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Bibliothèque nationale de France

Revue des Grands Procès contemporains – Tome V – Année 1887 – Pages 461 à 536

L'AFFAIRE DES DÉCORATIONS

Complexe, délicate, hérissée de détails, d'incidents, chargée de plaidoiries, l'affaire Caffarel n'a pu nulle part être donnée in extenso d'une façon exacte. La Revue des Grands Procès, grâce au concours des avocats et des magistrats, grâce au zèle de ses collaborateurs, croit être arrivée à donner la reproduction vraiment documentaire de ce grand procès.

LA PRÉVENTION

Le 7 octobre, un journal du matin, le XIXe Siècle, publiait un article intitulé : « Le trafic des décorations au ministère de la guerre », et racontait qu'un officier général tenait boutique de décorations de la Légion d'honneur dans les bureaux même de la rue Saint-Dominique.

Les journaux du soir précisèrent ces révélations en annonçant que M. le général Caffarel, sous-chef d'état-major général, était révoqué de ses fonctions, et l'émotion publique s'accrut encore quand on apprit que l'arrestation de cet officier avait été ordonnée par l'autorité militaire. Le lendemain, 8 octobre, à onze heures du matin, M. Goron, sous-chef du service de la Sûreté, fit connaître verbalement à M. le procureur de la République que, dès le 29 septembre, M. le préfet de police, agissant en vertu de l'article 10 du Code d'instruction criminelle, avait ouvert une enquête sur les faits dont s'occupait toute la presse.

Quelques jours auparavant, sur les indications fournies par le nommé Bouillon à M. le préfet de police, l'inspecteur Lardiesse, du service de la sûreté, prenant le nom supposé de Langlois et se disant négociant à Roanne, s'était fait présenter chez la dame Limouzin, demeurant 32, avenue de Wagram, signalée comme l'intermédiaire active de ces négociations illicites. Il avait exprimé le désir d'obtenir la croix de la Légion d'honneur et ses ouvertures avaient été accueillies avec empressement. La dame Limouzin lui avait promis son concours moyennant 25,000 francs, qu'il s'engageait à verser immédiatement, ajoutant qu'elle le mettrait en présence d'un général dont la haute influence assurerait le succès de ses démarches.

La présentation annoncée avait été bientôt faite, et le prétendu Langlois avait eu deux entrevues avec M. Caffarel, l'une dans la maison de l'avenue Wagram, l'autre au ministère de la guerre. L'attitude et le langage du général n'avaient laissé aucun doute dans l'esprit de l'agent : en effet, les derniers mots prononcés par le sous-chef d'état-major avaient été ceux-ci : « Eh bien, dites donc, il n'y a rien de changé dans le prix convenu ».

Ces constatations, opérées par Lardiesse, avaient eu pour conséquence la délivrance par M. le préfet de police d'un mandat de perquisition et d'amener, daté du 29 septembre 1887, qualifiant d'escroquerie les faits imputés à la dame Limouzin ; deux perquisitions avaient été faites le 29 septembre et le 2 octobre au domicile de cette femme. En résumé, les renseignements recueillis dès le début de l'enquête concordaient avec les inductions que l'on pouvait tirer du rapport de Lardiesse, et faisaient pressentir l'existence d'une sorte d'association frauduleuse, exploitant le crédit que les fonctions du général pouvaient lui faire supposer.

Le rapport verbal de M. Goron au procureur de la République, ainsi que la publicité déjà donnée aux premières recherches nécessitaient l'ouverture immédiate d'une information judiciaire. Dans l'après-midi du 8 octobre, il fut procédé, par M. le juge d'instruction, à une nouvelle perquisition chez la femme Limouzin et à son premier interrogatoire. Le 9, une volumineuse correspondance était saisie au domicile du général Caffarel qui était interrogé, des témoins étaient également entendus, et certaines dépositions firent apparaître le nom du général d'Andlau, sénateur de l'Oise, auquel on attribuait des actes analogues.

Dans cette même journée, tandis qu'on relevait contre lui les premiers indices, M. d'Andlau, inquiet des attaques auxquelles il était en butte de la part de plusieurs journaux, se présenta de lui-même au Parquet pour protester de son innocence. Sa déclaration fut reçue par M. le juge d'instruction ; mais, dès le lendemain, l'inexactitude en fut démontrée par les progrès de l'information qui transformèrent en charges plus précises les soupçons dont il était l'objet. Il avait sans doute prévu ce résultat. Vers quatre heures, en effet, il quitta son domicile pour n'y plus revenir et la descente de justice opérée chez lui dans la journée ne put que constater son absence. Il fut toutefois procédé à une perquisition qui fit découvrir les preuves certaines de sa culpabilité.

Les renseignements publiés par la presse, au cours de l'instruction, ont pu faire penser, qu'outre les inculpés, plusieurs personnages connus étaient compromis dans cette triste affaire. Au début même des poursuites certains inculpés, espérant que la crainte du scandale ferait hésiter la justice, avaient prononcé quelques noms et fait des déclarations dont ils ont ensuite reconnu le caractère mensonger.

L'examen des pièces jointes au dossier, ainsi que des papiers contenus dans les scellés, c'est-à-dire de toutes les pièces sans exception qui ont été remises à l'autorité judiciaire ou saisies par elle, n'a pas permis de constater l'existence d'actes délictueux quelconques en dehors des faits sur lesquels a porté l'instruction et qui vont être exposés.

I. AFFAIRE CAFFAREL

Le général Caffarel avait été appelé, en mars 1886, au poste de sous-chef d'état-major général. Depuis de longues années, sa situation pécuniaire était fort embarrassée. Sa fortune personnelle et celle de sa femme paraissent avoir été compromises par des spéculations remontant à une époque déjà éloignée. Les papiers saisis à son domicile démontrent qu'il était harcelé de réclamations continuelles auxquelles il ne pouvait satisfaire, et qui aboutissaient fréquemment à des poursuites. Pour y faire face, il jouait assidûment à la Bourse, et signait une quantité de billets dont la négociation était de jour en jour plus laborieuse.

Sous la pression de ces difficultés, il se livrait à des opérations d'une nature équivoque ; par exemple, il achetait à crédit pour une somme de 15,000 francs de vins, qu'il revendait comptant ; il tentait de se faire livrer des voitures dans les mêmes conditions et dans le même but ; il négociait l'achat de 30,000 kilos de guano. En même temps, il compromettait sa dignité d'officier en écoutant complaisamment des gens de Bourse dont il espérait des services et qui tiraient de lui des renseignements sur des affaires de fournitures militaires ; il s'oubliait jusqu'à recevoir, sous forme d'escompte de billets, des fonds qui lui étaient versés par un individu intéressé dans les adjudications. Il devenait peu scrupuleux dans le choix de ses relations : c'est ainsi qu'après avoir eu avec les époux Limouzin de simples rapports d'affaires, il en vint à lier avec eux une connaissance plus étroite, accepta le contact de leur entourage et prêta l'oreille aux propositions qui lui furent faites.

La dame Limouzin, d'origine allemande par sa mère, veuve en premières noces d'un sieur Poulain, n'ayant aucun moyen régulier d'existence, vivait uniquement d'intrigues. Elle avait toujours cherché à se faire connaître des hommes politiques en évidence ou des fonctionnaires d'un rang élevé, afin de pouvoir vanter son influence et en battre monnaie. Elle recevait dans son intimité un nommé Lorentz, qui l'assistait dans ses entreprises. Cet homme était une sorte de courtier, sans profession bien définie, qui laissait le soin de nourrir sa famille à la charité d'autrui.

Instruite de la situation du général Caffarel par quelques agents d'affaires, cette femme lui fit spontanément des offres de service et lui proposa de négocier ses billets. Le général, toujours pressé d'argent, y consentit avec empressement ; mais son crédit était usé et les tentatives de la femme Limouzin échouèrent : elle lui parla alors des profits que tous deux pouvaient faire en prêtant leur concours, moyennant finance, aux personnes qui sollicitaient la croix de la Légion d'honneur. Le général ne pouvait se faire illusion sur la portée d'une semblable proposition. C'était son influence à lui que l'on devait mettre en avant et faire briller aux yeux des candidats que l'on songeait à recruter ; or, mieux que personne, il savait combien elle était mince. Il l'a reconnu plusieurs fois au cours de l'instruction, avouant que ses démarches, à supposer qu'il les eût faites, se seraient bornées à une banale recommandation.

Deux faits de cette nature, indépendamment d'une autre inculpation plus grave encore, ont été relevés à la charge de ces trois inculpés. Il importe, d'ailleurs, de remarquer que leurs relations n'ont pas duré plus de six semaines, et que leurs opérations ont été brusquement interrompues par l'intervention de la préfecture de police. Leur procédé fut chaque fois le même : la femme Limouzin promettait l'appui du général, et celui-ci s'engageait à patronner le solliciteur ; on cherchait ensuite à obtenir de lui, outre la commission stipulée en cas de réussite, un versement anticipé à titre de provision. Dans les deux cas, la demande fut faite, mais elle échoua.

Le faux Langlois seul se montra plus accommodant.

Fait Vicat. — Le premier qui crut au pouvoir du général fut le sieur Vicat, fabricant de moutarde et inventeur de la poudre insecticide. Cet industriel fut adressé à la femme Limouzin par un maître d'hôtel, nommé Deneuf. Il ne fit qu'une courte visite et se retira sans avoir personnellement discuté les conditions du marché, après avoir déposé sur la table, en guise de cadeau, deux pots de moutarde, un flacon d'insecticide, un petit soufflet, et, laissant à son caissier, le sieur Bizouard, le soin de conclure l'affaire. Bizouard accepta par écrit le chiffre de cinq à six mille francs qui lui fut fixé par la femme Limouzin, et les pièces à l'appui de la demande furent transmises au général, dans les papiers duquel elles ont été retrouvées. La question du versement d'avance rompit les pourparlers. Il n'est pas douteux, malgré les réticences des témoins, que la tentative d'obtenir une provision n'ait été faite ; la déposition de Bizouard en fournit une preuve évidente.

Lors de sa dernière visite, le mandataire du sieur Vicat fut reçu par Lorentz, qui l'accueillit fort mal. — « C'est vous, monsieur, qui venez de chez M. Vicat. Vous n'avez pas voulu payer d'avance. Si je l'avais su, je vous aurais dit tout de suite qu'il n'y avait rien à faire. — Eh bien, lui répondit Bizouard, au moins, c'est net. Mais je vous affirme que je ne paierai pas un sou d'avance ! »

Cette condition essentielle n'étant pas remplie, les choses en restèrent là.

Fait Bravais. — Vers le 20 septembre, Lorentz rencontra le sieur Jacquemot, inspecteur d'assurances, et lui parla des affaires de décorations qu'il faisait avec le général Caffarel. Jacquemot, quelques jours plus tard, rapporta cette conversation au sieur Paillot, négociant en charbons ; celui-ci répondit qu'il connaissait un candidat et pria son interlocuteur de le mettre en relation avec Lorentz.

Il fut ensuite présenté à la femme Limouzin, puis au général, auquel il déclara qu'il agissait pour le compte de M. Bravais, chimiste. Le prix fut fixé à 20,000 francs, dont moitié payable d'avance, et rendez-vous fut pris pour la présentation de Bravais, qui fut empêché de venir à l'heure dite. Telle est du moins la déclaration de Jacquemot et celle des inculpés. Quant à Bravais, il se défend d'avoir trempé dans cette affaire et affirme que Paillot, avec lequel il reconnaît d'ailleurs avoir certaines relations, a agi sans le consulter. Le temps a manqué pour retrouver Paillot, qui a changé de domicile, mais il serait inadmissible qu'il eût, de son propre chef et sans intérêt personnel, noué une telle négociation.

A côté de ces deux tentatives, il s'en place une autre sur laquelle on ne saurait porter un jugement trop sévère.

Fait Michel. — En 1871, un sieur Michel avait inventé un système de gamelles militaires, connu sous le nom de système Bout-Léon, et pour lequel il a pris un brevet. Au mois d'avril 1886, le ministre de la guerre prescrivit l'adoption des gamelles de ce modèle ; mais comme l'invention du sieur Michel était sur le point de tomber dans le domaine public, la direction des services administratifs attendit l'expiration du brevet afin de pouvoir procéder par adjudication. Cette mesure, avantageuse pour les intérêts de l'Etat, était manifestement contraire à ceux de Michel.

Pour éviter ce désastre, il imagina de transformer les anciennes gamelles en gamelles du nouveau modèle et tenta de faire adopter cette seconde invention, pour laquelle il avait pris un nouveau brevet. Mais l'administration, se conformant aux règlements, qui n'autorisent les marchés de gré à gré qu'au cas où l'adjudication est impossible, persista dans sa décision. Michel et ses associés, les sieurs Dunal, Anticq et Coquerel, cherchèrent partout des appuis et furent envoyés à Lorentz par un nommé Dufour. Lorentz, suivant le procédé habituel, les conduisit au général.

L'adjudication des gamelles était fixée au 17 septembre ; mais elle devait échouer, la rédaction du cahier des charges exigeant une certaine espèce de tôle que l'industrie ne fabrique plus actuellement. Il s'agissait, pour les intéressés, soit de faire retarder indéfiniment une nouvelle adjudication, soit, l'adjudication étant faite, de la faire écarter pour un motif quelconque. Ils espéraient que, grâce à ce répit, ils pourraient faire adopter le système pour lequel Michel avait pris un nouveau brevet. Tel était le service qu'ils attendaient du général, et que celui-ci ne craignit pas de leur promettre. Il savait cependant qu'en lui faisant cette proposition coupable, les clients de Dufour lui attribuaient un crédit qu'il ne pouvait avoir.

Devant la rigueur des règlements, le succès n'était pas possible : lui-même l'a reconnu dans l'information. Aussi, en même temps qu'il recevait une promesse fixant à 50,000 francs la somme qui lui serait allouée en cas de réussite, la femme Limouzin et Lorentz réclamaient-ils une provision de 10,000 francs. Suivant les sieurs Anticq et Dufour, cette proposition fut éludée par eux ; suivant la femme Limouzin, elle fut acceptée, mais ils refusèrent, au dernier moment, de s'exécuter. Quoi qu'il en soit, le fait que les inculpés ont cherché à obtenir une provision préalable n'est pas douteux. Pendant ce temps, le général faisait auprès de M. de Liévreville, sous-directeur des services administratifs, et de M. le sous-intendant Boué des démarches qu'il savait parfaitement inutiles et auxquelles il renonçait dès les premières objections.

II. AFFAIRE D'ANDLAU

Comme le général Caffarel, le général d'Andlau était aux prises avec des difficultés incessantes. Il avait dissipé sa fortune, mais la ruine n'avait pas modifié ses habitudes. Il demandait les ressources qui lui manquaient au jeu et aux affaires, entendant par ce mot les opérations les plus diverses et souvent les moins recommandables. A l'affût des moindres occasions, il cherchait à se faire intéresser dans toutes les entreprises, bonnes ou mauvaises, dont il entendait parler, et son cabinet était devenu le rendez-vous d'une foule équivoque où dominaient les aventuriers. On peut dire, sans exagération, qu'il avait mis dans le commerce son nom et sa situation ; il en avait longtemps tiré profit ; mais, dans ces dernières années, son crédit était usé ; les billets qu'il souscrivait ne trouvaient plus d'escompteurs, et la déconsidération dont il était entouré lui enlevait toute influence. Son nom et ses titres ne pouvaient plus faire impression que sur des dupes, ignorant sa position critique et sa déchéance morale.

Il restait en relations suivies avec la femme Ratazzi, intrigante de profession, condamnée en 1885 à trois mois de prison pour tentative de corruption, et qui, depuis cet incident, portait le faux nom de comtesse de la Motte du Portal. Comme la femme Limouzin, elle recherchait les personnes qui, à tort ou à raison, se croyaient des titres à la décoration, et leur vendait le crédit du général d'Andlau ; il y avait ainsi deux agences, mais celle de la femme Limouzin et du général Caffarel n'eut qu'une existence éphémère et fut arrêtée dans la période des simples tentatives, tandis que l'association du général d'Andlau et de la femme Ratazzi réalisa des profits effectifs.

Fait Blanc. — Vers le mois de novembre 1885, un sieur Soudée, autrefois gérant de cercles et actuellement négociant en alcools, désirant, parait-il, obtenir l'affermage du droit de stationnement sur les champs de courses, eut l'idée d'intéresser à son projet le général d'Andlau. A la fin de la conversation, le général lui dit : « Je vois que vous connaissez beaucoup de monde ; est-ce que vous pourriez me procurer de l'argent ? » L'entretien se précisa-t-il davantage ? Soudée le nie ; mais la suite des faits ne permet pas d'ajouter foi à ces dénégations ; peu de temps après, il rencontra la femme Ratazzi chez la femme Despréaux de Saint-Sauveur et lui parla d'un ami, M. Blanc, qui voulait être décoré.

La femme Ratazzi, qui fait sur tous ces points des aveux complets, déclare qu'elle prit rendez-vous avec Soudée et Blanc à la porte du général. Le candidat énuméra ses titres et remit à M. d'Andlau vingt billets de 1,000 francs « pour ses pauvres», avec cette réserve, de pure forme, qu'il n'en disposerait qu'en cas de succès. Le même jour, la femme Ratazzi alla trouver le général au Jockey-Club et lui rappela que l'affaire s'était faite par l'entremise de Mme de Saint-Sauveur : « Je vous dérange bien souvent, répondit-il : je tiens à vous donner de quoi acheter un bijou ou un bibelot quelconque. »

Là dessus, il lui remit 5,000 francs qu'elle partagea avec Mme de Saint-Sauveur et le nommé Buy, agent d'affaires, qui avait été l'intermédiaire entre cette dernière et Soudée. Mais, au bout d'un an, Blanc, comprenant qu'il avait été joué, voulut rentrer en possession de ses fonds. Après de nombreuses réclamations, il obtint du général des billets qui ne furent pas payés à l'échéance ; il exerça des poursuites et finit par recouvrer 5,900 francs.

Moins soucieux encore que Soudée d'avouer sa participation à des actes si peu honorables, il essaie de soutenir qu'il n'y a eu entre lui et d'Andlau qu'un simple prêt. Sans appuyer sur l'invraisemblance de cette version, il y a lieu de remarquer que les aveux de la femme Ratazzi ont une portée difficilement contestable. Comme elle le fait elle-même observer, ils sont contraires à son intérêt et elle se fût bien gardée de les faire si elle avait pu deviner l'attitude que prendraient les témoins. D'ailleurs, tandis que ceux-ci nient l'avoir jamais vue, elle a reconnu Soudée au milieu de plusieurs personnes, sans être avertie de sa présence et a donné de l'appartement de Blanc une description exacte.

Fait Renault. — Au mois de mars 1886, le sieur Meunier, négociant en vins, ayant eu affaire au cabinet de Buy pour un recouvrement, y rencontra la femme Ratazzi, qui lui fut présentée sous le nom de comtesse de la Motte, et comme étant la femme d'un général en mission à l'étranger. Elle lui demanda sans circonlocution s'il voulait être décoré. Le témoin répondit qu'il ne se connaissait aucun titre à cette distinction, mais prit note des propositions qui lui étaient faites. Il en parla au sieur Renault, carrossier, qui accepta, et un rendez-vous fut pris place de la Concorde. La femme Ratazzi aborda immédiatement la question d'argent : « Eh bien, madame, dit Renault, quelle serait la somme ? — Monsieur, je ne puis rien fixer. — Où devrait-on la verser ? — Entre les mains d'un général. — Lequel ? — Le général d'Andlau, sénateur. » Le lendemain, on alla chez le général, qui poussa l'obligeance jusqu'à rédiger le brouillon de la demande. En rapportant la copie de cette pièce, Renault lui remit dix mille francs, toujours pour ses pauvres.

Il attendait patiemment sa nomination, quand il reçut une lettre de la femme Limouzin qui le priait de passer chez elle pour affaire le concernant. A sa grande surprise, elle lui montra la demande qu'il avait déposée entre les mains du général, lui disant que l'influence de celui-ci et de Mme Ratazzi était complètement usée, et s'offrant à reprendre l'affaire. La pièce lui avait été apportée par la femme Boisset, dite comtesse de Boissy de Beauregard, qui l'avait prise sur le bureau de Mme Ratazzi. Cette rivalité entre les deux agences eut, du moins pour Renault, cet heureux résultat qu'il pût recouvrer ses fonds. Le sieur Limouzin se rendit chez le général d'Andlau, qui craignait sans doute un scandale et finit par rendre l'argent.

Le sieur Vesceyre, entrepreneurs de travaux publics, sollicitait la croix de la Légion d'honneur depuis 1882. Malgré la recommandation de plusieurs personnes honorables, il avait vu sa demande constamment ajournée pendant quatre ans. Sur l'indication d'un ami de cercle, il s'aboucha avec Buy qui le mit en rapport avec la prétendue comtesse de Lamotte. La première entrevue eut lieu, dit celle-ci, le jour où elle remit à Buy sa part de commission dans l'affaire Blanc.

Elle conduisit Vesceyre chez le général, où elle se fit annoncer sous un faux nom. D'Andlau promit son appui, mais cette fois il ne fut pas question d'argent.

