aisance, et vont refluer nécessairement sur les autres classes d'employés à la charge du Trésor public et des particuliers, aurez-vous fait une sage, une juste, une utile opération, et ne serait-ce pas rendre un chômage beaucoup trop cher à ces critiques usées, mais toujours renouvelées des abus, des vices apparents des anciennes institutions ? Ah ! Messieurs, la perfection est loin de nous et n'est pas faite pour nous, quelque soit notre zèle et nos efforts.
La perfection ! elle est impossible ; mais l'amélioration de toute institution qui eut un premier objet d'utilité, est dans la puissance des hommes sages et éclairés et je ne sais quel pressentiment me fait voir, sur ce rocher célèbre de l'île de Malte, la possibilité, la perspective d'un magnifique établissement, qui réunisse dans son enceinte tous les intérêts, tous les soins, toutes les consolations de l'humanité. Déjà depuis longtemps la charité y établit son temple ; c'est peut-être le seul lieu du monde où le pauvre ait à son usage les ustensiles du luxe et de l'opulence. L'astronomie vient d'y trouver un asile par les soins du grand-Maître, et sous le plus beau ciel de l'Europe, doit y faire de nouvelles découvertes. Les métiers et l'industrie de l'Inde s'y sont naturalisés. La botanique y rassemble toutes les productions végétales de l'univers. Les langues orientales, toutes les langues mortes et vivantes y trouveraient des professeurs, et la jeunesse qui s'y rassemble des divers pays de l'Europe, pourrait y trouver un centre d'instruction, d'harmonie et de ralliement, qui influerait sûrement sur les relations politiques, et peut-être sur les peuples barbares de notre continent.
Mais sans vous arrêter plus longtemps sur des espérances que je ne crois point exagérées, qu'il me soit permis, Messieurs, de vous inviter seulement à ne pas les détruire ; et revenant aux considérations importantes que je vous ai exposées par celle de la justice, de l'honneur et de l'intérêt national, je demande que l'ordre de Malte soit maintenu dans ses propriétés, droits et privilèges, en statuant seulement que les Français qui y sont affiliés, n'auront en leur qualité aucun droit politique à exercer dans l'intérieur du royaume.
Signé : Malouet.
Assemblée nationale
Présidence de M. Alexandre de Beauharnais
Séance du 1er août 1791
La séance est ouverte à neuf heures du matin.
Un de MM. les secrétaires fait lecture du procès-verbal de la séance du samedi 30 juillet au matin.
M. Camus. Je demande la parole sur le procès-verbal.
M. le Président. La parole est à M. Camus.
M. Camus. Messieurs, j'ai deux observations à présenter relativement au décret sur les ordres de chevalerie.
Ma première observation porte sur l'article 2 de ce décret dont le commencement est conçu dans les termes suivants : « L'Assemblée nationale se réserve de statuer s'il y aura une distinction nationale unique qui pourra être accordée aux vertus, aux talents et aux services rendus à l'Etat... »
Le mot distinction n'est pas celui qu'il conviendrait d'employer ; il doit être remplacé par le mot décoration.
( L'Assemblée, consultée, adopte la proposition de M. Camus. )
En conséquence, l'article 2 du décret sur les ordres de la chevalerie est modifié comme suit :
« Art. 2. L'Assemblée nationale se réserve de statuer s'il y aura une décoration nationale unique qui pourra être accordée aux vertus, aux talents et aux services rendus à l'Etat ; et néanmoins, en attendant qu'elle ait statué sur cet objet, les militaires pourront continuer de porter et de recevoir la décoration militaire actuellement existante. »
M. Camus. Ma seconde observation porte sur la dernière partie de l'article 4 ainsi conçue : « Mais il pourra être employé au service de la France, comme tout étranger. » Cette disposition, par la manière générale dont elle est rédigée peut donner lieu à plusieurs difficultés ; il me parait convenable de la retrancher.
Je propose, d'ailleurs, de renvoyer la rédaction de cette partie de l'article aux comités militaire, diplomatique, ecclésiastique et des pensions, réunis sur la proposition desquels le décret a été rendu.
M. Fréteau-Saint-Just. Il n'y a qu'à mettre : « Tout français qui conservera l'affiliation à un ordre de chevalerie ou autre institution établie en pays étranger pourra continuer à être employé au service de la France comme étranger. »
M. Lanjuinais. J'appuie la demande de renvoi aux comités.
( L'Assemblée, consultée, ordonne le renvoi de la dernière disposition de l'article 4 et de l'observation de M. Camus, aux comités militaire, diplomatique, ecclésiastique et des pensions, réunis. )
M. Chabroud. Je demande que jeudi prochain les comités de Constitution et de jurisprudence criminelle, réunis, soient tenus de présenter à l'Assemblée, un projet de loi pénale contre les infracteurs du décret sur les ordres de chevalerie.
( Cette motion est adoptée. )
M. le Président. Quelqu'un demande-t-il encore la parole sur le procès-verbal ?...
( Le procès-verbal est mis aux voix et adopté. )