Trois semaines plus tard. Vesceyre reçut la visite de Mme de la Motte qui lui dit : « Je viens vous prier de rendre un service au général ; vous ne pouvez pas faire autrement. Il lui faut un prêt de 15,000 francs. » Fort embarrassé, convaincu qu'il avait affaire à une dame du grand monde et n'osant refuser, il l'accompagna chez le général auquel il remit quinze billets de mille francs, contre un reçu irrégulier et sans stipuler d'intérêts ni d'échéance. Pendant un an, il n'entendit parler ni de croix, ni d'argent, mais ses yeux s'ouvrirent enfin et il apprit le véritable nom de la comtesse. Après de longues réclamations, il se décida à parler nettement au général. Celui-ci fort en colère, suivant l'expression du témoin, finit par se résigner : « Monsieur, s'écria-t-il, voulez-vous être remboursé, vous allez l'être ! » Il sortit un instant et revint avec la somme.

La femme Ratazzi prétend que cette affaire ne lui avait pas valu de commission.

Fait Fargue. — Le 8 septembre 1887, le sieur Fargue, fabricant de bijoux, reçut la visite d'une femme qui lui était inconnue et qui, après quelques phrases insignifiantes, lui dit : « Je viens vous proposer le ruban de la Légion d'honneur. » Elle entra ensuite dans certains détails, fixant à 40 ou 50,000 francs la somme à débourser et ajoutant qu'elle ferait connaître à M. Fargue un intermédiaire, grâce auquel il arriverait jusqu'à un sénateur influent. Elle lui laissa son adresse au nom de Mme de Courteuil. Cette femme s'appelle en réalité Véron ; ses moyens d'existence sont problématiques et sa principale ressource parait être la vente d'un émail pour les dents.

M. Fargue pensa qu'il était de son devoir de prévenir le commissaire de son quartier. Il reçut le conseil de suivre l'affaire et le 16 septembre écrivit dans ce sens à Mme de Courteuil. Rendez-vous lui fut donné pour le 19 septembre au Café de Paris, où il trouva la femme Véron en compagnie d'un agent d'affaires nommé Bayle. Ce dernier lui tint le même langage : 40,000 fr. devaient être versés d'avance pour le sénateur ; de plus, une commission de 10,000 fr. serait attribuée aux intermédiaires en cas de succès. Un second rendez-vous fut indiqué pour aller chez le sénateur, à qui la somme devait être remise sous enveloppe « pour ses bonnes œuvres ».

M. Fargue alla au lieu convenu et y rencontra Bayle qui l'attendait. Il ne voulut pas cependant pousser lui-même les choses plus loin et déclara à l'inculpé qu'il n'avait pas l'argent. Bayle s'éloigna, mais il était suivi par un agent de la Sûreté qui le vit entrer dans la maison du général d'Andlau.

La femme Véron et Bayle déclarent que les pourparlers n'ont pas eu la précision indiquée par Fargue. Le second reconnaît qu'il a pu aller chez le général d'Andlau, mais uniquement dans le but de lui parler d'un projet relatif à l'institution d'un Crédit agricole.

A l'exception de la femme Ratazzi, les inculpés n'ont pas d'antécédents judiciaires. En ce qui concerne l'inculpation de corruption de fonctionnaires, attendue qu'elle n'est pas suffisamment établie,
Requiert non-lieu.
Mais attendu qu'il existe de charges suffisantes,
A. — Contre Caffarel, femme Limouzin, Lorentz :
D'avoir conjointement en 1887, à Paris, en employant des manœuvres frauduleuses pour persuader l'existence d'un crédit imaginaire ou de fausses entreprises, ou pour faire naître l'espérance d'un événement chimérique, tenté de se faire remettre ou délivrer des fonds en obligations.
1° Par le sieur Vicat,
2° Par le sieur Bravais,
3° Par les sieurs Michel, Dunal, Anticq et Coquerel,
Et d'avoir ainsi tenté d'escroquer partie de la fortune d'autrui, lesquelles tentatives, manifestées par un commencement d'exécution, n'ont été suspendues ou n'ont manqué leur effet que par des circonstances indépendantes de la volonté de leurs auteurs ;
B. — Contre d'Andlau, femme Ratazzi, femme Despréaux de Saint-Sauveur, Buy.
De s'être conjointement, depuis moins de trois ans, à Paris, soit en faisant usage d'un faux nom ou d'une fausse qualité, soit en employant des manœuvres frauduleuses pour persuader l'existence d'un crédit imaginaire ou de fausses entreprises ou pour faire naître l'espérance d'un événement chimérique, fait remettre ou délivrer des fonds ou obligations, savoir :
1° D'Andlau, femme Ratazzi, femme Despréaux de Saint-Sauveur, Buy, par le sieur Blanc ;
2° D'Andlau, femme Ratazzi et Buy, par le sieur Renault ;
3° D'Andlau, femme Ratazzi et Buy, par le sieur Vesceyre, et d'avoir ainsi escroqué la fortune d'autrui ;
C. — Contre d'Andlau, fille Véron et Bayle :
D'avoir conjointement, en 1887, à Paris, en employant des manœuvres frauduleuses pour persuader l'existence d'un crédit imaginaire ou de fausses entreprises, tenté de se faire remettre ou délivrer, par le sieur Fargue, des fonds ou obligations, et d'avoir ainsi tenté d'escroquer partie de la fortune d'autrui, laquelle tentative, manifestée par un commencement d'exécution, n'a été suspendue ou n'a manqué son effet que par des circonstances indépendantes de la volonté de ses auteurs.
Vu les articles 405, 3° du Code pénal, etc.
« Requiert qu'il plaise à M. le juge d'instruction de renvoyer les inculpés devant le tribunal correctionnel pour y être jugés conformément à la loi, mandat d'arrêt préalablement décerné contre d'Andlau et Buy.

LES DÉBATS

L'audience est présidée par M. Villers, assisté de MM. Toutée et Hepp. Un médecin, le docteur Vibert, est commis pour visiter les sieurs Vicat, Isaac, Joly, Jacquemot et Renault qui ne se présentent pas pour répondre à l'appel de leur nom et se sont déclarés malades. Le témoin Soudée, qui n'a fait parvenir aucun moyen d'excuses, est condamné à 100 francs d'amende. Le tribunal déclare l'action publique éteinte au regard du prévenu Buy, décédé et prononce défaut contre le général d'Andlau.
M. le président procède à l'interrogatoire.

INTERROGATOIRE DE Mme LIMOUZIN

D. Vous avez été deux fois mariée ; avez-vous des enfants ? — R. J'en ai un seul.
D. Les renseignements recueillis sur votre compte sont loin d'être satisfaisants ; vous avez successivement demeuré avenue Daumesnil, à Fontenay, boulevard Beaumarchais et enfin avenue de Wagram, n° 32 ; vous avez laissé des dettes nombreuses ? — R. Je les ai payées depuis.
D. Votre mobilier n'a-t-il pas été saisi et n'avez-vous pas été poursuivie à l'occasion de bijoux que vous aviez achetés à crédit ? — R. Je les ai payés sur facture.
D. C'est au mois d'octobre 1886 que vous avez habité avec M. Limouzin une maison du boulevard Beaumarchais ? — R. C'est une erreur, puisqu'en novembre 1886 j'habitais rue de Clichy, et le loyer a été payé exactement.
D. Quelles étaient à cette époque vos ressources ? M. Limouzin n'avait pas de profession ? — R. Mon père, quand je me suis mariée, m'a donné de l'argent.
D. Les renseignements disent le contraire. Vous aviez alors de nombreux créanciers. C'est à l'époque où vous êtes venue habiter l'avenue de Wagram que vous avez connu Lorentz ? — R. Non ; je le connaissais depuis longtemps.
D. Votre premier mari, M. Poulain, était laborieux, vous étiez dépensière ; il s'est expatrié, il est allé à Haïti, où il s'est suicidé ? — R. Oh ! il était très malade.
M. LE PRÉSIDENT. — Vous êtes prévenue de différentes tentatives d'escroquerie au préjudice des sieurs Vicat, Bravais et Michel. Asseyez-vous, nous reprendrons votre interrogatoire.

INTERROGATOIRE DE LORENTZ

D. Sur vous également les renseignements sont déplorables ; vous avez été employé de commerce, puis attaché au greffe du Palais de Justice, puis enfin employé comptable ? — R. Oui, monsieur le président.
D. On vous représente comme paresseux, laissant vos enfants dans la plus noire misère ? — R. Je fais ce que je peux.
D. Comme Mme Limouzin, vous avez à répondre des trois tentatives d'escroquerie que je signalais tout à l'heure ; nous allons y revenir.

INTERROGATOIRE DU GÉNÉRAL CAFFAREL

D. Votre existence, à son début, était modeste et régulière ; mais elle a singulièrement changé depuis. Vous avez été en garnison à Orléans, où vous occupiez les fonctions de sous-chef d'état-major ; vous vous mariez avec une femme qui vous a apporté en dot une fortune relativement considérable. De tout cela rien ne reste et tout a été dissipé follement, je ne sais comment. A la Bourse, où vous jouiez fréquemment, vous avez perdu beaucoup d'argent. Pour payer vos nombreuses dettes vous êtes obligé d'avoir recours à des agents d'affaires plus ou moins honorables. On vous voit dans une première affaire où vous donnez votre autorisation pour acheter des vins, des guanos payables à quatre-vingt-dix jours et revendus comptant une fois livrés ? — R. Mon autorisation était conditionnelle, c'est-à-dire que je ne la donnais qu'autant que les choses se seraient passées régulièrement ; quand j'ai su à quoi tendait ce marché, je ne l'ai pas accepté.
D. C'était pourtant d'accord avec vous qu'avait lieu cette opération ? — R. Oui, mais je répète que lorsque j'ai su à quoi m'en tenir j'ai payé le dédit par moi stipulé au cas où je n'y donnerais pas suite ; je l'ai payé parce que je trouvais cette manière d'agir peu convenable.
D. Vous saviez parfaitement bien ce que devait être ce marché, et c'est, le sachant, que vous avez donné votre autorisation ? — R. Non, c'est un agent d'affaires qui est venu me proposer cette combinaison, à Orléans, et qui m'a fait signer : c'est pour cela que j'ai été obligé de payer 750 fr. de dédit.
D. C'est bien curieux qu'on soit allé particulièrement vous trouver pour une affaire semblable s'il n'avait pas été connu que vous en faisiez volontiers de pareilles ; mais passons. Souvent il vous est arrivé de donner différentes valeurs à escompter à des agents d'affaires ; notamment vous avez remis pour 15,000 fr. de billets à un sieur Camp ? — R. C'est vrai, mais cet agent d'affaires s'est servi de mes valeurs pour faire des choses que je lui avais défendu de faire ; notamment il avait acheté des chevaux à terme pour les revendre au comptant et sans m'en avoir donné un sou.
D. Même opération que la précédente. En 1884 vous essayez, en jouant à la Bourse, de reconstituer votre fortune déjà considérablement entamée ; vous perdez plus de 20,000 francs par l'intermédiaire d'un sieur Salle ? — R. Toutes ces dettes ont été payées.
D. En décembre 1886 vous entrez en relation avec un sieur Gaillard avec lequel vous faites des affaires louches ; il vous recommandait de le patronner pour obtenir l'adjudication des fournitures militaires ? — R. C'est vrai, mais quel mal y a-t-il à faire semblable recommandation, mon rôle s'est borné à demander à qui de droit si une pareille adjudication pouvait être faite ; on m'a répondu que non parce qu'il fallait réaliser des économies ; je n'ai pas insisté et là s'est borné mon rôle dans cette affaire.
D. Il y a aussi l'affaire des brancards articulés ? — R. Je ferai pour celle-là la même réponse que pour les fournitures militaires ; le modèle n'a même pas été adopté.
D. Dans quel intérêt recommandiez-vous alors ces diverses affaires ? — R. Je désirais être agréable à Gaillard qui était mon ami.
D. Plusieurs de vos billets ont souvent été protestés ? — R. Oui, mais des renouvellements m'ont été consentis et actuellement tout est payé.
D. Pour vous tirer d'embarras vous avez eu recours à un M. Vigneron. Comment l'avez vous connu ? — R. J'ai eu l'honneur de faire la connaissance de M. Vigneron alors que j'étais l'aide de camp du général Clerc.
D. Vous avez eu l'honneur de connaître Vigneron. Je ne comprends pas que vous puissiez employer, à son égard, de semblables expressions. Vous deviez recommander un nouveau mode d'alimentation pour la troupe, inventé par Vigneron ? — R. La chose en valait la peine, car l'invention était parfaite et son mode d'alimentation bien supérieur à celui actuel.
D. C'était peut-être votre avis ; en tout cas, ce n'était pas celui de l'autorité supérieure, qui a refusé de se servir de ce nouveau mode d'alimentation ? — R. Là s'est bornée ma recommandation ; je ne pouvais pas faire davantage.
D. Et quels bénéfices deviez-vous retirer si votre recommandation avait produit un effet contraire ? — R. Mais aucun.
D. Pardon, il est prouvé que Vigneron escomptait immédiatement vos nombreux billets. Viennent ensuite des affaires sans nombre avec les sieurs Lévy et Houssard. — R. C'était toujours pour arriver à faire escompter mes billets, opération toute naturelle.
D. Avec ces valeurs, Houssard achetait des voitures à terme et les revendait immédiatement. — R. Cette affaire-là ne s'est pas passée tout à fait comme les autres.
D. Enfin on vous voit en relations constantes avec un nombre considérable de courtiers, usuriers et agents d'affaires véreux. — R. C'était pour arriver à payer mes dettes.
D. On connaissait si bien votre situation, qu'un nommé Têtard vous écrit pour vous demander si le projet sur l'expérience de mobilisation était oui ou non présenté à la Chambre, parce qu'il y avait beaucoup d'argent à gagner pour celui qui saurait seul d'avance à quoi s'en tenir. — R. Je ne lui ai même pas répondu.
D. C'est possible, mais comment ce coulissier se croyait-il autorisé à vous écrire une chose pareille ? Donc, soit à Orléans, soit à Paris, votre situation est des plus embarrassées ; tous les moyens vous sont bons pour vous tirer d'affaire. C'est dans cette position des plus précaires que vous faites la connaissance de Mme Limouzin ? — R. Oui, cette dame m'écrivit qu'elle pourrait m'être utile parce qu'elle connaissait des officiers très haut placés qui s'intéresseraient à moi ; j'allai chez elle et elle me parla du général Thibaudin, dont elle me montra la photographie ; elle me présenta aussi une carte du général Boulanger sur laquelle ce dernier avait écrit quelques mots gracieux.
D. Elle vous proposa ensuite de vous faire escompter vos billets ? — R. Oui, par ses relations, en particulier par un M. Desplat, ayant à sa disposition plusieurs capitalistes ; j'ai donné mes billets, mais on me les a rendus.
D. Parce qu'on ne voulait vous les escompter à ce moment-là que si vous contractiez une assurance sur la vie ? — R. Je l'ai fait.
D. Ne vous a-t-on pas dit qu'il y avait un autre moyen d'arriver à ce que vous désiriez ? — R. Non.
D. Voyons, rappelez vos souvenirs. — R. Je ne me souviens pas qu'un autre moyen m'ait été proposé.
D. Eh bien, et la question des décorations à faire obtenir ? — R. Ce n'était pas pour l'escompte des billets.
D. Pourquoi, alors ? — R. Pour rien. Mme Limouzin m'a dit, à ce sujet, que je pouvais être utile à certaines personnes désireuses d'être décorées, et comme, dans ce cas, les commissions n'auraient été payées qu'après les nominations, cela ne m'aurait pas procuré les sommes dont j'avais immédiatement besoin ; je ne pouvais donc faire ce qu'on me demandait dans un but intéressé.
D. Vous oubliez que Mme Limouzin demandait dans ce cas des acomptes avec lesquels elle pouvait vous escompter vos billets, ce qui revenait au même. — R. Ce n'est pas ainsi que les choses devaient se passer.
D. On vous a présenté un nommé Langlois ? — R. Oui.
D. Où ? — R. Chez Mme Limouzin, qui m'a demandé si je pouvais le faire décorer ; j'ai répondu que tout ce que je pourrais faire, c'était d'appuyer par mes démarches les propositions faites par le préfet ou par l'administration.
D. Et tout ceci uniquement pour être agréable à Mme Limouzin ? — R. Non, mais pour faciliter l'escompte de mes billets.
D. Avec quel argent ? — R. Ceci ne me regardait pas.
D. Ce Langlois vous a été présenté dans le salon de Mme Limouzin ? — R. Oui, il se donnait comme un grand manufacturier de Roanne.
D. Ce n'était pas un grand titre à la décoration ? — R. Il en est qui sont décorés pour moins que cela.
D. Ce Langlois offrait à Mme Limouzin 25,000 francs ? — R. Je n'ai pas connu ce détail.
D. Vous entendrez les témoins qui déposeront sur ce fait. Que vous a dit Langlois ? — R. Il m'a dit qu'il avait été lésé dans certaines opérations faites avec M. d'Andlau.
D. Vous savez que Langlois n'était qu'un agent de police qui ne pouvait croire que dans les salons de Mme Limouzin on était susceptible de rencontrer un vrai général. Il a voulu aller vérifier au ministère, et, en sortant, vous lui avez dit : « Eh bien, c'est toujours entendu : 25 000 francs ? » — R. M. Langlois se trompe, je l'affirme.
D. De tout cela il ressort parfaitement que Langlois promettait 25,000 francs pour se faire décorer et que vous aviez promis votre appui ? — R. Toujours pour arriver à l'escompte de mes billets.
D. Ce n'était pas tout à fait cela qu'attendait de vous Mme Limouzin. — R. Alors qu'attendait-elle ?
D. L'emploi de votre influence pour faire décorer les gens, parce que ça lui permettait de gagner beaucoup d'argent. — R. Non, je ne le crois pas ; je ne devais que faire de simples démarches pour faire décorer des candidats déjà sur les rangs et présentés avec des titres sérieux.
D. Nous reviendrons sur ce point tout à l'heure.

INTERROGATOIRE DE Mme RATAZZI

D. Vous êtes mariée à un homme d'affaires et votre situation est précaire ? — R. Oui, monsieur le président ; mais nous n'avons pas eu de chance, parce que nous avons été associés à un commerçant qui nous a entraînés dans sa faillite.
D. Vous avez une existence singulière qui est bien le reflet du genre de métier auquel vous vous livrez : une partie de votre appartement est des plus modestes, pauvre même ; l'autre comprend un appartement très richement meublé pour les réceptions. — R. C'est très exagéré.
D. Vous avez déjà été condamnée, pour tentative de corruption de fonctionnaires, dans l'affaire Michelin, à trois mois de prison ; vous n'avez pas subi votre peine ? — R. Non ; ma demande de grâce a été appuyée par Me Laguerre et par M. Michelin lui-même. M. le général Pittié m'a fait répondre que je n'avais plus rien à craindre.
D. Vous êtes prévenue de trois tentatives d'escroquerie au préjudice des sieurs Vesceyre, Renault et Blanc ; vous vous expliquerez tout à l'heure sur ce point.

INTERROGATOIRE DE Mme DE SAINT-SAUVEUR

D. Vous étiez commerçante et vous avez été mise en faillite ? — R. Oui, mais j'ai été réhabilitée.
D. Vous êtes prévenue des mêmes faits qui sont relevés à la charge de Mme Ratazzi.

INTERROGATOIRE DE MARIE VÉRON DITE DE COURTEUIL

D. Vous avez demeuré rue des Belles-Feuilles pendant un certain temps ; vous avez su gagner la confiance de votre concierge avec le concours duquel vous avez cherché à escroquer la Compagnie de Paris-Lyon en prétendant que vous aviez perdu un colis dont vous demandiez le remboursement ? — R. C'est une calomnie qu'on a répandue contre moi.
D. Quelle est votre profession ? — R. Je fais du commerce.
D. Quel genre de commerce ? — R. Je m'occupe des soins à donner au visage.
D. Enfin votre profession consiste à vendre du fard pour s'émailler les dents soi-même. En outre vous aviez entendu dire qu'on pouvait faire très facilement décorer toute espèce de gens et vous alliez sonner de porte en porte pour faire vos propositions. Vous avez commencé par votre cordonnier ; puis vous avez changé de domicile ; vous allez habiter rue Spontini, d'où vous êtes expulsée pour non-payement de vos loyers ? — R. Ceci est une horreur qui vient, bien sûr, de mes concierges qui m'en voulaient.
D. Vous êtes prévenue de tentative d'escroquerie au préjudice d'un bijoutier nommé Fargue, de complicité avec le général d'Andlau et Bayle. — R. Je ne sais pas ce que cela veut dire.
D. Vous le saurez dans quelques instants ; vous vous appelez en réalité Marie Véron, et vous vous faisiez appeler de Courteuil ? — R. C'était une plaisanterie ; un des locataires de ma maison s'appelait aussi Véron et comme il arrivait souvent qu'on lui donnait mes lettres, je me suis fais écrire sous le nom de Courteuil, qui est celui de mon village.

INTERROGATOIRE DE BAYLE

D. Vous êtes un ancien agent d'affaires ? — R. C'est-à-dire que je suis plutôt un ancien avocat ; j'ai prêté serment en cette qualité, mais j'ai dû renoncer à plaider à cause de ma voix.
D. Vous habitiez à Levallois-Perret ? — R. Oui, par économie.
D. Plusieurs fois votre mobilier a été saisi ? — R. C'est inexact, j'ai toujours régulièrement payé mes dettes et mon loyer.
D. Vous êtes prévenu des mêmes faits reprochés à la fille Véron.

M. le président interroge spécialement chaque groupe de prévenus sur chacun des faits reprochés :

Fait Vicat. — D. ( à Mme Limouzin ) Expliquez-vous sur la tentative d'escroquerie commise au préjudice de M. Vicat ; ce dernier, inventeur de la poudre insecticide qui porte son nom, voulait être décoré. Il fut mis en rapport avec un sieur Deneu qui lui dit que vous pourriez le recommander à une personne influente, et même, vous en ayant parlé, il vous prévint de ne pas parler argent avec M. Vicat, parce que c'était un honnête homme. Il fut convenu que Vicat serait accompagné de son caissier avec lequel on parlerait de la question de la commission. Vicat vint chez vous, y resta fort peu de temps, et, pour donner une idée de ses titres à la décoration, il déposa sur votre table, en partant, une boite de poudre insecticide et un petit soufflet. Mais le caissier était resté ; il fut convenu avec lui qu'il verserait 6,000 francs le lendemain du jour où la nomination paraîtrait à l'Officiel. — R. M. Vicat est bien venu chez moi avec son caissier ; mais avec personne il n'a été question d'argent. J'ai prévenu le général Caffarel qui, après avoir pris des renseignements au ministère, a répondu que cette nomination était impossible. Jamais, je le répète, il n'a été question d'argent. Je sais seulement que M. Vicat devait faire un cadeau de 5 à 6,000 francs le jour où la nomination serait officielle.
D. Sous quelle forme devait être fait ce cadeau. — R. Je n'en sais rien.
D. ( à Lorentz ). Et vous, qu'avez-vous à dire sur le fait Vicat ? Vous étiez présent quand il est venu chez Mme Limouzin. — R. Non j'étais absent.
D. Comment ? — R. J'étais absent de la pièce où M. Vicat a été reçu, mais j'étais dans la maison ; j'ai su qu'un cadeau de 5 à 6,000 francs devait être fait, mais j'ignore sous quelle forme.
D. Le cadeau devait-il être fait avant ou après la nomination ? — R. Je ne le sais pas.
D. ( au général Caffarel ). On vous a parlé de M. Vicat comme candidat à la décoration. — R. Voici ce qu'il en est pour moi de cette affaire : Un jour, Mme Limouzin m'a dit : « M. Vicat voudrait être décoré. — Qui ça, Vicat ? — Le chimiste, l'inventeur de l'insecticide. — Mais il faut des titres pour être décoré. — La demande est faite, elle est instruite : il ne faut que l'appuyer. — Enfin, a-t-il des titres ? Le lendemain, je lui ai dit : il est impossible de s'occuper de M. Vicat. — Alors elle s'est écriée : « Oh ! s'il avait été décoré, il aurait donné 25,000 francs. » Mais jamais, dans toute cette affaire, Mme Limouzin ne m'a proposé quelque chose.
D. Vous avez déclaré dans l'instruction : « Mme Limousin me disait que si M. Vicat était décoré, il serait disposé à verser d'avance une somme assez minime, 5,000 francs environ. Cette dame me laissait seulement entendre que la réussite pourrait assurer l'escompte de mes valeurs. » — R. Non ; elle m'a seulement demandé si je pouvais faire quelque chose pour M. Vicat.

Fait Bravais. — D. Femme Limouzin, vous aviez pour secrétaire Lorentz qui était en rapports avec le commis Jacquemot. Paillot lui dit : je connais un homme que l'on pourrait faire décorer ; c'est M. Bravais. On en parle à Lorentz, et il est convenu qu'on se rendra chez vous pour voir le général Caffarel. En effet Paillot explique au général ce dont il s'agit. Vous êtes là et vous insistez pour qu'une somme quelconque vous soit donnée d'avance ? — R. Il n'a été pas plus question d'argent dans cette affaire que dans l'affaire Vicat ; je n'ai jamais vu M. Bravais. Je reconnais que Paillot est venu chez moi et j'ai assisté à son entretien avec le général. Dans ma pensée, M. Bravais devait escompter les valeurs du général. M. Bravais, au dire de Paillot et Jacquemot, devait payer 50,000 fr.
LORENTZ. — J'ai présenté Jacquemot au général. En sortant, Jacquemot a dit que M. Bravais ferait un sacrifice et Mme Limouzin a répliqué : M. Bravais n'a rien à donner, à moi ni à Lorentz ; ce n'est pas une affaire, c'est un service que je veux rendre.
D. Que faisiez-vous comme profession ? — R. Je m'occupais des affaires de Mme Limouzin qui étaient très embrouillées ; je gagnais un franc l'heure, mais je n'étais pas toujours payé régulièrement.
D. ( à Caffarel ). Quelles sont vos explications sur le fait Bravais ? — R. On m'avait dit, en me parlant de ce monsieur, que c'était celui qui avait inventé le fer dialysé ; j'ai demandé quels étaient ses titres à la décoration ; alors Paillot m'a dit que c'était un des plus grands industriels de Paris, membre de plusieurs sociétés de bienfaisance et de tir dans l'armée territoriale. Nous nous sommes séparés sur ces explications et on devait me rapporter des titres plus sérieux. Paillot n'est pas venu au jour indiqué et je n'ai plus entendu parler de M. Bravais. Mme Limouzin avait dit qu'il donnerait bien 20,000 francs, mais seulement après l'obtention de la décoration.
D. Et qu'aviez-vous à faire ? — R. Des démarches auprès des pouvoirs compétents pour appeler l'attention sur la proposition dont M. Bravais aurait été l'objet.
D. A l'instruction, vous avez dit que Bravais était disposé à verser 20,000 francs entre les mains de Mme Limouzin de telle sorte que cette dernière se serait trouvée dans les conditions pécuniaires voulues pour vous escompter vos billets ; c'est pour cela qu'on vous trouve avec Paillot dans le salon de Mme Limouzin. — R. Je me suis expliqué à cet égard.

Fait Michel. — D. ( à Mme Limouzin ). En 1871, un sieur Michel prenait un brevet d'intention pour la confection de gamelles Bout-Léon ; en avril 1886, le ministère de la guerre prescrivait l'emploi de ces gamelles ; mais c'était cher, parce qu'il fallait traiter avec le possesseur du brevet. Comme au mois de septembre suivant cette invention devait tomber dans le domaine public on attendit cette époque ; mais Michel, en vue de cette éventualité, reprend un brevet pour la transformation des anciennes gamelles en système nouveau ; il se remue pour faire agréer son invention avant l'adjudication. Michel rencontre Dufour, qui vous connaissait ; ce dernier lui dit que par le général Caffarel, vous pouviez faire tout ce que vous vouliez au ministère de la guerre. On prend rendez-vous et il est convenu que Michel versera 20,000 francs pour faire recommander l'emploi de son système de gamelles et seulement 10,000 francs si, seulement, vous pouvez arriver à faire reculer la date de l'adjudication. Expliquez-vous ? — R. Le général Caffarel a fait remettre trois fois cette adjudication, mais aucune somme d'argent ne me fut remise ; je n'ai pas insisté ; au cas de réussite c'est 50,000 francs qui devaient m'être versés afin de pouvoir les remettre au général Caffarel en échange de ses valeurs ; moi et les intermédiaires nous devions recevoir 25,000 francs chacun.
D. ( à Lorentz ). Quel rôle avez-vous joué dans cette affaire ? — R. Je me suis présenté au ministère, à la section technique, avec un échantillon de ces gamelles ; on réalisait quatre millions d'économie ; il me fut répondu que l'intendant général étant absent, rien ne pouvait être fait avant son retour.
D. Que s'est-il passé à ce sujet chez Mme Limouzin ? — R. Au moment où je m'occupais de l'affaire, je ne connaissais aucun traité.
D. Pourtant un versement d'avance avait été exigé ? — R. Ça, je n'en sais rien.
D. ( à Mme Limouzin ). Est-ce que ce n'est pas exact ? — R. C'est faux, personne n'avait d'argent à ce moment-là.
D. Le traité n'en a pas moins eu lieu. — R. Mais je le nie.
Le général CAFFAREL. — Au commencement de novembre, Mme Limouzin m'a parlé de l'affaire Michel et des gamelles système Bout-Léon. Il ne me paraissait guère possible de faire reculer une adjudication et je le dis à Mme Limouzin. Cependant, je me rendis à l'intendance où l'on me répondit : « Impossible, l'adjudication est publiée, affichée. » J'ai fait part de cela à Mme Limouzin qui, quelques jours après, me dit : « M. Michel voudrait savoir si la transformation du matériel sera mise en adjudication ? » Je pus me convaincre par les explications que je reçus au ministère, qu'il n'y aurait pas marché de gré à gré, ce qui ne peut avoir lieu que quand deux adjudications ont échoué. Plus tard, j'appris que l'adjudication avait eu lieu, mais n'avait pas donné de résultat en raison de clauses trop dures imposées aux soumissionnaires. Les choses se sont donc passées tout naturellement, et je n'ai eu à demander aucun changement ; je n'aurais pu, d'ailleurs, avoir une semblable influence. A chaque insistance, je répondais que la chose était impossible. En ce qui concerne le traité, je savais que M. Michel devait donner à Mme Limouzin une commission au cas de réussite : je n'en connaissais pas le chiffre et jamais elle ne m'a fait entendre que je devais en avoir ma part.
D. N'avez-vous pas posé à l'intendant une question très indiscrète ? — R. Je lui ai demandé s'il ne pouvait pas me faire connaitre les prix auxquels l'adjudication serait accordée ; mais il m'a répondu que ces choses-là restaient secrètes.
M. le président arrive aux faits relevés par la prévention contre le général d'Andlau, Mme Ratazzi, Véron, de St-Sauveur et Bayle.

Fait Blanc. — D. ( à Mme Ratazzi ). M. Blanc vous a été présenté par un sieur Soudée chez Mme de Saint-Sauveur. — R. Non, jamais chez cette dame ; chez elle j'ai rencontré seulement Soudée qui m'a donné rendez-vous pour aller chez le général d'Andlau ; c'est devant la porte du général que j'ai vu M. Blanc pour la première fois.
D. Pourquoi faire cette visite ? — R. Pour que M. Blanc fût décoré ; une fois chez le général, M. Blanc a énuméré ses titres, a demandé sa protection et a tiré de sa poche une enveloppe contenant 20,000 fr. En la remettant au général, il lui a dit : « Prenez ceci pour vos pauvres. »
D. C'était convenu avec vous ? — R. Mais aucunement.
D. Vous aviez dit à M. d'Andlau que vous alliez lui présenter Blanc et Soudée, et que pendant le cours de la conversation il ait bien soin de ne pas vous appeler autrement que comtesse de Lamotte ; pourquoi ? — R. Parce qu'après ma première condamnation, il m'était pénible qu'on me connût sous mon vrai nom.
D. C'est-à-dire que si Blanc avait su qui vous étiez réellement, il n'aurait pas voulu traiter aucune affaire avec vous. Le général a pris les 20,000 francs ? — R. Oui, mais il était entendu qu'il ne devait en disposer qu'après la nomination ; au cas de non-réussite cette somme devait être rendue.
D. Dans la même journée vous allez au Jockey-Club voir d'Andlau, qui vous remet 5,000 francs ? — R. Oui ; c'était pour m'acheter un bijou ou un bibelot quelconque.
D. Vous aviez parfaitement compris au contraire qu'il s'agissait de votre commission, puisque vous allez chez Mme de Saint-Sauveur lui porter 2,000 fr. et 1,000 fr. à Buy. — R. Ceci est vrai, mais c'était toujours à titre de cadeau de la part du général.
Mme de Saint-Sauveur fait des signes de dénégation.
M. LE PRÉSIDENT. — Vous auriez donc menti à l'instruction ?
Mme RATAZZI. — N'insistez pas, je vous prie. ( rires )
M. LE PRÉSIDENT ( à Mme de Saint-Sauveur ). — C'est chez vous que Soudée a connu Mme Ratazzi ? — Oui, monsieur, mais sous un autre nom.
D. Savez-vous si chez vous il a été question de décoration ? — R. Je n'en sais rien.
D. Savez-vous si le général d'Andlau a donné de l'argent à Mme Ratazzi ? — R. Je sais qu'elle a reçu de l'argent ; mais j'ignore si c'est à propos de décoration. D'ailleurs j'ai trouvé cela tout naturel. Je savais que le général d'Andlau devait à Madame une dizaine de mille francs.
D. Vous connaissiez le général ? — R. Parfaitement, je lui avais rendu un service ; je lui avais fait prêter 35,000 francs il y a quelques années.
D. Avez-vous été payée ? — R. Certainement, c'est le beau-père qui m'a payée ?
D. Connaissiez-vous Buy ? — R. Oui, hélas ! pour mon malheur !
D. Savez-vous quel rôle il a joué dans cette affaire ? — R. Je sais qu'il a nié avoir jamais reçu de l'argent de Mme Ratazzi. Il me devait de l'argent et je le faisais poursuivre sans résultat.

Fait Renault. — D. ( à Mme Ratazzi ). Vous avez également prêté votre concours à la tentative d'escroquerie commise à l'égard de M. Renault ? — R. Jamais je n'ai eu connaissance de cette affaire-là.
D. Vous connaissiez pourtant un sieur Meunier qui vous a parlé de Renault comme voulant être décoré ? Ce M. Meunier, négociant en vins, vous avait rencontrée dans le cabinet de Buy. Vous lui aviez dit que, grâce à vos relations avec le général d'Andlau, vous pouviez faire obtenir des décorations. Meunier en parla à un sieur Renault, carrossier, qui voulait être décoré. Un rendez-vous fut pris. Vous étiez de bonne foi quand vous parliez de l'influence du général ?
D. Vous y croyez encore à cette influence ? — R. Certainement, sans quoi le général ne serait pas arrivé à la haute situation qu'il occupe.
D. Pourquoi conduisiez-vous Renault chez le général ? — R. Pour faire plaisir à ce monsieur qui m'avait demandé de le faire. Il a offert 10,000 francs au général en lui disant : « Voilà pour vos pauvres ». Il était également entendu qu'il n'emploierait cette somme qu'autant que la décoration serait accordée ; à ce moment-là il devait verser encore 10,000 francs.
D. Vous n'avez rien reçu sur les premiers 10,000 francs ? — R. Non.
D. Pourtant vous avez reconnu avoir reçu 1,000 francs ? — R. C'était un acompte sur une ancienne dette.
D. N'avez-vous pas eu des rapports avec Mme Limouzin à propos de cette affaire ? — R. Non, j'ai su seulement qu'elle s'était entremise pour faire rendre les 10,000 francs à M. Renault et que le général les a rendus.

Fait Vesceyre. — D. M. Vesceyre est un entrepreneur qui voulait, lui aussi, être décoré. — R. Son associé l'avait bien été. ( rires ) Je l'ai présenté au général.
D. Qu'avez-vous eu pour ça ? — Rien. En échange de ce service il devait prendre mon gendre chez lui et l'employer dans ses bureaux à la comptabilité.
D. C'est chez Buy que vous avez vu Vesceyre. Vous vous êtes écriée en l'apercevant : « C'est bien étonnant qu'un homme comme vous ne soit pas décoré. Je vous conduirai chez le général d'Andlau. » Vous l'avez en effet conduit chez le général. Que s'est-il passé ensuite ? — R. Trois semaines plus tard M. Vesceyre revint à Paris. Le général me dit : « J'ai besoin de 15,000 fr. Vous seriez bien aimable de me les faire prêter par M. Vesceyre. — C'est bien délicat », lui répondis-je.
D. Vous avez dit ça. — R. Oui, monsieur. ( avec force ) Je l'affirme. ( sourires ) Je me suis tout de même chargée de la commission. Le général a eu son argent. Il l'a rendu plus tard.
D. M. Vesceyre connaissait-il votre véritable nom ? — R. Je puis prouver qu'il ne l'ignorait pas par les lettres que j'ai reçues de lui. Dans l'une d'elles, il me demande des nouvelles de « notre brave général ». ( rires )
D. Cela n'a rien d'étonnant. Vesceyre croyait que le général s'occupait de sa décoration ; et il était encore pour lui « le brave général ». — R. Oh ! oui. M. Vesceyre m'a dit : « Si le général me fait décorer, je lui offrirai en outre un joli bronze. » — C'est ça, ai-je ajouté, un bronze de chez Barbedienne.
D. Pourriez-vous nous dire comment M. Vesceyre a été remboursé. — R. Je ne sais pas.
D. Parce qu'il a menacé de porter plainte ; alors le général furieux lui a dit : « Vous voulez être remboursé, monsieur, eh bien, vous allez l'être », et il lui remit la somme.
D. On a trouvé les noms de MM. Blanc, Renault et Vesceyre dans les papiers saisis chez Mme Limouzin. Comment s'y trouvaient-ils ? — R. C'est Mme de Boissy qui est venue me trouver un jour en prétendant qu'elle était très influente au ministère de la guerre, qu'elle connaissait tout particulièrement le général Boulanger et beaucoup d'autres personnages influents. J'ai cru qu'elle activerait les décorations de ces messieurs. Elle s'était vantée et elle s'est adressée tout simplement à Mme Limouzin.
D. Vous persistez à dire que vous n'avez rien reçu sur les 10,000 fr. donnés à M. le général d'Andlau. Je trouve au dossier et j'ai sous les yeux, écrit de votre main, votre compte avec le général. J'y vois, à la date du 10 septembre, en recette, 1,000 fr. — R. Je vous affirme que je n'ai rien reçu. Et l'accusée lève majestueusement la main.

Fait Fargue. — M. LE PRÉSIDENT ( à Bayle ). — Le 10 septembre, la fille Véron se présenta chez M. Fargue, bijoutier, et lui proposa de le faire décorer ; assez surpris de cette proposition, il demanda des explications ; la fille Véron lui raconta alors que les employés des ministères n'étant pas toujours payés, on les dédommageait en leur donnant des brevets de la Légion d'honneur en blanc. Ce trafic est admis, disait-elle. Ça se vend comme des oranges, du savon, ou de l'émail pour les dents ; si vous le voulez, je me charge de vous faire décorer, ce n'est qu'une question d'argent.
L'ACCUSÉ. — Je ne sais ce qu'a raconté Mme de Courteuil.
D. Mis en rapport avec Fargues, vous avez confirmé les dires de la fille Véron. Vous avez déclaré que pour 50,000 fr. vous vous faisiez fort d'obtenir une décoration par l'intermédiaire d'un sénateur. Il fallait déposer 40,000 fr. tout de suite. Le reste serait payé après la nomination. Vous avez été suivi, et l'on a su que le sénateur était le général d'Andlau. Est-ce exact ? — R. Sauf quelques légères erreurs au commencement, c'est exact, oui, monsieur le président.
D. Comment avez-vous connu le général ? — R. J'étais allé le prier d'appuyer dans les sphères gouvernementales un projet de Crédit agricole auquel j'ai consacré la plus grande partie de ma vie. Le général me reçut avec une grande bienveillance. Nos relations sont devenues assez fréquentes. Il me dit un jour qu'il avait absolument besoin d'argent. Je lui représentai la difficulté de contracter des emprunts. « Parmi vos relations riches, répliqua-t-il, vous pourriez trouver quelqu'un qui voudrait être décoré et qui me ferait les fonds dont j'ai besoin. — A quel titre ? demandai-je. — Si la personne n'est pas décorée, je rembourserai l'argent. » Cela se passait au mois d'août. Au mois de septembre, Mme de Courteuil vint me trouver et me dit : « J'ai sous la main un bijoutier qui donnerait 50,000 fr. pour avoir la croix. » Je lui répondis : « Je connais justement l'homme qui peut la lui faire obtenir. »
M. le président manifestant quelque incrédulité, l'accusé s'anime : — C'est bien ce qui s'est passé, fait-il. Je n'avais rien dit dans l'instruction, me croyant engagé en raison des bontés que le général avait eues pour moi. Mais puisqu'il se dérobe, je n'ai plus de ménagement à garder. Il était entendu que sur les 50,000 francs de M. Fargues, il y en aurait 40,000 pour le général et 10,000 pour les intermédiaires, c'est-à-dire Mme de Courteuil et moi. J'ai dit à M. Fargues : « Vous donnerez les 40,000 francs au général ; quant aux 10,000 francs de commission, vous les déposerez dans une caisse publique, chez un notaire, où vous voudrez. Ils ne nous seront versés que lorsque vous serez décoré. »
Le prévenu ajoute avec un accent de conviction qui paraît sincère : — Je n'ai pas touché un sou. Je croyais avoir le droit de faire ce que j'ai fait. Il paraît que j'ai eu tort. J'ai agi, je le répète, poussé par un sentiment de reconnaissance pour M. le général d'Andlau qui avait chaleureusement appuyé mon projet de Crédit agricole, l'œuvre capitale de toute ma vie.
La fille Véron, dite de Courteuil, déclare qu'elle n'a rien à ajouter ni à retrancher à la déposition de Bayle.

LES TÉMOINS

L'agent Lardiesse. — Le témoin déclare qu'agissant en vertu des ordres qu'il avait reçus, il s'est présenté chez Mme Limouzin comme un nommé Langlois, négociant en soieries à Roanne, cherchant à se faire décorer. Mme Limouzin accueillit ses ouvertures avec le plus grand empressement.
M. LE PRÉSIDENT. — Vous a-t-elle demandé quelque chose ? — R. Vingt-cinq mille francs. Le lendemain, elle devait me présenter à un monsieur de ses amis qu'elle disait général et attaché au ministère de la guerre. Je suis allé chez elle et j'y ai trouvé ce monsieur, qui m'a dit qu'il me ferait décorer par l'entremise du ministère du commerce.
D. En partant, le général ne vous a-t-il pas dit : « Enchanté de faire votre connaissance. » N'a-t-il pas ajouté autre chose ? — R. Il m'a dit : « 25,000 francs c'est bien de l'argent, mais nous ne pouvons faire décorer que des gens riches. »
D. Avez-vous cru avoir affaire à un vrai général ? — R. Oh ! non. Aussi, trois jours après, je suis allé au ministère de la guerre. J'ai dit au général : « Je viens m'assurer que vous êtes bien un vrai général, je croyais avoir eu affaire, chez Mme Limouzin, à un chevalier d'industrie. » Il a beaucoup ri. Quand je m'en allai, il m'a rappelé dans le couloir : « M. Langlois, il n'y a rien de changé dans le prix. — Non, mon général, toujours vingt-cinq mille. »
Le général demande la parole. Pour la première fois de la journée il paraît en proie à une vive émotion. — J'ai pu dire, fait-il : « Enchanté de faire votre connaissance » à monsieur, lorsque je l'ai vu pour la première fois. J'ai pu dire aussi qu'en ce moment on ne décorait que des gens riches, mais certainement je n'ai pas dit : « Nous NE POUVONS faire décorer que des gens riches. » J'ai peut-être ajouté dans la conversation que les gens riches étaient plus méritants que les autres ( sic ) et qu'un industriel qui a cent mille broches peut être décoré avec plus de facilité que celui qui n'en a que quinze mille. Mais je n'ai pas dit : NOUS NE POUVONS.
L'inspecteur Lardiesse maintient énergiquement qu'il a entendu le propos.
LE GÉNÉRAL. — Au ministère, en reconduisant le soi-disant M. Langlois, je lui ai simplement demandé : « Combien Mme Limouzin vous a-t-elle demandé ? » Il m'a répondu : « Vingt-cinq mille. »
Une discussion des plus vives s'engage alors entre le général et l'agent : « Jamais, s'écrie d'une voix forte le vieux soldat, je n'aurais toléré qu'on vint me dire en face qu'on m'avait pris pour un chevalier d'industrie. »
Me DEMANGE. — M. le président veut-il demander au témoin si des agents de police n'ont pas suivi le général Caffarel dans la rue, et s'ils ne sont pas entrés au ministère de la guerre demander au concierge s'il était bien le général ? L'agent répond qu'il n'en sait rien.
Un nouvel incident se produit à la suite d'une seconde question posée par Me Demange au sujet d'un télégramme adressé au général au ministère, télégramme signé Langlois et priant le général d'attendre le signataire dans son bureau. — Qui a rédigé ce télégramme ? demande le défenseur. — Je ne sais, répond l'agent ; ce n'est pas moi ; mais j'en connaissais l'existence. On m'en avait donné connaissance.
Me DEMANGE.— Qui ça, on ? Dites-donc de suite que vous avez exécuté les ordres de vos supérieurs hiérarchiques. Le témoin ne répond pas.
M. le substitut s'interpose pour mettre fin à l'altercation. « Je m'empresse de déclarer, dit l'honorable avocat, que je n'entends incriminer en rien la conduite du parquet qui a été correcte. J'étonnerai peut-être en disant qu'à mon avis la préfecture semble ne rien avoir à se reprocher. Il faut chercher ailleurs. Je dirai ce que je sais, et je sais beaucoup de choses...

M. Vigneron, 64 ans, historiographe militaire. — Je suis allé voir Caffarel, que je connais depuis trente ans, pour lui soumettre un nouvel ordinaire pour le soldat ; je lui dis qu'il y avait pour lui un avantage de 20,000 fr. ; mais il m'a répondu que lorsqu'il s'agissait du bien-être du soldat il ne regardait pas son intérêt personnel.

Ernest Franck. — Le général, accompagné d'un monsieur que je ne connaissais pas ( le témoin montre Lorentz ), est venu me demander de lui vendre pour 15,000 fr. de voitures payables par des billets à ordre. J'ai demandé vingt-quatre heures de réflexion. Mais les renseignements que je m'étais procurés étant mauvais, je n'ai pas accepté l'affaire. Je dois ajouter que le général avait eu la franchise de me déclarer qu'il achetait ces voitures pour les revendre au comptant.
LE GÉNÉRAL. — On m'avait conseillé cette opération en me prévenant que je perdrais de l'argent sur les voitures. Le lendemain M. Lorentz est venu avec des billets chez moi. Je lui ai dit qu'il n'y avait rien à faire.
L'avant-dernier témoin entendu à l'audience de ce jour est un nègre, un M. Enoch Dezert, avocat à Haïti :
M. LE PRÉSIDENT. — Si vous habitez Paris, vous ne plaidez pas souvent ? — R. Je m'occupe de contentieux. Je représente les intérêts de mes compatriotes.
D. Vous avez reçu 10,000 francs de valeurs Caffarel ? — R. Oui, monsieur le président. Je les ai reçues d'un nommé Camp pour les faire escompter. Un M. Barbier devait donner dessus 6,000 francs et garder 4,000 francs pour l'agio.
Et l'avocat nègre entre dans des détails bien inutiles à la cause. On finit par savoir que le général Caffarel n'a jamais vu un centime des 10,000 francs qu'il a souscrits et que ses traites, après avoir servi à payer des chevaux achetés par un sieur Mounier, sont aujourd'hui la propriété d'un sieur Poirier qui en poursuit le remboursement par les voies légales.
M. LE PRÉSIDENT au général. — N'avez-vous pas porté plainte contre Camp ? — R. Oui, j'ai déposé une plainte contre Camp et les intermédiaires.
Le témoin excite le rire de l'auditoire en expliquant dans un style à lui que Camp a cru devoir, par prudence, se dérober aux recherches de la justice, et après l'audition d'une déposition sans importance, l'audience est levée.

Audience du 8 novembre

Au début de l'audience, plusieurs des témoins réassignés depuis hier ne se présentant pas, le Tribunal rend un jugement qui les condamne de nouveau à 100 francs d'amende et ordonne qu'un mandat d'amener sera décerné contre les sieurs Franck et Isaac. Le témoin Renault, qui s'était fait excuser comme malade, n'a pas été trouvé à son domicile par le docteur Vibert, commis pour vérifier son état de maladie. M. Vesceyre a fait parvenir, par l'intermédiaire du parquet de Brioude, un certificat de médecin constatant qu'il est atteint de sciatique et ne peut se déplacer.
Me DESJARDINS, défenseur de Mme Ratazzi, fait observer que cette absence est très regrettable.
L'audition des témoins présents continue :

M. Deneu, 47 ans, maître d'hôtel avenue Ledru-Rollin : — Dans le courant de 1882, Mme Limouzin qui habitait à côté de chez moi, venait commander un plat, soit pour son dîner, soit pour son déjeuner. J'ai toujours été très bien payé. Je l'avais perdue de vue ; mais voici quelques mois, elle m'a prié de lui faire une livraison de vins fins ; elle m'a dit qu'elle m'était bien reconnaissante et m'a demandé si je ne connaissais pas un ami voulant être décoré. J'ai pensé à M. Vicat, qui avait le mérite d'avoir inventé une poudre excellente contre les insectes. Pour moi, je ne voulais m'occuper de rien.
D. Vous a-t-elle dit qu'il fallait qu'il ait de l'argent ? — R. Non, jamais il n'a été question d'argent. Je n'ai pas osé en parler à M. Vicat lui-même, mais seulement à M. Bizouard, son caissier. Nous savions que si la décoration était achetée, M. Vicat ne la porterait pas.
D. Pourquoi Mme Limouzin faisait-elle cela ? — R. Je ne sais pas ; j'ai pensé que c'était pour être gracieuse vis-à-vis M. Vicat.
D. Vous ne sentiez pas que derrière cela il y avait une question d'argent ? — R. L'idée ne m'en est pas venue sur le moment.
Me ALIÈS. — Le témoin voudrait-il s'expliquer formellement sur la question des propositions d'argent.
LE TÉMOIN. — Il n'a jamais été question d'argent entre moi et Bizouard, mais je ne sais pas ce qui s'est passé à ce sujet entre Mme Limouzin et Bizouard ; il me semble bien me rappeler que Bizouard m'a dit qu'on demandait de l'argent, mais que si pareille demande était faite, M. Vicat se refuserait absolument à se prêter à cette combinaison.

M. Vicat, 63 ans, fabricant de moutarde et de poudre insecticide. — Je n'ai aucune plainte à formuler contre le général Caffarel que je n'ai jamais vu. En ce qui concerne Mme Limousin, elle avait dit à mon commis qu'on allait me donner la croix comme ancien président du jury. On m'a conduit chez Mme Limouzin ; elle ne m'a à peu près rien dit, moi non plus, et je suis parti sans rien savoir.
M. LE PRÉSIDENT. — Vous n'avez pas laissé de traces de votre passage ?
LE TÉMOIN. — Non je n'ai rien laissé.
M. LE PRÉSIDENT. — Pas même un soufflet et une boite de poudre, et des pots de moutarde ?
LE TÉMOIN. — Rien du tout ; peut-être est-ce mon commis.
Me ALIÈS. — Depuis quand M. Vicat était-il proposé pour être décoré ?
LE TÉMOIN. — Depuis l'exposition d'Anvers en 1884 ; en allant chercher une récompense au ministère on m'a dit que des propositions étaient faites pour faire décorer ceux ayant bien mérité de l'industrie. J'ai produit mes titres, que j'ai remis à un ancien ministre de mes amis ; c'est là toutes les démarches que j'ai faites.
M. L'AVOCAT DE LA RÉPUBLIQUE. — Je voudrais que le témoin insistât sur ce qui s'est passé chez Mme Limouzin.
LE TÉMOIN. — Mais il ne s'est rien passé du tout à ma connaissance.
M. L'AVOCAT DE LA RÉPUBLIQUE. — Alors vous ne voulez pas dire la vérité, car il est certain que Mme Limouzin est rentrée dans sa chambre avec deux pots de moutarde et un soufflet de poudre insecticide.
LE TÉMOIN. — Je ne me souviens de rien de semblable.
M. L'AVOCAT DE LA RÉPUBLIQUE. — Le Tribunal appréciera, mais il est certain que votre déposition n'est pas conforme à ce qui s'est passé.
LE TÉMOIN. — Mon commis a pu faire bien des choses que j'ignore, parce qu'il avait toute ma confiance.

M. Bizouard, 48 ans. — J'ai rencontré M. Deneu, avec qui nous avons causé de décorations. Comme je savais que M. Vicat avait depuis longtemps un dossier au ministère, j'ai demandé si quelqu'un pouvait s'occuper de son affaire. Il m'a parlé de Mme Limouzin. Je suis allé chez cette dame avec M. Vicat, en lui disant qu'elle pourrait faire des démarches pour sa décoration. Je savais qu'il fallait donner quelque chose.
M. LE PRÉSIDENT. — Comment le saviez vous ?
LE TÉMOIN. — On ne me l'avait pas encore dit, mais je m'en doutais. Pendant la visite M. Vicat est parti presque tout de suite après la présentation.
M. LE PRÉSIDENT. — Mme Limouzin attendait M. Vicat.
LE TÉMOIN. — Oui, je lui avais fait passer une lettre avant de recevoir M. Vicat pour prévenir qu'il ne fallait pas parler d'argent parce que M. Vicat refuserait de continuer les pourparlers.
M. LE PRÉSIDENT. — N'a-t-il pas laissé divers objets chez Mme Limouzin ?
LE TÉMOIN. — C'est moi qui avais ce paquet, que j'ai laissé sur la table.
M. LE PRÉSIDENT. — M. Vicat le savait-il ?
LE TÉMOIN. — Mais oui.
M. LE PRÉSIDENT. — Quelle somme était convenue ?
LE TÉMOIN. — 6,000 francs. Mme Limouzin a demandé un acompte, mais j'ai refusé ; j'ai donné seulement une lettre dans laquelle je m'engageais à verser la somme le jour de la nomination. Je suis retourné après chez Mme Limouzin et j'y ai vu Lorentz qui m'a dit qu'il était impossible de donner suite à l'affaire parce que je n'avais rien voulu verser d'avance.
Mme LIMOUZIN. — Jamais je n'ai parlé des 6,000 francs et jamais je n'ai parlé d'acompte.
LORENTZ. — Je n'ai pas assisté à l'entrevue de M. Bizouard et de Mme Limouzin ; quant à avoir parlé d'argent je ne pouvais pas le faire puisque je ne savais pas ce qui s'était passé.
LE TÉMOIN. — Je persiste absolument dans ma déposition.
M. LE PRÉSIDENT au général Caffarel. — A quel moment avez-vous su qu'il était question d'une somme de 6,000 francs ?
LE PRÉVENU. — Quand j'ai eu en mains les pièces établissant les titres de M. Vicat à la décoration et que j'ai dit que l'affaire n'était pas possible, Mme Limouzin m'a dit : « C'est dommage, parce que si M. Vicat avait été décoré il aurait versé 6,000 francs. » Mais je ne pouvais pas compter sur cette somme pour faire escompter mes billets, puisqu'elle ne devait être versée qu'après la nomination.
Me DEMANGE. — Le général Caffarel avait des raisons pour croire à l'influence de Mme Limouzin, et par suite, pour lui être agréable ; nous dirons les raisons qui pouvaient le déterminer.
M. L'AVOCAT DE LA RÉPUBLIQUE. — Qu'il les dise donc lui-même tout de suite.
LE PRÉVENU. — Je n'ai vu aucune lettre, mais seulement le portrait du général Thibaudin et la carte du général Boulanger avec quelques mots gracieux, ainsi que je l'ai dit dans mon interrogatoire. Mme Limouzin m'a dit être en bonnes relations avec les deux généraux.

M. Raoul Bravais. — Le 27 ou 28 septembre, un sieur Jacquemot s'est présenté à mon bureau et m'a demandé si je connaissais un sieur Paillot puis divers autres. J'ai répondu que je ne connaissais aucune de ces personnes. Jacquemot m'a dit que Paillot, par l'intermédiaire de Lorentz, s'occupait de me faire décorer ; il ne m'a pas parlé de Mme Limouzin ; quant à moi, j'ai refusé net ; il me répugnait d'être décoré d'une pareille façon. J'ai interprété la visite du sieur Jacquemont comme une invitation à la valse, tout simplement.
M. LE PRÉSIDENT. — Vous a-t-on parlé du général Caffarel ?
LE TÉMOIN. — Oui, monsieur le président.
M. LE PRÉSIDENT ( à Mme Limouzin ). — Vous n'avez pas parlé d'argent à M. Bravais, mais vous avez traité la question avec le général Caffarel ?
LA PRÉVENUE. — Non, j'ai seulement dit que, si la chose réussissait, je demanderais à M. Bravais d'escompter les billets du général.
M. LE PRÉSIDENT, au général. — Voyons, vous aviez donc un intérêt dans l'affaire.
LE GÉNÉRAL CAFFAREL. — Paillot est venu me parler de faire obtenir la décoration à M. Bravais ; alors j'ai demandé : Avant tout, quels sont ses titres à la décoration ? Paillot m'a répondu : Il est président d'une Société philanthropique et président d'une Société de tir. J'ai demandé à Paillot de m'apporter des pièces établissant ces divers titres, et il était convenu qu'il me les apporterait au ministère ; il n'avait été nullement question d'argent et jamais Mme Limouzin ne m'avait parlé d'argent ou d'escompte de valeurs de la part de M. Bravais ; seulement, au rendez-vous qui lui avait été donné, ce monsieur ne vint pas, et c'est à ce moment que Mme Limouzin m'a dit que M. Bravais devait donner 20,000 francs s'il avait été décoré. Si une proposition de ce genre m'avait été faite, je l'aurais repoussée avec énergie ; je ne veux pas qu'il soit dit que le général Caffarel a jamais reçu un sou pour faire décorer quelqu'un.
M. LE PRÉSIDENT. — Mme Limouzin prétend vous avoir dit que M. Bravais devant verser dans ses mains une somme de 20,000 francs, elle se trouverait en mesure d'escompter vos valeurs.
LE GÉNÉRAL CAFFAREL. — Non, jamais elle ne m'a dit que cet argent serait versé à mon compte. Jamais ! Jamais !
LE TÉMOIN. — Je voudrais bien savoir l'époque exacte à laquelle ces négociations ont eu lieu entre tous ces gens-là ?
M. LE PRÉSIDENT. — Le 20 septembre.
LE TÉMOIN. — Eh bien, j'étais en voyage et je ne suis arrivé à Paris que dans la nuit du 19 au 20 septembre. Évidemment je n'avais pas pu voir Paillot.
M. LE PRÉSIDENT. — Vous avez vu Burk, et nous savons que Paillot et Burk, c'est un seul et même individu.

M. Dufour. — M. Lorentz m'a fait faire la connaissance de MM. Dunal, Anticq et Coquerel, qui désiraient faire adopter par le ministère de la guerre une nouvelle invention de gamelle dont le brevet appartenait à un sieur Michel. Il fallait une recommandation puissante ; aussi Lorentz présenta ces messieurs à Mme Limouzin, qui possédait des connaissances touchant de près le chef de l'État, notamment M. Wilson. ( rumeurs diverses et bruit dans l'auditoire ) On ne les présenta pourtant qu'au général Caffarel pour qu'il obtînt du ministère soit l'admission du nouveau système de gamelle, soit un marché de gré à gré. Suivant la réussite de l'opération la plus favorable aux intérêts des associés, ils devaient verser soit 50,000, soit 25,000, soit 10,000 francs ; mais, en attendant, Mme Limouzin a demandé un acompte immédiat.
M. LE PRÉSIDENT. — Comment expliquait-elle la nécessité de ce versement immédiat ?
LE TÉMOIN. — Par les frais nécessités par les démarches, les courses et les toilettes pour se présenter au ministère.
Me DEMANGE. — Avez-vous demandé au général la remise de l'adjudication et que vous a-t-il répondu ?
LE TÉMOIN. — Que la chose n'était pas possible.
Me DEMANGE. — Le langage du général relativement à l'achat des gamelles de gré à gré n'était-il pas tel que le doute sur la réussite venait immédiatement à tous les esprits ?
LE TÉMOIN. — Assurément ; le général promettait seulement d'appuyer chaudement notre demande, mais il ne nous cachait pas que la chose n'était pas possible.
M. LE PRÉSIDENT. — Alors pourquoi faire des traités et continuer à avoir des pourparlers avec Mme Limouzin ?
LE TÉMOIN. — Parce que Mme Limouzin nous donnait tous les jours de l'espoir ; quant au général, nous ne le voyions qu'à peine cinq ou dix minutes tous les quinze jours.
M. LE PRÉSIDENT. — C'est pourquoi Mme Limouzin qui espérait toujours que, grâce aux sommes que l'on aurait versées à tous les intermédiaires, la réussite pourrait avoir lieu, demandait un traité. Comment ce traité ou cette note, si vous le voulez, se trouvait-elle dans les papiers du général ?
LE TÉMOIN. — Ceci je l'ignore.
M. LE PRÉSIDENT ( au général ). — Comment expliquez-vous la présence de ce papier au milieu des vôtres.
LE GÉNÉRAL CAFFAREL. — Je ne me l'explique pas. Je présume que cette note se trouvait dans les papiers que Mme Limouzin m'a remis.
M. LE PRÉSIDENT ( au témoin ). — Avez-vous vu quelquefois le général. — R. Oui, trois ou quatre fois. Mais jamais il n'a été question de commission avec lui.
Me ALIÈS. — Ce traité était-il déjà écrit quand la provision a été demandée ?
LE TÉMOIN. — Non. Le traité est postérieur à la demande d'une provision.
M. LE PRÉSIDENT. — L'adjudication était fixée au 17 septembre ; on ne la craignait pas beaucoup à cause d'une clause prescrivant l'emploi d'une fonte que l'on ne trouvait plus dans le commerce ; mais il fallait empêcher une seconde adjudication ; n'était-il pas question avec le général Caffarel de faire remettre cette seconde adjudication à l'infini ?
LE TÉMOIN. — Nous en avons parlé au général qui nous a répondu : « Cela n'est pas possible ».
M. LE PRÉSIDENT. — Mme Limouzin n'a-t-elle pas insisté pour que le paiement lui fût fait, en faisant remarquer, qu'en somme, on avait obtenu la remise de l'adjudication ?
LE TÉMOIN. — Oui.
Me DEMANGE. — Enfin, quand vous avez demandé au général si la remise de l'adjudication était possible, qu'a-t-il répondu ?
LE TÉMOIN. — Il a répondu que non.
Me DEMANGE. — A plusieurs reprises ?
LE TÉMOIN. — Deux fois.
Me DEMANGE. — Quelle était l'opinion du général sur le marché de gré à gré ?
LE TÉMOIN. — Il a toujours dit qu'il appuierait la demande s'il y avait en effet un aussi grand avantage qu'on le prétendait ; mais il ne donnait aucune espérance précise de réussite et n'a jamais pris d'engagement.
Me DEMANGE. — Et n'est-ce pas précisément en raison de ces réserves du général que M. Anticq a refusé de l'argent ?
LE TÉMOIN. — Oh ! là-dessus, Mme Limouzin et le général ne s'accordaient pas du tout ; Mme Limouzin avait toujours de l'espoir : C'est demain !... C'est après-demain que cela se fera !... Tandis que le général répondait : C'est impossible, je ne peux pas faire renvoyer l'adjudication ; c'est contre tous les règlements !
M. LE PRÉSIDENT. — Oh ! le renvoi de l'adjudication, c'était l'accessoire ; quand il était question de gré à gré, le général vous laissait-il espérer ?
LE TÉMOIN. — Non ; il disait : Ce n'est pas possible.
M. LE PRÉSIDENT. — Alors, pourquoi ces promesses ?
LE TÉMOIN. — Nous avons alors immédiatement rompu le traité.
M. LE PRÉSIDENT. — Qu'est-ce qui devait recevoir les 50,000 francs ?
Mme LIMOUZIN. — C'était moi et je devais les remettre au général.
CAFFAREL. — Mais je proteste ! c'est un mensonge et une infamie ! Jamais de la vie je ne me vendrai, jamais je n'essaierai d'acheter mes camarades ! Je savais que Mme Limouzin devait recevoir une commission, mais jamais je ne devais en toucher un sou.
M. L'AVOCAT DE LA RÉPUBLIQUE. — Pourquoi alors vous occupiez-vous de l'affaire ?
CAFFAREL. — Pour escompter mes billets.
M. L'AVOCAT DE LA RÉPUBLIQUE. — Il ne m'en faut pas davantage.
Me DEMANGE. — Nous verrons bien si c'est suffisant !
M. LE PRÉSIDENT ( au témoin ). — Alors vous pensiez qu'il se trouverait des intendants généraux et des ministres qui, moyennant une forte commission, passeraient de pareils traités.
LE TÉMOIN. — Nous l'avons parfaitement cru au début. ( Rumeurs. )

M. Michel. — Le témoin a inventé en 1871 une gamelle militaire pour laquelle il a été breveté. Le ministre prescrivit en 1886 l'adoption de ces gamelles ; mais, l'appareil étant sur le point de tomber dans le domaine public, la direction des services administratifs préféra attendre l'expiration du brevet. M. Michel se plaignit de ce procédé qui lésait profondément ses intérêts. Il avait dû faire des frais considérables, immobiliser des capitaux, car on l'obligeait à cautionner toutes les fois qu'il avait affaire avec l'État. Il chercha par quelles relations il pourrait obtenir l'oreille du ministre. Il passa un traité avec les sieurs Anticq et autres qui se chargèrent de solliciter pour obtenir du ministère un marché de gré à gré.
— Mes associés et moi, dit le témoin, avons été mis en rapport par un sieur Lorentz avec Mme Limouzin qui connaissait des gens influents et en particulier M. Wilson. ( rumeurs ) C'est chez Mme Limouzin que je vis le général Caffarel. Le général me disait : Je ne vois pas pourquoi on ne se sert pas de cet appareil qui offre de si grands avantages ? Et je lui répondais : Mon grand malheur, voyez-vous, c'est d'être breveté ! Le général ajouta : Vous ne pouvez pas empêcher l'adjudication, mais je parlerai de votre affaire ! Jamais je n'ai eu du général d'autre engagement que celui-là ?
M. LE PRÉSIDENT. — Vous avez fait un traité avec la dame Limouzin, vous en avez sans doute un double ?
LE TÉMOIN. — Oui, le voici.
M. LE PRÉSIDENT. — Signé de qui ?
LE TÉMOIN. — Il est signé de moi comme copie ; c'est la copie de mon exemplaire.
M. le président donne lecture de ce traité par lequel le témoin Michel s'engagea verser vingt mille francs contre la remise d'un marché de gré à gré fait avec l'administration de la guerre contenant une commande de deux cent mille appareils.
M. LE PRÉSIDENT. — Mme Limouzin, est-ce là la copie du traité que vous avez déchiré ?
Mme LIMOUZIN. — Oui.
Le témoin Dufour, rappelé, déclare qu'il n'a jamais vu ce traité-là.
LE TÉMOIN. — Le général me promettait d'éclairer les bureaux de la guerre sur les avantages de cet appareil. Mais les bureaux de la guerre ne veulent pas d'un appareil breveté ; ils me l'ont dit positivement à moi-même.
M. LE PRÉSIDENT. — Ils avaient peut-être leurs raisons pour cela. Avec qui avez-vous traité la question de commission ?
LE TÉMOIN. — Je n'ai consenti de commission qu'à Mme Limouzin, avec laquelle je traitais ; je ne sais pas si elle devait la partager avec le général Caffarel ou avec tout autre.
M. le président fait remarquer que le public s'est permis des manifestations inconvenantes. Si ces manifestations se reproduisaient, la salle serait immédiatement évacuée.

M. Anticq. — Le témoin est un ancien avoué. Il déclare qu'il est venu à Paris pour s'occuper, de ses affaires personnelles et non pour traiter de pareilles opérations. M. Dunal dit-il, m'a parlé de l'invention Michel, que j'ai trouvée bonne, et j'avais l'intention de m'en occuper, tout à fait, en dehors de Mme Limouzin et du général Caffarel ; j'avais demandé tout simplement un bénéfice de 15 p. 100 sur l'opération. C'est alors que je fus mis en rapport avec Dufour, auquel je promis 5 %. M. Dufour me fit connaître Mme Limouzin. Tout de suite cette dame a abordé la question d'argent. Les exigences de Mme Limouzin augmentaient de jour en jour. Alors j'ai envoyé M. Michel chez elle. Ils ont disputé l'affaire ensemble. J'ai vu une fois le général Caffarel chez Mme Limouzin ; j'ai vivement insisté sur l'excellent système Michel et sur les économies que procurerait son adoption. Le général m'a dit : « Je ferai tout le possible ; mais je ne promets rien. » Alors, je suis retourné chez Mme Limouzin, et je lui ai dit : « Vous m'aviez fait espérer une solution favorable. Vous vous étiez trop avancée. Je ne peux donc pas vous donner d'avance les 10,000 francs. » J'étais écœuré par ces demandes d'argent de Mme Limouzin.
D. Vous avez été en relation avec Lorentz. — R. Nous avons eu quelques conversations. Nous avons parlé de ces fameux 10,000 francs payables d'avance à Mme Limouzin. Il a insisté en disant : « Ce versement est indispensable, parce que Mme Limouzin a beaucoup de frais de toilette, de dîners, de voitures, de réceptions : ces frais seraient perdus pour elle en cas d'échec de la combinaison. » J'ai répondu : « J'en référerai à mes associés. »
D. Jamais, il n'a été question d'argent entre vous et Caffarel ? Qui devait toucher les 50,000 fr. — R. Dans mon esprit, Mme Limouzin.
D. N'aviez-vous pas promis à Mme Limouzin de lui donner, vous et plusieurs intéressés, une somme de 2,500 francs chacun ? — R. Jamais il n'a été question de 2,500 fr. Il a été question de 10,000 fr. d'abord, puis 20,000, puis 30,000 fr. Il est possible que Mme Limouzin ait fait cette demande de 2,500 fr. à quelques-uns de ces messieurs, mais, quant à moi, je ne m'en souviens pas.
M. LE PRÉSIDENT. — Quel rôle avez-vous joué dans le traité avec Mme Limouzin ? — R. Il y a eu plusieurs traités, ou du moins plusieurs projets de traités. Ce n'était jamais le même chiffre que Mme Limouzin demandait. Il y a eu beaucoup de pourparlers.
D. A-t-il été question d'argent entre le général Caffarel et vous ? Vous a-t-il promis formellement un résultat favorable au ministère de la guerre ? — R. Non, jamais le général ne m'a parlé d'argent, jamais !

M. Galandet. — Je suis allé deux fois chez Mme Limouzin, au sujet du traité précis qu'il s'agissait d'établir. La seconde fois, j'ai rencontré à la porte M. Michel et M. Dunal qui sortaient pour acheter du papier timbré et qui me dirent : « Vous allez avoir connaissance du traité que nous venons d'établir ». J'ai soulevé quelques objections de détail.
D. N'avez-vous pas vu le général ? — R. Lors de ma première visite, j'étais avec M. Michel, Mme Limouzin a dit : « Général, permettez-moi de vous présenter M. Michel, l'inventeur de la gamelle que vous connaissez. » Le général félicita M. Michel. Quelques minutes après il disparaissait.
D. Vous supposiez que, d'après le traité, les 50,000 fr. prévus appartiendraient à Mme Limouzin ? — R. Certainement. Nous pensions aussi qu'elle partagerait avec un ou des intermédiaires. Cela nous paraissait absolument licite.
D. Vous n'avez jamais promis personnellement 2,500 francs à Mme Limouzin. — R. Elle l'a prétendu ; mais c'est faux. A l'instruction, devant moi, elle n'a pas maintenu ses allégations.

M. Dunal. — J'ai reçu la visite de M. Dufour et de M. Anticq. Ils m'ont dit qu'ils connaissaient une dame haut placée qui ferait adopter la gamelle. Ils m'ont conduit chez Mme Limouzin, nous avons fait un traité par lequel nous nous engagions à donner une commission à Mme Limouzin, en proportion de la fourniture de nos appareils. Je ne suis allé qu'une fois chez Mme Limouzin.
M. LE PRÉSIDENT. — Vous avez été confronté avec Mme Limouzin. Qu'a-t-elle dit ? — R. Elle a prétendu que nous devions lui donner chacun une somme de 2,500 francs.
D. Est-ce qu'elle disait que sa commission de 50,000 francs, stipulée dans le traité, était pour elle seule ? — R. Elle prétendait, dans la confrontation, que les 50,000 fr. étaient pour le général et les intendants de la guerre. A cela, j'ai répondu que je ne connaissais pas le moins du monde les personnes dont elle parlait, que je n'en avais jamais entendu parler, et que jamais il n'avait été question de cette somme de 2,500 francs.
D. Vous n'avez jamais vu le général Caffarel ? — R. Je n'ai vu personne que Mme Limouzin.

M. de Lierreville. — La première visite que j'ai reçue est celle de Lorentz qui venait chez moi aux renseignements au sujet d'une demande de Michel relative à une fourniture de gamelles. M. Lorentz me demanda s'il y avait quelque chose à faire. Je répondis que je ne pouvais lui donner satisfaction, ayant un ordre formel. Le lendemain, je reçus une dépêche signée L..., m'invitant à passer avenue de Wagram pour affaire me concernant. Je fis répondre, à la troisième personne, qu'on vînt me voir dans mon bureau. Deux jours après lettre signée Madeleine Limouzin, m'invitant à venir pour m'entretenir avec le général C... Je répondis que cela m'était impossible. Nouvelle lettre m'annonçant la visite du général Caffarel.
D. C'était la première fois que Caffarel venait dans votre bureau ? — R. Oui, monsieur le président. Il m'a dit qu'il était un ami de Lorentz et qu'il s'intéressait à la situation malheureuse de Michel, qui n'avait tiré aucun profit de son invention. Il ajouta qu'il était assez juste de l'indemniser et me demanda s'il était possible de lui accorder un marché de gré à gré. Je répondis que c'était impossible. Dans une autre visite, le général me demanda si je ne pouvais pas lui donner quelques renseignements sur les prix d'adjudication des gamelles. J'objectai mon devoir professionnel. Alors, il m'a dit que, faute de mieux, il parlerait au ministre en faveur de Michel, et qu'il tâcherait d'obtenir pour lui une indemnité à titre gracieux.
D. Veuillez préciser. Est-ce vous ou Caffarel qui, le premier, avez parlé d'une indemnité possible ? — R. Je sais que dans le temps il avait déjà été question d'une indemnité pour le couvrir des frais de son invention. Il me serait impossible de dire exactement comment la conversation sur ce sujet s'est engagée.
Me DEMANGE. — Quand le général Caffarel faisait ressortir la situation malheureuse de Michel, est-ce le témoin qui a rappelé qu'il avait déjà été question de lui pour une indemnité ? — R. C'est possible, mais je n'affirmerais pas.
Me ALIÈS. — Sous quelle forme ce crédit, aurait-il été accordé ? — R. Il aurait fallu demander un crédit aux Chambres.
Me ALIÈS. — Est-ce qu'il est d'usage d'accorder des fournitures de gré à gré aux inventeurs malheureux ? — R. Ce n'est pas à ma connaissance.

M. le sous-intendant Boué. — Mon bureau est rue Saint-Dominique, il n'est pas au ministère. Il dépend du gouvernement militaire de Paris. Au mois d'août dernier, le général vint pour me voir. J'étais en congé. Il m'écrivit alors pour me prévenir que deux inventeurs me présenteraient, l'un un modèle de gamelle individuelle, l'autre un modèle de seaux à incendie. A mon retour, je reçus fréquemment sa visite. Nous discutâmes la valeur comparative des différents systèmes de gamelles, établissant un parallèle entre le modèle actuel et celui de la gamelle individuelle. Le général insista sur les prix de revient. Il compulsait avec soin mes papiers, et me demanda des renseignements sur les prix de limite.
M. LE PRÉSIDENT. — Ce n'est pas vous qui faites les calculs pour arriver à faire les prix de limite ?
Le témoin explique longuement le système employé pour établir ces prix.
D. Vous avez dit que le général compulsait attentivement vos papiers. Qu'en avez-vous pensé ? — R. En conscience, alors, j'ai pensé qu'il voulait se rendre compte du système le plus avantageux. Je n'ai pas trouvé très extraordinaires, étant donnée sa situation, ses visites répétées. Cependant, je trouvais quelquefois singulier qu'il vînt me demander à mon bureau des renseignements qu'il pouvait se procurer au ministère.
D. L'adjudication des gamelles annoncée a-t-elle eu lieu ? — R. Oui, mais elle ne fut pas couverte, une clause relative à la qualité de la tôle était impossible à remplir par les adjudicataires. L'adjudication a été remise au 10 de ce mois.
D. A-t-il été fait quelques démarches chez vous pour faire remettre cette adjudication ? — R. Aucune.
M. LE PRÉSIDENT s'adresse à Mme Limouzin : — Comment avez-vous pu demander une provision pour vos services dans la remise de l'adjudication ? — R. Le général a dit lui-même devant moi : « A quel jour voulez-vous que je fasse remettre l'adjudication ? » Je demandais une provision, non pour moi, mais pour le général, qui avait besoin d'argent. J'ai mis devant tous ces messieurs des billets signés de lui.

M. Isaac Joly. — Le témoin a l'air assez embarrassé.
M. LE PRÉSIDENT. — Vous avez connu le général d'Andlau. Le général vous a donné 20,000 francs de valeurs. Vous avez demandé, payables à terme, 10,000 francs de mouchoirs de poche, à un marchand de Cholet. Vous avez acheté de la paille. Malheureusement, le marchand de mouchoirs a gardé l'argent sous prétexte que vous étiez son débiteur pour une somme plus forte, et le marchand de paille a disparu. Est-ce d'accord avec d'Andlau ? — R. Parfaitement. Nous achetions ces marchandises à crédit pour les vendre au comptant, comme ça se fait journellement.
D. Avec les gens malhonnêtes.

M. Marx. — Il est donné lecture d'une déposition d'un nommé Marx, qui a eu des pourparlers avec le général au sujet de l'achat d'une propriété. Marx a obtenu un permis de circulation sur le chemin de fer.

M. Soudée. — J'ai fait prêter une somme de 20,000 francs au général d'Andlau, somme qu'il devait rembourser dans quelques mois.
D. Racontez-nous ce qui s'est passé. — R. En 1885, je suis allé plusieurs fois chez le général d'Andlau, que j'allais trouver en sa qualité de membre du Jockey-Club, pour lui demander des renseignements. Je voulais obtenir le fermage du droit de stationnement sur les champs de courses de Paris. A ma troisième visite, le général me dit à brûle-pourpoint, au cours de la conversation : « Vous avez donc de l'argent ? » Je répondis : « Si je n'en ai pas, j'en trouverai. » — Vous devriez bien alors, fit-il, me trouver 10 à 50,000 francs.
M. LE PRÉSIDENT. — Ne vous semblait-il pas étonnant de voir un général, un sénateur, vous faire une pareille demande ? — R. Dans notre commerce, on est facile. J'ai vu bien d'autres marchés. ( rires )
M. LE PRÉSIDENT. — Continuez. Comment avez-vous trouvé des fonds ? — R. J'avais comme voisin, M. Blanc, un homme très riche et très obligeant. C'est par lui que je fis prêter 20,000 fr. au général, et non 40 ou 50,000 comme il me l'avait demandé. M Blanc est passé au Comptoir d'escompte, et en ma présence il a déposé la somme entre les mains du général.
M. LE PRÉSIDENT. — Quel intérêt M. Blanc avait-il stipulé. — R. L'intérêt légal.
D. Est-ce bien certain ? — R. Je ne saurais l'affirmer au juste.
D. Avez-vous touché une commission ? — R. Oh ! non, on peut fouiller dans ma vie depuis quarante ans. Je suis un honnête homme.
D. Ne connaissez-vous pas une dame de Saint-Sauveur ? — R. Je suis allé deux fois chez elle. Le général d'Andlau m'avait prié de passer chez elle. ( on rit ) Vous riez, c'est pourtant naturel. Je fais des courses dans Paris et, dans mes courses, je rends souvent des services. Mme de Saint-Sauveur m'a parlé d'abord d'un système de galets, de roulettes, pour la traction. Elle m'a ensuite demandé si je pouvais lui prêter de l'argent sur un parc aux huîtres qu'elle avait dans le Finistère ; je n'ai rien fait avec elle. Je ne suis pas retourné chez elle.
M. LE PRÉSIDENT. — Jamais vous n'avez vu Buy chez Mme de Saint-Sauveur ? — R. Jamais.
Mme DE SAINT-SAUVEUR. — M. Soudée est venu un jour chez moi avec Buy pour me demander d'obtenir la réouverture du cercle Richelieu. Il a rencontré chez moi Mme Ratazzi, qui s'est présentée elle-même sous le nom de Mme de la Motte. J'ai répondu à la demande de M. Soudée que je n'avais aucune influence, que je ne connaissais personne dans ce gouvernement. Alors Mme Ratazzi a dit qu'elle se chargerait de la demande.
LE TÉMOIN. — Jamais je n'ai parlé de cercle ; jamais je n'ai vu la dame en question ; je m'inscris en faux contre ce que vient de dire madame.
Mme DE SAINT-SAUVEUR. — Il m'est venu une visite. J'ai laissé ces messieurs seuls avec Mme Ratazzi. Au moment où je rentrais chez moi, après avoir reconduit la personne qui venait me voir, j'ai rencontré dans l'escalier M. Soudée, M. Buy et Mme Ratazzi qui partaient de compagnie.
LE TÉMOIN. — C'est faux. C'est tout ce qu'il y a de plus faux.
A ce moment, Mme Ratazzi se lève pour répondre à une interrogation de M. le président. Elle se trouve mal. Les gardes républicains l'emportent. Au bout d'un quart d'heure environ, Mme Ratazzi est remise et l'audience reprend.
Mme RATAZZI. — M. Soudée, que j'ai rencontré chez Mme de Saint-Sauveur, m'a demandé de lui procurer un rendez-vous avec le général d'Andlau, pour faire décorer M. Blanc. Je me suis occupée de cette affaire, et quand j'ai eu obtenu un résultat, j'ai dit à M. Soudée : « Le rendez-vous sera convenu avec le général pour demain à onze heures. — Bien, madame, j'y serai. » A l'heure convenue, je trouvai à la porte M. Soudée avec son ami Blanc. Nous nous sommes fait introduire chez le général, le valet de chambre avait annoncé Mme de la Motte, et il a été question de la décoration. M. Blanc a remis, devant moi, une enveloppe au général en lui disant : « Permettez-moi de vous offrir 20,000 francs pour vos pauvres, mais je fais une réserve. Vous n'en disposerez que quand ma nomination sera certaine. »
M. LE PRÉSIDENT. — Vous avez été confrontée à l'instruction avec Soudée. — R. Je l'ai reconnu de suite, en l'apercevant dans le corridor par la porte entr'ouverte, et je l'ai dit immédiatement à M. Athalin.
D. Et vous, Soudée, vous persistez à dire que vous avez vu Mme Ratazzi pour la première fois chez M. le juge d'instruction. — R. Oui, monsieur. Je suis connu par tant de monde dans Paris qu'il n'y a rien d'impossible à ce que ma physionomie ne soit pas inconnue de madame. ( rires ).
Mme Ratazzi jure ses grands dieux qu'elle a dit la vérité ; Mme de Saint-Sauveur vient à la rescousse et affirme énergiquement que Soudée a rencontré chez elle Mme Ratazzi, mais elle déclare, bien entendu, ignorer ce qui s'est passé chez le général d'Andlau.
LE TÉMOIN. — Je ne sais quel est le mobile qui fait agir ces deux dames. J'ai dit la vérité.
Les deux prévenues maintiennent plus énergiquement encore leurs déclarations, et c'est au milieu d'un certain tumulte que le témoin suivant s'avance à la barre.

M. Blanc. — En janvier 1886, j'eus la visite de M. Soudée, qui me demanda si je pouvais disposer de 40 à 50,000 fr. pour le général d'Andlau.
D. Vous prêtez donc de l'argent ? — R. Malheureusement trop souvent. La demande, cette fois, m'était faite par un homme que je connais depuis quarante ans.
D. Il vous a fait faire souvent des affaires comme ça ? — R. C'est la première. J'ai répondu : « Je réfléchirai. »
Le témoin continue, en affectant la bonhomie : — Ça vous étonne peut-être de me voir prêter une aussi forte somme. Que voulez-vous ? Je vous dirai que, dans les affaires, on n'est pas fâché d'être dans la manche d'un personnage influent, sénateur ou député, qui peut vous procurer l'accès d'un ministère. Ça m'est déjà arrivé. J'ai pris rendez-vous avec M. Soudée, et nous sommes allés chez le général.
D. Vous n'avez rencontré personne à la porte ? — R. Personne, absolument personne. — J'ai remis les 20,000 francs au général ; il m'a dit : « Tiens, ils sont tout neufs. » Je les ai prêtés à 3 %, le reçu était libellé payable dans un ou deux mois. Cela se passait le 10 janvier 1886. Au mois d'octobre, je m'absente. Je reviens en novembre et je vais faire une visite à mon débiteur ; je ne le trouve pas. J'y vais une deuxième fois, personne. Alors, je lui envoie une lettre chargée le 2 novembre 1886. J'ai reçu cette réponse :
Le témoin fait passer à M. le président une lettre dont il est donné lecture.
« Mon cher monsieur Blanc, écrivait le général, j'ai été absent, ayant été passé la plupart de la semaine dernière et les fêtes, avec ma famille, aux environs de Fontainebleau. Je vous attendrai lundi matin à partir de dix heures. » Le lundi, je trouve enfin le général d'Andlau et je lui demande mon argent : « Impossible aujourd'hui, fil-il ; je vous rembourserai en mars, je vous le promets ». J'ai attendu, et je lui ai écrit la lettre que voici ( il fait passer une lettre ), pour le prier de me rembourser à trente jours ou à soixante jours, ou bien en deux termes. Quelque temps après je recevais de M. d'Andlau une dépêche m'annonçant qu'il me donnerait satisfaction : « J'ai en Espagne une affaire qui me permettra de me libérer », m'écrivait-il. J'attends quelques jours et, ne voyant rien venir, je finis par lui envoyer à l'acceptation une traite qu'il n'a pas voulu signer.
Le témoin sort de ses poches des correspondances du général d'Andlau, qu'il fait passer au Tribunal, puis il reprend : — J'ai donné le reçu du général à une agence s'occupant d'affaires litigieuses pour obtenir remboursement. On me dit : avec votre reçu, vous aurez une amende qui pourrait aller de 1,200 à 1,500 francs et peut-être un procès qui pourrait durer deux ou trois ans. » Alors, pour avoir des titres en règle, j'ai fait accepter des traites échelonnées. Les deux premières non payées : j'ai perdu patience et j'ai poursuivi jusqu'à la saisie. Le général était chez sa femme ; j'en ai été pour mes frais. Je l'ai attaqué en paiement des deux premières traites qu'il a été condamné à me payer. J'ai touché 2,500 francs en tout, et la personne qui a porté ces fonds chez l'huissier, a dit : « Voilà 2,500 francs, M. Blanc les paiera cher ! »
M. LE PRÉSIDENT. — Il semble résulter de l'instruction que les 20,000 francs que vous ayez donnés devaient être le prix de votre décoration. Si votre nomination avait été à l'Officiel, vous auriez déchiré le reçu. Il résulte encore de l'instruction que vous n'auriez pas été accompagné de Soudée seulement dans votre visite au général d'Andlau. Il y aurait eu avec vous une dame qui se faisait appeler Mme de La Motte. — R. C'est faux. Solliciter la décoration ! Mais quels sont donc mes titres ? Je n'aurais pas osé. J'ai fait mes affaires, voilà, messieurs, mes qualités.
D. N'avez-vous jamais parlé de décoration au général d'Andlau ? — R. C'est lui au contraire qui m'en a parlé.
D. Veuillez préciser. — R. Au mois d'octobre, en m'exprimant sa reconnaissance pour le service que je lui avais rendu, il m'a insinué que j'avais quelques titres à une distinction. J'ai été délégué à l'exposition d'Anvers. Il est vrai que je n'y suis pas allé. ( rires ) Mais je ne croyais pas qu'on voulût me proposer un trafic répréhensible... Général, sénateur, comte d'Andlau ! je croyais avoir affaire à quelque chose !
D. Vous persistez à déclarer que vous n'avez jamais été en rapport avec une dame Ratazzi ni avec une dame de la Motte, qui, d'ailleurs, ne faisaient qu'une seule et même personne. — R. Jamais !
D. Vous savez qu'elle persiste à dire qu'elle vous a vu. — R. Je le sais. Mais c'est faux. J'ai vu cette dame pour la première fois à l'instruction.
D. Mais, lors de la confrontation, Mme Ratazzi a déclaré qu'elle était allée chez vous. Elle a fait la description fort exacte de votre appartement. Vous l'avez reconnu vous-même et vous avez ajouté que la disposition de votre maison était connue de beaucoup de personnes.
M. le président donne lecture du procès-verbal de confrontation. Le témoin le discute.
M. LE PRÉSIDENT. — Mais vous l'avez signé ce procès-verbal ? — R. Ça ne fait rien. On me fait dire ce que je n'ai pas dit.
D. Vous niez ? — R. Parfaitement.
Mme Ratazzi recommence encore une fois le récit de la visite chez le général. — Que lisez-vous là ? demanda le président au témoin qui parcourt des notes, tandis que Mme Ratazzi parle.
LE TÉMOIN. — C'est un souvenir, quelques notes, pour répondre aux questions. Je n'ai pas l'aplomb de madame, moi !
Une discussion violente s'engage entre la prévenue et le témoin qui déclare : — Une personne amie du général m'a menacé. Ce sont ces menaces que l'on met à exécution. Ah ! il faut que vous soyez bien sûre de l'impunité, madame, pour parler comme vous le faites.
La prévenue donne à nouveau la description de l'appartement de M. Blanc.
LE TÉMOIN. — Je suis tellement abasourdi que je ne trouve rien à répondre, mais je persiste formellement dans mes déclarations.

M. Meunier. — C'est lui qui, au mois de mars 1886, rencontra dans le cabinet de Buy la dame Ratazzi qui se faisait appeler Mme de la Motte et que Buy présentait, dit le témoin, comme veuve d'un général envoyé en mission à l'étranger. M. Buy me dit que si je voulais être décoré elle pouvait faire agir de hautes influences. Comme je ne me reconnaissais aucun titre à la décoration je n'ai pas accepté ; mais M. Renault, un de mes amis, qui désirait être décoré, a été conduit chez le général d'Andlau et lui a remis 10,000 francs pour ses pauvres. Cette somme a été remboursée.
D. Facilement ? — R. Je n'en sais rien.
M. LE PRÉSIDENT. — Connaissez-vous Gaillard ?
LE TÉMOIN. — Oui, monsieur le président ; il faisait des affaires de Bourse et j'avais des rapports avec lui. Il passait des marchés avec l'administration de la guerre et je lui ai demandé s'il ne pouvait pas me faire obtenir des commandes pour les brancards. J'ai déposé un cautionnement de 10,000 francs ; mais je n'ai rien eu comme commandes.
M. LE PRÉSIDENT. — Vous êtes adjudicataire au ministère de la guerre ; vous avez prié Gaillard de vous faire obtenir des commandes par le général Caffarel. Gaillard vous a-t-il rendu compte de ses démarches ?
LE TÉMOIN. — Il m'a dit que, d'après le général Caffarel, il n'y avait pas de commandes à espérer.
M. LE PRÉSIDENT. — Gaillard pouvait-il espérer que, ces commandes vous étant faites, vous lui donneriez quelqu'argent ?
LE TÉMOIN. — Nullement.
CAFFAREL. — J'ai demandé quelques renseignements au ministère ; mais il m'a été répondu qu'il n'y avait en ce moment aucune commande à faire.
M. LE PRÉSIDENT. — Est-ce que Gaillard ne vous a pas écrit que, si ces commandes lui étaient faites, il pourrait gagner à la Bourse jusqu'à 60,000 fr. ?
LE TÉMOIN. — J'ignore ce qui pouvait être fait ; mais j'attends toujours la commande, car j'ai un marché et j'ai déposé mon cautionnement.

M. Renault. — M. LE PRÉSIDENT. — Dans quelles circonstances avez-vous été mis en relations avec une dame Ratazzi qui se faisait nommer comtesse de la Motte du Portal ?
LE TÉMOIN. — J'ai été mis en relations avec elle par un sieur Meunier. Je voulais être décoré. J'eus un rendez-vous avec cette dame et elle me fit entendre qu'il lui faudrait un cadeau de 10,000 francs. Je fus envoyé par elle chez le général d'Andlau. Celui-ci me reçut fort bien et me dit : je connais votre dossier, vous êtes en situation d'être décoré. Je répondis : « si c'est comme ça, alors j'accepte ! ( rires ), mais je ne sais pas comment se font ces demandes ». Le général me fit un brouillon que je copiai ; après quoi je lui dis : je sais que vous êtes très bon, très généreux : voilà 10,000 francs que vous donnerez à vos pauvres ; mais après ma décoration seulement, car si je n'étais pas décoré, il faudrait me les rendre. ( hilarité ) Quelque temps après, ne voyant rien venir, ne voyant rien paraître à l'Officiel, j'ai demandé le remboursement de mes fonds. On ne pouvait pas me les rendre et on me fit trois billets à mon ordre. Il y a eu du tirage ; mais enfin j'ai été soldé en plusieurs fois.
M. LE PRÉSIDENT. — Pour vous faire payer, n'avez-vous pas eu recours à Mme Limouzin ?
LE TÉMOIN. — M. Limouzin est venu avec moi, car ce n'est pas elle que je connaissais, c'est son mari seulement.
M. LE PRÉSIDENT. — Vous ne lui avez jamais donné d'argent ?
LE TÉMOIN. — Non, mais j'en ai donné à son mari ; c'est lui qui m'a fait payer. M. d'Andlau disait que j'étais l'homme terrible.
M. LE PRÉSIDENT. — Qui donc vous avait conseillé de lui dire en lui donnant l'argent : C'est pour vos pauvres.
LE TÉMOIN. — On m'a dit : Il ne faut pas humilier le général, et c'est pour ça que j'ai dit : pour vos pauvres !
Me DESJARDIN. — Il est bien entendu que, quand le témoin est allé chez le général, il lui a dit : « Vous êtes bon, généreux, voilà dix mille francs que je dépose et que vous me restituerez si je ne suis pas décoré. » Donc le témoin savait que ce n'était pas le général d'Andlau qui décorait ; mais qu'il faisait seulement des démarches pour obtenir que la personne fût décorée.
LE TÉMOIN. — C'est parfaitement ça.
M. LE PRÉSIDENT. — A quelle époque avez-vous su que la comtesse du Portal était Mme Ratazzi ?
LE TÉMOIN. — Oh ! très tard, vers le mois de septembre, car le général ne l'appelait que : Mme la comtesse. Mais je n'ai pris aucun renseignement pour savoir si elle était vraiment comtesse.

M. Fargues. — Le témoin est le bijoutier auquel Mlle Véron, dite de Courteuil, est allée proposer la croix de la Légion d'honneur. — Le 8 septembre, une dame vint chez moi, demandant à me parler en particulier ; je la fis entrer dans mon bureau. Elle commença par me dire des banalités ; puis, comme je m'impatientais un peu, elle me dit : Je viens vous proposer la croix de la Légion d'honneur ! Comme, dans ma vie, je n'avais jamais rien fait d'extraordinaire, je fus surpris et je lui demandai de quelle part elle venait. Elle me répondit que c'était un secret en m'expliquant que, comme il y avait dans les ministères des employés trop peu payés, le gouvernement tolérait qu'ils pussent bénéficier de plusieurs brevets de décorations. Il y avait deux prix : 40,000 francs et 50,000 francs. Je lui demandai son adresse, qu'elle me donna : elle s'appelait Mlle de Courteuil. J'allai demander ensuite au commissaire de police s'il était vrai que les décorations pouvaient se vendre, et le commissaire me conseilla de suivre l'affaire pour que cette dame me fasse connaître la personne qui décorait. Cette dame, que je revis, me donna rendez-vous au café de Paris, où je trouvai un monsieur qui me parut très correct, pas phraseur... enfin, très bien ! La conversation avec lui fut la même qu'avec Mlle de Courteuil. Il me répéta que le prix était de 40,000 francs, avec une commission de 10,000 francs. — Comment verse-t-on ? lui demandai-je. Il me répondit : « Les 40,000 francs sont exigibles tout de suite ; quant aux 10,000 fr. de commission, vous les remettrez sous enveloppe cachetée à un notaire de votre choix, en stipulant sur l'enveloppe qu'il ne devra la délivrer au destinataire que dans le cas où ma nomination aurait paru à l'Officiel. Ce monsieur m'a laissé sa carte — C'était M. Bayle. » Je lui fis comprendre qu'il me fallait du temps pour réaliser cette somme, et un nouveau rendez-vous fut fixé au 23 septembre. Ce jour-là sa première parole fut : « Avez-vous l'argent ? — Non, lui dis-je, mon commanditaire m'a remis à lundi. » Le lundi suivant, je le faisais causer quelque temps dans un café pendant qu'un agent de la sûreté le dévisageait. Mais le sénateur qui devait me faire décorer nous attendait. J'avais préparé dans mon portefeuille deux billets de banque entre lesquels j'avais mis des feuilles de papier blanc pour figurer une liasse de billets pour faire croire que j'étais prêt à payer la commission. L'agent l'a suivi et l'a vu entrer, 5, avenue d'Antin ; il s'est adressé au concierge qui lui a appris qu'il venait de sortir de chez M. le général d'Andlau, sénateur.
M. LE PRÉSIDENT. — Est-ce que Bayle ne vous a pas dit que, pour être décoré, il n'était pas nécessaire d'avoir fait quelque chose, que le principal était de n'avoir rien fait qui pût vous empêcher d'obtenir la croix.
LE TÉMOIN. — C'est exact.
M. LE PRÉSIDENT. — Vous n'avez plus revu Mlle de Courteuil ?
LE TÉMOIN. — Non, monsieur.
M. LE PRÉSIDENT. — Bayle vous a-t-il expliqué qu'il devait partager la commission avec Mlle de Courteuil ?
LE TÉMOIN. — Non monsieur
BAYLE. — M. Fargues se rappelle-t-il que je lui ai demandé quels pouvaient être ses titres à la décoration ?
LE TÉMOIN. — C'est juste.
BAYLE. — Et j'ai insisté sur la question de savoir si ses titres étaient sérieux ? La phrase que le témoin me prête doit donc être la suite d'un malentendu.
LE TÉMOIN. — Il m'a parlé, en effet, de l'organisation de mes apprentis.
Me DESCHARS. — Quand Bayle demandait au témoin de remettre 40,000 fr. au sénateur en question, ne lui disait-il pas : Quand vous connaîtrez le sénateur, votre crainte cessera ; d'ailleurs vous pourrez remporter votre argent.
LE TÉMOIN. — Oui, c'est vrai !

M. Taine, trente-sept ans, architecte. — Mlle Véron, se présentant sous le nom de Mlle de Courteuil, m'a proposé de me faire décorer ; elle m'a dit que le gouvernement abandonnait certains brevets à des employés trop peu rétribués. Elle m'a proposé des décorations étrangères, mais j'ai refusé. L'entretien a duré à peine trois minutes. Cette dame se disait la femme d'un grand diplomate.
Mlle DE COURTEUIL. — C'est faux.
M. LE PRÉSIDENT. — Mais vous l'avez avoué à l'instruction.
LA PRÉVENUE. — A l'instruction, j'étais tellement troublée, que je ne savais pas ce que je disais.
LE TÉMOIN. — Le prix était de 25,000 francs ; c'était 12,000 francs pour avoir les palmes académiques.
Mlle DE COURTEUIL. — J'ai dit à monsieur, pour me faire une entrée, que je faisais un peu de diplomatie. C'était pour ne pas paraître une marchande de parfumerie.
M. LE PRÉSIDENT. — Et comment auriez-vous fait pour faire avoir la croix au témoin, s'il avait accepté vos offres ?
LA PRÉVENUE. — Si j'avais eu un candidat, je me serais présentée aux personnes qui ont de grandes relations, c'est facile à trouver.
M. LE PRÉSIDENT. — Quoi ? Aux gens que vous rencontrez dans le bois, en promenant vos chiens, vous demandez s'ils veulent être décorées ?
Mlle DE COURTEUIL. — Ça arrive très souvent ! ( rires prolongés ) J'ai dit au juge d'instruction que je lui aurais offert la croix à lui-même si je l'avais rencontré. ( nouveaux rires )

M. l'intendant général Boucher. — M. Adolphe Boucher, intendant général, inspecteur en retraite, est cité à la requête de la défense. Me Demange fait observer que la défense n'a voulu faire citer qu'un témoin et qu'un officier en retraite. Le général Caffarel, par un sentiment de délicatesse, n'a pas voulu que l'on appelât à la barre des officiers en activité.
LE TÉMOIN. — Nos relations ont commencé après la bataille de Magenta, où le général fît preuve d'une brillante bravoure. Son héroïsme fut récompensé ; quelques jours après il reçut à l'âge de trente ans une croix qu'il devrait porter à cette audience si la mesure — que je crois illégale — n'avait pas été prise à son égard. Depuis la campagne d'Italie, je l'ai toujours trouvé entouré de sympathies et de considération.
Les officiers généraux le savaient très laborieux, exécutant les ordres avec intelligence, avec entrain. Ses inférieurs et ses égaux l'aimaient comme ses chefs parce qu'il était bon, bienveillant, cordial et loyal ; son obligeance était extrême. S'il eût été plus connu, il est probable que bien des lignes injurieuses n'auraient pas été imprimées contre lui et toute la pléiade des officiers n'aurait, pas été attristée. J'ai connu son intérieur modeste ; il semblait n'avoir pas de fortune et pas de besoins ; il était mari fidèle et jamais je ne lui ai vu de cartes dans les mains.
A Alger, où nous étions tous deux, Mme Caffarel n'ayant pu le suivre à cause de l'état de sa santé, j'ai pu constater qu'il avait une conduite des plus correctes. Il fut douloureusement surpris quand on dit qu'il avait perdu sa fortune à la Bourse, comme Mme Caffarel avait perdu la sienne dans une faillite.
Nous voyons ici, avec une pénible émotion, un officier, qui semblait appelé à de très hautes situations, ainsi outragé depuis deux mois. Dieu lui vienne en aide ; quant à moi, je ne lui refuserai jamais mes sympathies et mes consolations.
L'huissier introduit le dernier témoin, qui est cité à la requête de Lorentz.
LE PRÉSIDENT. — Comment vous appelez-vous ?
LE TÉMOIN. — Lyonnet, représentant de la maison Blanchet, fabricants de papier, 35, boulevard des Capucines.
LE PRÉSIDENT A Me HABERT. — Veuillez dire dans quel but vous avez fait citer le témoin.
Me HABERT. — Monsieur le président, il y a au dossier deux lettres signées : Wilson, sur l'authenticité desquelles Mme Limouzin, à l'instruction, a fait quelques réserves. Ces lettres ont été placées par vous sous scellés, après avoir été rendues par la préfecture de police. Je vous prie de présenter ces lettres au témoin et de lui demander si c'est bien là la marque de fabrique de sa maison.
Le témoin reçoit les lettres, les examine avec la plus scrupuleuse attention : — Ceci est bien notre marque ; c'est du papier dont la fabrication remonte à l'automne de 1885, septembre, je crois.
Me HABERT. — Je ferai simplement remarquer que ces lettres portent la date de 1884, l'une la date du 25 mai, l'autre celle du 22 juin 1884.
La plus vive émotion s'empare de l'auditoire.
M. LE SUBSTITUT LOMBARD, au témoin. — L'affaire est grave. Vous persistez bien dans votre affirmation ? A quoi reconnaissez-vous cela ?
LE TÉMOIN. — Auparavant, nous avions la marque B. F. K. en anglaise. Ce sont les mêmes lettres encore, mais disposées autrement. Notre dernière marque est, en effet, plus grande et le filigrane se trouve au milieu de la feuille. Ces lettres portent une date antérieure à 1885, il n'y a aucun doute, elles sont antidatées.
Le témoin demande à examiner de nouveau les lettres et fait signe qu'il persiste dans son dire.
M. LE SUBSTITUT. — J'ai été loyalement prévenu hier par la défense qu'elle se proposait de soulever cet incident. Mais il ne faut pas qu'il y ait ici le moindre malentendu. Ces deux lettres ne faisaient pas partie des pièces saisies par l'autorité judiciaire, qui représente tout ce qu'elle a saisi, sans que jamais aucune irrégularité dans les scellés ait été relevée. Aucune réclamation n'est formulée à cet égard ?
Mes ALIÈS ET HABERT. — Aucune, monsieur l'avocat de la République.
Les autres défenseurs font un signe unanime d'assentiment.
M. LE SUBSTITUT. — Au dossier est une lettre de la préfecture de police disant que toutes les pièces saisies sont représentées et nous les livrons toutes.
Me HABERT. — La contestation ne s'élève qu'au sujet de ces pièces remises par la sûreté... en vertu du grand principe de la séparation des pouvoirs. ( on sourit )
M. LE PRÉSIDENT. — Madame Limouzin, à l'instruction, vous avez fait des observations au sujet de ces lettres, quand on a brisé les scellés pour en extraire les pièces utiles à votre défense.
Mme LIMOUZIN. — Oui, j'ai dit que ce n'étaient pas là les lettres que j'avais, bien qu'elles fussent, à très peu de chose près, conçues dans les mêmes termes.
M. LE SUBSTITUT. — Vous les aviez donc apprises par cœur ?
Mme LIMOUZIN ( vivement ). — Heureusement pour moi. Il manque beaucoup de lettres, et c'est bien fâcheux dans mon intérêt.

RÉQUISITOIRE DE M. LE SUBSTITUT LOMBART

Messieurs, la justice a été saisie de ce procès, non pas, selon les voies ordinaires, par une citation directe et des procès-verbaux, mais, je puis le dire sans exagération, par la clameur publique. Le 7 octobre, le journal le XIXe Siècle publiait un article intitulé « Le trafic des décorations » dans lequel je relève cette phrase :

Il paraît qu'un officier général tient boutique de décorations au ministère de la rue Saint Dominique et que, moyennant un prix de 20 à 50,000 francs, il sera désormais facile de se faire décorer de la Légion d'honneur.

Ce récit fut confirmé par les journaux du soir qui donnaient les noms ; c'est ainsi qu'on apprit qu'il s'agissait du général Caffarel, sous-chef d'état-major au ministère de la guerre, et qu'en même temps un décret était soumis au président de la République, tendant à la révocation de ce général. On apprit également, presque au même moment, que l'autorité militaire avait ordonné l'arrestation de ce haut fonctionnaire. Le lendemain, 8 octobre, le parquet de la Seine était encore sans communication relative à ces faits, lorsque, à onze heures du matin ( chacun verra que je donne ici des indications précises ), le chef de la sûreté se présenta devant le procureur de la République et lui apprit que le service de la sûreté était chargé d'une enquête sur les faits dont tout le monde parlait depuis quelques jours ; on apprenait encore qu'à la suite d'une démarche faite par l'agent Lardiesse, sous le nom de Langlois, Mme Limouzin était signalée comme étant l'agent le plus actif de l'association interlope ; qu'à la suite d'un mandat de perquisition et d'amener où les faits relevés étaient déjà qualifiés d'escroqueries, cette dame Limouzin se trouvait mêlée à l'affaire du trafic des décorations.

Deux perquisitions furent opérées, l'une le 29 septembre, l'autre le 2 octobre, et ces deux perquisitions confirmèrent ce que l'on soupçonnait touchant les habitudes intimes des personnes qui fréquentaient cette maison et la vraisemblance des rapports établis entre Mme Limouzin et le général Caffarel.

En présence de tous ces faits, quel était donc le devoir de la justice ? Ne devait-elle pas intervenir ? Sans doute il y a déjà eu des exemples d'affaires de ce genre qui se sont terminées par une simple disgrâce de cour ; mais sous notre libre régime il faut davantage et le pays doit être servi par des mains pures et nettes. Si la justice, à propos d'un pareil scandale, était restée muette et désarmée, les regards du pays tout entier se seraient tournés vers elle avec stupeur.

Une information judiciaire a été ouverte, le jour même, une perquisition nouvelle a été pratiquée chez Mme Limouzin. On a saisi de nombreuses pièces, qui sont toutes ici. On a interrogé l'inculpée et, ses déclarations confirmant ce qu'on savait déjà par la préfecture de police, il fallut se rendre le lendemain chez le général Caffarel et saisir à son domicile une correspondance composée de plusieurs milliers de pièces. Puis on a interrogé le général et l'on a entendu les témoins.

En même temps plusieurs journaux attaquaient le général d'Andlau qui, fort ému de ces accusations, crut devoir se présenter au parquet. Dans la journée du 9, on avait recueilli de premiers indices contre lui dans la déposition du témoin Fargues ; c'était alors le seul indice contre le général d'Andlau ; on lui dit qu'il ne pouvait être entendu que par le juge d'instruction. Après quelques hésitations, il se décida à donner ses explications. Le procès-verbal est au dossier. Le lendemain il était constaté que ses explications étaient inexactes ; dans la même journée, on arrêtait Mme Ratazzi et, le lendemain, la demoiselle Véron, Bayle, ainsi que Mlle de Courteuil : après cela les soupçons prirent une apparence de vérité.

Ce jour-là même le général d'Andlau quitta son domicile à quatre heures et l'on n'a pas découvert sa retraite. Une perquisition faite à son domicile amena la saisie de papiers contenant des preuves éclatantes. On a prétendu à un certain moment qu'aucune recherche sérieuse n'aurait été faite pour arriver à savoir où s'était rendu le général ; c'est encore là un roman. Les nombreuses recherches faites sont prouvées par les pièces du dossier qui le concerne. Toutes les dénonciations, toutes les indications, si invraisemblables parfois qu'elles puissent être, ont été contrôlées et vérifiées.

Depuis cet incident, l'instruction s'est poursuivie activement ; elle a abouti, messieurs, à la prévention dont vous êtes actuellement saisis sans distinction aucune et quelque haute que puisse être la situation de certains des prévenus. Deux agences essayaient de trafiquer des décorations : l'une existant depuis fort peu de temps et dont on a seulement constaté quelques simples tentatives, l'autre fondée à une date plus reculée et opérant au bénéfice du général d'Andlau, mais n'ayant pas d'autre connivence que celle-là.

Ce n'est pas que l'on n'ait cherché à jeter dans la poursuite un autre nom : le nom de M. Wilson. Pourquoi ne le nommerais-je pas ? Vous savez à quoi cela a abouti : à des rétractations ; quand il s'est agi de préciser les négociations qui auraient eu lieu, d'en indiquer les circonstances, le lieu où elles avaient été traitées, la date, il a fallu reconnaître qu'il n'y avait rien de sérieux dans ces accusations et qu'il n'existait aucune complicité de M. Wilson ; il y a dans ce sens au dossier une déclaration des prévenus qui est catégorique. Je sais bien qu'il a été saisi chez certaine prévenue des lettres de la personne dont je parle ; mais ces lettres n'ont aucun trait à l'affaire. Comme il a été annoncé par la défense que l'on ferait usage de ces lettres pour démontrer que le crédit de Mme Limouzin était réel, j'en donnerai lecture au Tribunal ; il verra qu'il n'y a rien dans ces lettres ayant trait aux négociations dont il s'agit.

Nous avions aussi d'autres préoccupations plus graves : les fautes sont individuelles, personnelles ; mais tels étaient les bruits qui couraient que l'on avait pu croire, tant étaient grands le tumulte et l'émoi causés par les détails de cette affaire, qu'un mal plus profond existait et que la corruption avait pénétré dans notre administration française.

Il m'est permis de dire d'avance que de tels soupçons ne sont fondés en aucune manière et que, Dieu merci ! aucune influence illicite n'a pénétré au ministère : la preuve résulte de ce débat même. On y voit que le crédit invoqué par ces personnes est imaginaire ; ce sont toujours des courtiers, des agents interlopes qui apparaissent ; mais, par malheur, on rencontre deux hommes d'une situation élevée qui se sont fourvoyés dans ce milieu impur.

Pour me résumer, vous avez à juger, messieurs, une affaire d'escroquerie qui ne diffère de celles déjà jugées que par la qualité des personnes compromises, que par la qualité des deux prévenus que nous avons la douleur d'y voir figurer.

J'ai maintenant à examiner et à analyser certains des faits ; mais auparavant, j'ai une tâche à remplir. Deux hommes dont vous avez à apprécier les actes, sont dans une situation élevée, et, comme bien d'autres, vous vous demandez, malgré certains témoignages, comment, partis de si haut, ils ont pu tomber si bas, et comment un général Caffarel a pu prendre cette habitude de parader dans le salon de Mme Limouzin ? Après avoir servi brillamment leur pays pendant nombre d'années, les traditions d'honneur les ont abandonnés et ils ont fini par franchir la limite qui sépare les choses immorales, des choses délictueuses. On voit le général Caffarel, victime d'agents d'affaires de bas étage qui ont abusé de la situation dans laquelle ils l'ont entraîné, pour former quelque noir complot contre cet homme, naguère droit et intègre.

Sa carrière, vous la connaissez : successivement, il a été chef d'état-major à Lyon, à Toulouse et à Orléans. A Lyon, déjà, sa situation était embarrassée, elle ne fit que s'aggraver à Orléans et à Toulouse ; à Paris, elle était sans remède. Tout ce qu'il possédait avait disparu ; il jouait à la Bourse avec fureur, et, alors qu'il était assailli de réclamations, il trouvait encore de l'argent pour jouer ; il était en rapport avec quarante-trois agents d'affaires pour faire ses opérations et négocier ses billets. J'ai trouvé dans ses papiers quatre assignations et un procès-verbal de saisie, et je ne crois pas avoir tout découvert.

Il est des dissipateurs qui se contentent de perdre leur argent sans faire le malheur d'autrui ; mais ce n'est pas le cas du général Caffarel, qui a englouti les économies de plus d'un pauvre petit rentier. C'est d'abord un prêtre de Bretagne auquel il avait emprunté 3,000 francs ; un instituteur de la Haute-Garonne, qui lui avait confié 15,000 francs d'économies qu'il n'a jamais pu recouvrer ; vient ensuite un petit banquier ruiné par un défaut de remboursement ; enfin une personne, dont j'épargnerai le nom au général, lui écrit qu'elle préférerait perdre une main que de subir la honte qu'il voulait lui imposer.

Je n'ai pas le droit, écrit cette personne, de donner cet argent ni à vous ni à d'autres, et, malgré cela, vous restez sourd, sans répondre à aucune de mes plaintes et sans compatir à mes douleurs.

Donc, il est un fait bien acquis : le général Caffarel était pressé par le besoin d'argent ; il écrit même à des agents d'affaires qui lui sont complètement inconnus, et invariablement on lui répond négativement, parce que chacun sait qu'il n'a plus aucun crédit nulle part. Alors, avec ce flegme qui lui est habituel et dont il ne s'est même pas départi pendant ces débats, il classe ses réponses et met lui-même en marge : « Rien à faire ». Alors, toujours pressé par le même besoin, il a recours à des moyens qui, s'ils ne constituent pas des escroqueries, n'en sont pas moins répréhensibles. Je veux parler de ces achats à terme pour revendre ensuite les marchandises au comptant ; bien entendu, les billets seront protestés à l'échéance. Vous vous rappelez, messieurs, toutes ces opérations, guanos, voitures, 2,000 bouteilles de vin de Champagne, toutes affaires nécessitant des faux-fuyants qui s'accordent mal avec cette grande loyauté dont on parlait tout à l'heure. J'ai le droit de le dire, son honneur s'en allait par lambeaux. Il traînait derrière lui une tourbe d'aventuriers auxquels il permettait l'accès de son cabinet et qui dans leurs lettres d'affaires ont toujours un post-scriptum pour recommander tel ou tel militaire.

Puis de ces faits relativement peu graves nous allons voir ce général arriver à d'autres tellement délictueux que l'on se demande jusqu'où il serait allé si on ne l'avait pas arrêté. Telle est par exemple cette demande sur le retrait ou non à la Chambre du projet de loi sur l'essai de mobilisation.

On dit que le projet de mobilisation doit être retiré ; si vous en savez quelque chose, faites-le moi savoir, il s'agit d'acheter ou de vendre.

C'est un de ses agents, un nommé Malafosse, qui lui écrit cela. Le général a dit qu'il n'avait rien répondu, ce n'est pas suffisant ; j'aurais voulu qu'il répondit que, s'il jouait à la Bourse, il ne donnait pas des renseignements de ce genre. Viennent ensuite les affaires Vigneron, Gaillard et Franck ; il ne vous en faut pas davantage, messieurs, pour comprendre comment le général Caffarel était arrivé à la déchéance morale actuelle et comment il a pu se rendre le 20 août dernier dans les salons de Mme Limouzin ; il y va comme dans n'importe quel cabinet d'affaires parce qu'on faisait luire à ses yeux la perspective d'un intérêt d'argent. Hâtons-nous de le dire, il ne pouvait pas tomber entre des mains plus dangereuses.

Mme Limouzin, en effet, messieurs, était une intrigante achevée ; depuis longtemps elle cherchait à trafiquer du Nicham ; elle a ajouté, depuis, à son petit commerce le trafic de l'ordre de la Légion d'honneur. Chez elle, on trouve Lorentz, reçu intimement et s'occupant de ces affaires. Quand le général alla chez cette femme, il est bien certain que c'était avec la perspective de faire escompter ses billets moyennant certains services ; quelle raison pouvait avoir cet homme, revêtu d'un haut grade, d'aller entrer en opérations commerciales avec la Limouzin. On a dit que c'était la vue d'un portrait de M. Thibaudin ou d'une carte du général Boulanger, puis toute une correspondance qui pouvait faire croire au crédit de cette femme, et au général Caffarel, qu'il pouvait fréquenter ses salons et faire des affaires avec elle ; mais il est certain que le général Thibaudin n'a jamais fait aucune affaire avec Mme Limouzin ; cela résulte de sa correspondance.

Non jamais il n'a été question d'opération ayant de près ou de loin le caractère commercial. Jamais il n'a été question d'argent. Je tiens à le déclarer dès à présent, pour que l'honorabilité du général Thibaudin ne soit pas mise en doute, même une minute. Ses lettres sont là, toutes. Je les tiens à la disposition de la défense, dans le cas où elle n'en aurait pas copie.

Parlera-t-on d'autres noms influents ! Il s'est produit tout à l'heure un incident à propos de l'authenticité de deux lettres qui prouveraient que Mme Limouzin avait un certain crédit. Ce n'est pas notre avis ; ces lettres sont relatives à des affaires n'ayant aucunement trait à la prévention. Il y en a trois autres émanant du général Boulanger dans lesquelles il est question d'un officier de réserve, d'un sergent-major à faire nommer adjudant et d'un projet de ballon dirigeable, et voilà comment on se procure des signatures pour tromper les naïfs. Viennent ensuite deux lettres émanées de M. Wilson, saisies par le préfet de police et transmises à l'autorité judiciaire. Mmes Limouzin et Ratazzi en ont conclu qu'elles pouvaient dénoncer M. Wilson ; mais dès que ce dernier a connu leurs propos, il a tenu à s'expliquer devant le juge d'instruction, et si je le dis, c'est parce que c'est l'expression de la vérité. ( Rumeurs et dénégations dans l'auditoire )

M. LE SUBSTITUT. — Quand j'affirme ici un fait avec l'autorité que me donne ma fonction de magistrat, c'est comme une parole d'honneur que je ne permets à personne de mettre en doute, et je ne comprends pas ces rumeurs qui semblent équivaloir à un démenti. Si elles se renouvellent, je demande à M. le président de faire évacuer la salle. ( assentiment )

Aux questions précises posées par M. Atthalin, M. Wilson qui a un soin particulier de sa correspondance, qui doit même analyser les lettres qu'il envoie, a pu répondre : « J'ai écrit à telle et telle date. » Il a donc signalé lui-même les deux lettres et pu dire leur contenu. Je les lis. La première, la voici ; elle est adressée à Mme P.-L. Scharnet, c'est-à-dire à Mme Limouzin :

CHAMBRE DES DÉPUTÉS — Madame, M. le président de la République et moi, avons très à cœur la nomination du général Thibaudin à un commandement de corps d'armée. Jusqu'ici, nos efforts sont restés infructueux, mais nous ne sommes pas découragés. Veuillez agréer, etc. WILSON.

Madame, En réponse à votre lettre, je vous informe que je recommanderai avec plaisir M. Deltil, et voudrais savoir s'il a déjà été l'objet d'une proposition pour la Légion d'honneur. WILSON

Certes, messieurs, M. le docteur Deltil ne saurait être confondu dans cette légion d'intrigants. Il n'est pas de ceux qui ont besoin de quémander la Légion d'honneur comme la plupart de ceux dont les noms traînent dans ce procès. — Je ne me fais l'avocat de personne ; je ne suis le défenseur, officieux ou officiel, de personne ; mais vous conviendrez que je devais tâcher de détruire par avance les arguments que l'on compte employer. Voici encore une autre lettre : elle est de Me Delattre ( rires ). Me Delattre a une fâcheuse connaissance : il a autrefois fait ses études, ou été clerc, avec Limouzin, qui le tutoie. Me Delattre écrivait ces simples mots : « Certainement, il faut aller voir Wilson ; il n'y a que le coup de pouce à donner. » Il s'agissait de la candidature de Limouzin à un poste judiciaire.

Je reviens maintenant au procès et j'examine les trois faits de tentative d'escroquerie relevés contre la femme Limouzin, Lorentz et le général Caffarel.

Le premier qui crut au pouvoir du général fut le sieur Vicat, fabricant de moutarde et inventeur de la poudre insecticide. Cet industriel fut adressé à la femme Limouzin par un maître d'hôtel nommé Deneu. Il ne fit qu'une courte visite et se retira sans avoir personnellement discuté les conditions du marché, après avoir déposé sur la table, en guise de cadeau, deux pots de moutarde, un flacon d'insecticide, un petit soufflet, et laissant à son caissier, le sieur Bizouard, le soin de conclure l'affaire. Bizouard accepta par écrit le chiffre de cinq à six mille francs qui lui fut fixé par la femme Limouzin, et les pièces à l'appui de la demande furent transmises au général, dans les papiers duquel elles furent retrouvées. La question du versement d'avance rompit les pourparlers. Il n'est pas douteux, malgré les réticences des témoins, que la tentative d'obtenir une provision n'ait été faite : la déposition de Bizouard en fournit une preuve évidente. Lors de sa première visite, le mandataire du sieur Vicat fut reçu par le sieur Lorentz, qui l'accueillit fort mal : « C'est vous, monsieur, qui venez de chez M. Vicat. Vous n'avez pas voulu payer d'avance ; si je l'avais su, je vous aurais dit tout de suite qu'il n'y avait rien à faire. — Eh bien, répondit Bizouard, au moins c'est net. Mais je vous affirme que je ne payerai pas un sou d'avance ! » Cette condition essentielle n'étant pas remplie, les choses en restèrent là.

Le fait Bravais s'est passé dans des conditions identiques ainsi que le fait Michel, et toutes ces affaires n'avaient d'autre but que de procurer au général l'argent dont il avait besoin, tout en laissant entre les mains des intermédiaires de fortes commissions.

Dans quelles intentions auraient-elles été faites par Mme Limouzin, Lorentz et Caffarel ? Le général n'a jamais donné d'explications bien nettes sur ce point ; en tout cas il n'a jamais pu affirmer qu'il n'avait pas de but intéressé. Ses billets, en effet, n'avaient aucune valeur et par conséquent les escomptes qu'il dit avoir recherchés n'étaient pas un payement anticipé puisqu'à l'échéance il était certain que les billets n'auraient pas été payés ; c'était donc une véritable commission. Et il disait, avec des larmes dans la voix qu'il n'aurait pas trafiqué des décorations dans l'ordre dont il était un des hauts dignitaires !

Alors qu'allait-il faire dans le petit salon de Mme Limouzin, dans lequel on ne parlait pas argent, c'est vrai, mais où il attendait qu'on vienne le chercher pour le présenter. Il se retirait peu après, mais l'effet n'en était pas moins produit. C'était bien en présence d'un vrai général qu'on se trouvait, et tous les candidats n'étaient pas comme le faux Langlois. Peut-on dès lors nier le concert frauduleux existant entre Mme Limouzin, Lorentz et Caffarel ?

Si l'on en doutait est-ce que le témoignage de l'agent Lardiesse ne ferait pas la lumière la plus complète à cet égard. Vous savez, messieurs, que sous le nom de Langlois, Lardiesse fut dépêché au général, à la suite de dénonciations faites par les sieurs Bouillon et de Kreitmayer. On critiquera peut-être très vivement sur les bancs de la défense le procédé employé par l'autorité administrative. Je laisserai passer les critiques avec indifférence. Elles ne peuvent concerner ni l'instruction, ni le parquet. On a agi avant que l'autorité judiciaire fût avisée de cette lamentable affaire.

La défense a posé des questions au témoin ; elle a voulu l'embarrasser, et elle l'a embarrassé. Cet homme n'a pas à dire lequel de ses supérieurs a écrit le télégramme auquel il a été fait allusion. Est-ce un brigadier, le chef de la sûreté ? Faut-il remonter plus haut ? Nous n'avons pas à le rechercher. Il a fait son devoir d'agent. Je vous en prie, messieurs, ne confondons pas les pouvoirs.

— J'avais l'intention d'être sévère, messieurs, pour les victimes des agences de décoration et de leur adresser ici toute l'expression de mon mépris. Mais, depuis que je les ai vues, non. Ce sont des dupes. Nous avons d'abord Vicat, le fabricant de moutarde et d'insecticide, incapable d'exprimer la moindre pensée ; c'est le zèle de son caissier Bizouard qui lui fait jouer un rôle ridicule ; nous avons ensuite Bravais, avec sa magnifique rosette multicolore où se confondent plusieurs ordres étrangers, nous avons Blanc, ce marchand de vin qui se livre à un commerce qu'il n'a pu nous expliquer, et Renault, le carrossier, qui avait une angine, hier, et que le médecin a trouvé en bonne santé. Ces gens-là, qui se sont prêtés à des entreprises honteuses, ne se sont pas rendus bien compte de ce qu'on leur faisait faire.

Le ministère public reprend un par un les faits articulés par la prévention à la charge de Mme Limouzin, de Lorentz et du général Caffarel et il conclut :

En droit, le délit de tentative d'escroquerie ne saurait faire un instant de doute, surtout en présence des arrêts de cassation des 30 janvier 1852 et 9 janvier 1863 qui visent même l'abus de qualité. J'arrive maintenant, messieurs, à l'autre catégorie de faits concernant le général d'Andlau, Mme Ratazzi et Mme de Saint-Sauveur. En ce qui concerne le premier, on peut dire que sa situation était plus critique encore que celle du général Caffarel. Et pourtant quel dommage ! C'était une vive intelligence et de plus un écrivain distingué, que le général d'Andlau ! Il n'a pas pu subir encore les peines disciplinaires du général Caffarel, peines qu'un témoin qualifiait tout à l'heure d'illégales. Par respect pour ses cheveux blancs, je n'ai pas voulu relever cette expression ; mais quand une décision pareille est prise, avec toutes les formes voulues, par les compagnons d'armes d'un officier, on peut être certain que la décision à prendre est trop pénible pour qu'on passe, pour la prononcer, sur la légalité.

Comme son collègue Caffarel, le général d'Andlau se livrait aux achats à terme et aux reventes au comptant ; il faisait même beaucoup d'autres opérations qui depuis longtemps l'avaient fait connaître de tout un monde interlope. Il demandait les ressources qui lui manquaient au jeu et aux affaires, entendant par ce mot les opérations les plus diverses et souvent les moins recommandables. Nous le voyons achetant à crédit et à terme et revendant au comptant 10,000 fr. de paille, 10,000 fr. de mouchoirs de poche ! Une veuve Gruyer lui vendait d'une seule fois pour 28,980 fr. de vin de Narbonne, qui n'était naturellement pas payé. En désespoir de cause, cette dame obtint de son client la promesse de contracter une assurance sur la vie à son profit. Le général contracta l'assurance, mais il ne paya pas la prime.

A l'affût des moindres occasions, il cherchait à se faire intéresser dans toutes les entreprises, bonnes ou mauvaises, dont il entendait parler, et son cabinet était devenu le rendez-vous d'une foule équivoque où dominaient les aventuriers. On peut dire sans exagération qu'il avait mis dans le commerce son nom et sa situation ; il en avait longtemps tiré profit ; mais dans ces dernières années son crédit était usé ; les billets qu'il souscrivait ne trouvaient plus d'escompteurs, et la déconsidération dont il était entouré lui enlevait toute influence. Son nom et ses titres ne pouvaient plus faire impression que sur des dupes, ignorant sa position critique et sa déchéance morale.

Depuis quelques années, le général d'Andlau était tellement connu à Paris, que personne — et ses complices habituels encore moins que les autres — ne pouvait croire à son crédit. Ces complices faisaient office de rabatteurs, sans se faire le moins du monde illusion sur le sort des victimes qu'elles amenaient au général.

Le général Caffarel avait Mme Limouzin, le général d'Andlau avait Mme Ratazzi, qui était, en quelque sorte, la directrice de l'agence. De quoi vit Mme Ratazzi ? D'intrigues, et rien que d'intrigues. Elle possède un nom facile à exploiter, qui lui permettait de faire croire, et elle devait en user largement, qu'elle était alliée à la famille Bonaparte et à un homme d'État italien célèbre. Le procès Michelin a fait du tort à ce nom, compromettant pour elle, et elle est devenue comtesse de La Motte, cousine germaine d'un honorable général, qui ne se doutait pas de cette parenté.

Mme Ratazzi, mariée à un employé des postes, qu'on dit honnête, ne vivait que d'intrigues. C'est ce qui explique que l'on ait trouvé chez elle, et qu'il y ait dans son dossier tant de lettres, depuis celle d'un jeune prince étranger ayant besoin d'argent jusqu'à celles d'hommes politiques, parmi lesquelles les trois suivantes : la première portant la signature de M. Wilson, les autres celle de son secrétaire.

Madame, J'ai à vous parler des diverses affaires que vous m'avez recommandées et notamment de la titularisation de M. B. ( illisible ). Venez me voir et amenez votre sœur. WILSON.

Autre lettre :
J'ai l'honneur de vous transmettre la réponse suivante de M. le ministre des postes à M. Wilson qui vous prie de vouloir bien venir le voir. MARTINEAU.

Dernier billet :
M. Wilson me charge de vous faire savoir que vous pourrez le voir aujourd'hui dimanche, jusqu'à midi. MARTINEAU.

Messieurs, trois faits sont reprochés également à ce groupe de prévenus : celui de la décoration à faire obtenir à M. Blanc, à M. Renault et à M. Vesseyre. Les deux derniers ont été remboursés, mais ce fait n'enlève en rien aux tentatives d'escroqueries leur caractère délictueux. Moins heureux, M. Blanc n'a pu rentrer que dans la somme de 4,000 francs, Vous avez vu, comme moi, messieurs, tous ces divers candidats à la décoration. Avant, je croyais qu'ils ne relevaient que du mépris, mais maintenant ils sont à plaindre, parce que ce sont des individus comme on en rencontre souvent dans la vie ordinaire. Ces dames savaient bien choisir leurs dupes.

Reste le fait concernant le bijoutier Fargue, au sujet duquel les explications les plus nettes et les plus précises vous ont été fournies. Je n'ai qu'à vous prier, messieurs, pour ces derniers faits, de vouloir bien vous rappeler le raisonnement que je tenais devant vous pour les précédents relativement à l'ensemble de circonstances qui les entourent, et qui, à mon sens, leur donne le véritable caractère constitutif de l'escroquerie et les fait tomber sous l'application de l'article 405 du Code pénal.

Voilà, messieurs, toute cette affaire, telle qu'elle apparaît aux yeux du ministère public qui vous demande l'application de la loi contre chacun des prévenus sans exception. Faut-il, en terminant, insister sur les comparses ? Je ne le pense pas. Ce sont des gens qui sont tombés entre les mains de la justice pour avoir voulu s'égarer dans des sphères trop élevées pour eux.

Au-dessus de ces comparses se trouvent malheureusement deux hommes, arrivés presque à la vieillesse, vieillesse qui aurait pu être entourée d'honneur, de respect et d'affection ; l'un avait quitté le service actif pour entrer dans la vie politique où son intelligence et ses moyens auraient pu lui permettre de rendre des services ; l'autre occupait au ministère de la guerre une situation comportant la garde de nos plus graves intérêts ; sur ses épaules reposait le lourd fardeau de notre avenir militaire. Et pourtant, pendant qu'on croyait ce dernier occupé aux affaires du pays, il courait les salons des Limouzin et autres intrigantes de cette nature.

Si éclatant qu'ait été son passé, loin de l'excuser aujourd'hui, ce passé le rend plus coupable encore, parce qu'il lui imposait une conduite qu'il n'a pas su avoir. Le scandale causé par cette affaire n'est pas encore apaisé, parce que ces deux généraux ont infligé à notre armée, comme aussi à notre pays, le triste spectacle de voir deux de ses chefs manquer gravement à la religion de l'honneur et du devoir.

PLAIDOIRIE DE Me ALIÈS POUR Mme LIMOUZIN

Vous avez entendu hier, Messieurs, un brillant réquisitoire ; il a été d'une bien grande sévérité pour les prévenus et pour les témoins eux-mêmes. En ce qui me concerne, j'avais hâte de dissiper les malentendus de cette audience, et de dévoiler les calomnies dont la prévenue a été accablée. Je ne crois pas que, depuis de longues années un accusé ait été plus calomnié, plus vilipendé. Des indiscrétions voulues, exagérées, sans doute pour en faire un bouc émissaire chargé, non de tous les péchés d'Israël, mais des péchés des grands d'Israël, ont permis à la presse de répandre, sur Mme Limouzin, des accusations qui non seulement ne peuvent être justifiées mais que l'imagination seule a pu suggérer.

Ces accusations ont soulevé, contre elle, tous les instincts généreux du peuple français. L'infâme ! Elle aurait livré le secret de notre armement ! Ce fusil Lebel sur la perfection duquel repose une partie de nos espérances nationales, elle l'aurait vendu à l'ennemi ! Les secrets de notre défense, de notre mobilisation, de la concentration de notre armée, elle les aurait livrés, tous, tous ! Eh ! quel était, grands dieux, son complice ? un général français, un divisionnaire, sous-chef d'état-major ! Une nièce du grand Kléber et un général français vendant leur patrie !!!

Qu'y a-t-il de vrai ? rien, rien. Combien sont coupables les auteurs de ces indiscrétions ! Elles jettent le trouble dans l'esprit public, elles excitent le peuple, et à l'heure du danger le spectre de la trahison hante les foules ! Ce n'était pas assez de ces lâches accusations que rien ne justifiait, il fallait représenter Mme Limouzin comme la dernière des créatures, la honte, l'opprobre de son sexe. Écoutez ce passage d'un journal. « Enfin, cette aventurière tenait une sorte d'agence matrimoniale et elle était proxénète : chaque fois qu'elle allait faire un voyage — et cela lui arrivait souvent, — elle ramenait des jeunes filles allemandes qu'elle livrait à de hauts personnages. »

Ai-je besoin d'ajouter que pas un mot dans la procédure n'a pu donner lieu à de pareilles assertions. Voyons la vérité : Mme Limouzin est née à Paris, en 1846, elle se maria à seize ans avec M. Poulain, caissier dans une honorable et importante maison. Elle eut deux enfants dont un seul a survécu. Cette union fut très heureuse. Mais des revers de fortune, de longues maladies firent que le mobilier fut saisi et vendu. Le mari perdit sa place et partit pour Haïti où des amis lui avaient trouvé une situation. Il dut partir seul : sa femme exténuée par les soins donnés à son fils, malade depuis de longs mois, s'était alitée à son tour.

On avait annoncé, à M. Poulain, une position lucrative, brillante même, qui lui permettrait de relever sa petite fortune, et d'appeler, auprès de lui, sa famille. A son arrivée, cette illusion s'évanouit. Il fit alors un triste retour vers le passé ; la mort de son fils, les pertes d'argent, son avenir brisé, sa séparation avec les deux êtres qui lui étaient chers, fatiguèrent son esprit et l'obsédèrent. Les ennuis et les fatigues d'une longue traversée avaient déjà abattu son courage. On vous l'a déjà dit, messieurs, il mit fin à ses jours. Il mourut en envoyant ses derniers et touchants adieux à sa femme et à son fils...

Que nous sommes loin de la version soutenue par l'accusation ! que devient en présence de ces faits la légende, inventée à plaisir, d'un mari qui se suicide pour échapper à ses chagrins conjugaux ? Quelques années après, ma cliente épousait M. Limouzin. Ceci dit, j'arrive aux faits même de la prévention.

Il faut que le public se rassure. On ne vend pas, en France, la décoration, je dis la décoration, car à vrai dire il n'en n'est qu'une, celle qui porte la noble devise : Honneur et Patrie. Honneur d'abord, honneur avant tout, même avant patrie. On n'entre pas dans la légion d'honneur, à prix d'argent. On ne vend pas la croix, on la donne. Si les plus dignes ne l'ont pas toujours, en connaissez-vous d'indignes qui la portent ? Pour ma part, je n'en connais pas. La croix est donnée, pense le public et je le pense avec lui, aux méritants et les mérites de certains, pour être cachés, ne sont ni moins grands, ni moins exceptionnels.

Le ministère public se trompe, quand il nous accuse d'avoir tenu une agence de décorations, une agence de vente de brevets. Telles décorations étrangères sont vendues. Certains industriels ont des brevets en blanc : votre nom s'y inscrit moyennant finances. Il y a une cote spéciale à ces décorations ; elle varie suivant l'offre et la demande. Mais je le répète il n'en est pas ainsi de la légion d'honneur.

Je ne saurais trop protester afin de dissiper ce malentendu entre M. l'avocat de la République et nous. Permettez-moi une comparaison qui fera mieux comprendre ma pensée. Quand un homme politique fait les multiples démarches dont M. Waldeck Rousseau voulait diminuer le nombre grossissant, en publiant à l'Officiel le nom des solliciteurs, ces démarches, ces recommandations, ces sollicitations ne cachent-elles pas souvent un avantage personnel et ...pécuniaire pour celui qui les fait. Ce ne sera pas toujours un électeur influent qui devra bénéficier de ces demandes. Ce sera une société financière dont l'homme politique est le plus fort actionnaire ; ce sera un syndicat dont il fait partie ; un conseil d'administration dont il est membre à raison de l'influence qu'il a sur les pouvoirs publics.

Ces démarches ne sont-elles pas faites dans un but de lucre ? Les jetons de présence, les actions en hausse, les concessions accordées, les actions libérées sont la rémunération pécuniaire de l'influence politique. Car nous le savons tous, les faveurs, les concessions, ne sont pas aux plus méritants. Est-ce aux généraux qui ont sauvé la patrie, ou du moins son honneur, qu'on vote des pensions, qu'on accorde des concessions, qu'on attribue des territoires en Algérie et des mines au Tonkin ? Vous n'ignorez pas que ces faveurs sont distribuées sur les recommandations des hommes politiques seuls.

Qu'a donc fait « la Limouzin ? » offrir son patronage, présenter les titres d'hommes méritants, les faire valoir, les appuyer, les mettre en lumière, obliger le dispensateur, fatigué par une longue liste, à reposer son regard sur le nom du protégé pas plus digne mais aussi digne que les autres candidats : est-ce donc un si grand crime ? Nous faire rémunérer, pour mettre en jeu les influences que nous pouvons avoir, nous faire payer notre patronage, voila le délit que le ministère public nous reproche.

Je comprends et partage moi-même l'émotion qu'a soulevé ce débat. La décoration de la légion d'honneur est unanimement respectée : tout ce qui paraît porter atteinte à ce respect mérité nous touche. Nous sommes tous attristés du procès actuel mais qu'on le sache, une inconvenance, une incorrection quelque grave qu'elle soit ne saurait constituer un délit. C'est sur ce terrain que j'entends placer ma défense. Nous sommes poursuivis pour tentatives d'escroquerie. Voyons le premier fait, le fait Vicat.

M. Vicat est commerçant. Il occupe de nombreux ouvriers et ses produits ont obtenu, à toutes les expositions, des récompenses enviées. Sur le conseil du ministre du commerce il avait, depuis longues années, fait une demande dans le but d'obtenir la croix. Prétendrez-vous que cette demande déposée sur le conseil d'un ministre soit ridicule ? M. Vicat peut et doit être placé parmi les méritants dignes d'entrer dans la légion d'honneur. Mais comme ailleurs, il se trouve beaucoup d'appelés peu d'élus. Nous lui avons promis notre influence afin, suivant l'expression de Lorentz, de « faire sortir sa décoration ». Sa demande, enfouie avec beaucoup d'autres dans les cartons, devait être, par nos démarches, retirée de l'oubli, appuyée et présentée à nouveau. Dans quelles conditions avons-nous promis notre concours ?

M. Bizouard conduit son patron chez Mme Limouzin ; je pressentais, a-t-il dit, qu'il y avait à faire un cadeau ; mais il s'empresse de s'écrier au premier mot de Mme Limouzin touchant une provision : Non, non, rien d'avance ! Si c'est là une escroquerie, Mme Limouzin a fait dès ce moment sa tentative. On n'a pas dit à M. Bizouard : Je vais faire décorer M. Vicat ; on lui a dit : Je connais un chef d'état-major qui pourra le faire décorer. Comment se fait-il, si j'ai réellement un crédit, si j'ai remis les titres de M. Vicat au général Caffarel, si j'ai mis fin aux négociations quand j'ai connu l'impossibilité de réussir, comment se fait-il que j'aie tenté de commettre une escroquerie ? Je n'ai pu commettre de tentative d'escroquerie si je croyais pouvoir réussir. Or, je croyais réussir puisque j'ai fait les démarches tendant à obtenir la décoration, alors que je savais ne devoir être rémunérée qu'après le succès de nos sollicitations. Elle croyait « l'événement non chimérique ». Elle était donc de bonne foi.

M. Bravais est, lui aussi, un industriel important, membre du jury de l'exposition de Tours, président de sociétés de tir ; il est en outre chimiste distingué, inventeur d'un produit estimé. Les récompenses obtenues aux diverses expositions le recommandaient pour la distinction enviée de tous, pour la décoration. Alors M. Paillot s'est présenté chez Mme Limouzin en lui disant : Vous connaissez M. Bravais, nous désirons le faire décorer. Mme Limouzin a demandé une commission de 20,000 fr., dix mille payables avant et dix mille après ; a-t-elle présenté le postulant à un faux général ?... Non, c'est au général Caffarel qu'elle s'adresse, et si l'affaire n'a pas eu de suites, ce n'est pas évidemment parce qu'on avait refusé une provision, mais bien parce que M. Bravais ne s'est pas présenté, il vous l'a dit lui-même dans sa déposition.

Où est la tentative d'escroquerie ? Qu'est-ce qui la constitue ? Le crédit chimérique ? Un général d'état-major n'a donc aucun crédit quand il occupe une des plus hautes situations de l'armée ? Son appui auprès des hauts fonctionnaires des divers ministères est-il vain ? Comment s'obtiennent donc les faveurs ? Ce sont les démarches de ce genre qui les font octroyer. Mme Limouzin croyait à l'influence réelle du général. L'espoir du succès devait aiguillonner son zèle, car s'il nie et rejette tout partage d'argent, le général Caffarel n'en a pas moins dit dans l'instruction que sa recommandation et ses démarches aux ministères devaient, en retour, lui faciliter l'escompte de ses billets.

M. le président reconnaissait lui-même que Mme Limouzin comptait sur l'influence du général, lorsqu'il disait à ce dernier, qui cherchait à atténuer le zèle qu'il portait dans ses sollicitations intéressées : « Ce n'est pas ce qu'attendait de vous Mme Limouzin, elle attendait des démarches plus énergiques. » Aussi ne voulait-il pas recommander plusieurs candidats, afin d'avoir une influence plus grande. Si une somme importante eût été versée, tout aurait été mis en œuvre ; nous verrons plus tard que l'influence personnelle du général eut-elle échoué, Mme Limouzin pouvait agir auprès d'autres personnages.

Passons au fait Michel. Au dire de M. le substitut, c'est le plus douloureux et le plus grave. Je ne le pense pas. Je crois qu'il est moins triste que les précédents. Cette impression fâcheuse du réquisitoire provient de ce qu'on n'est pas habitué à voir un général s'occuper d'affaires commerciales et de tripotages financiers. Cette considération mise de côté, l'affaire Michel est une affaire commerciale vulgaire et ne sort pas de la stricte légalité.

M. Michel est inventeur d'un système de marmite ou gamelle spéciale. Il l'a fait breveter en 1871. Tous les intendants et tous les ministres ont été d'accord touchant son emploi et l'ont déclaré excellent. Ils l'ont adopté en principe, mais... dans l'intérêt du trésor, les caisses de l'État étant vides depuis longtemps, ils décidèrent de mettre en adjudication ces marmites, quand le brevet serait tombé dans le domaine public, c'est-à-dire en octobre 1887. Le général Boulanger a dit à ce sujet, car c'est lui qui prit cette décision : « C'est un peu canaille... mais bast ! les finances avant tout. »

Le pauvre inventeur, que les expériences ont ruiné, qui a fourni à la troupe des modèles coûteux ne recevra aucune rémunération ! On attendra que son invention tombe dans le domaine public ! C'est l'État qui traite ainsi les hommes qui lui sont utiles ! Michel, désespéré, perfectionne son premier appareil, prend un nouveau brevet. Quel est son but ? Obtenir de l'administration que l'adjudication porte sur ce système breveté en dernier lieu, car alors l'adjudicataire devra l'indemniser de l'emploi qu'il fera de son appareil.

Voyons, messieurs, avouez avec moi que poursuivre ce but n'a rien d'immoral. Michel et ses associés ne peuvent être blâmés. Pourquoi Mme Limouzin serait-elle coupable de leur avoir fourni son concours ? Paillot, Jacquemot, Dufour, Michel, mis en présence du général Caffarel, lui expliquent l'affaire. Que répond-il ? « C'est juste, loyal. Je vais faire tous mes efforts. Toutefois, je ne réponds de rien. » Voilà dans quels termes nous promettons notre concours.

Aussitôt, Mme Limouzin demande une provision ; elle lui est refusée ; mais on signe un acte par lequel Michel et ses associés s'engagent à verser, en cas de réussite, une somme de 50,000 francs. Aucune démarche n'est encore faite : elles n'ont lieu qu'après le refus de provision et la signature de l'engagement. Mme Limouzin ne touchera donc pas un centime avant la réussite des démarches : or, comme d'après l'accusation elle n'obéit qu'à une pensée de lucre, si son crédit est imaginaire, si elle est de mauvaise foi et sans influence, elle s'arrêtera et ne fera pas une seule démarche.

Mais au contraire, c'est alors que le général va faire deux visites à M. de Lievreville, sous-directeur, qu'il va plusieurs fois chez M. le sous-intendant Boué, qu'il insiste au point de faire naître des soupçons, qu'il cherche à lire dans les papiers épars sur les bureaux, qu'il s'informe des prix limités de l'adjudication. C'est alors qu'elle savait n'avoir aucun crédit, qu'elle savait avoir promis un événement chimérique, c'est alors que Mme Limouzin, sans argent, sans ressources, voyant ses meubles saisis, aurait payé jusqu'à 14 francs de frais de voiture, et cela plusieurs jours de suite, afin de permettre à Lorentz d'aller au ministère solliciter des audiences, porter des gamelles, les faire comparer, etc., etc. Mais ce serait folie pure ! Dans quel intérêt aurait-elle joué pareille comédie ? Non. Elle croyait au crédit du général Caffarel, conseiller d'État, sous-chef d'état-major, commandeur de la Légion d'honneur. Dès les premières entrevues elle a demandé provision : on a opposé un refus absolu et formel. Néanmoins, elle a entrepris des démarches longues et coûteuses. Elle espérait donc réussir ; donc elle croyait à l'événement non chimérique ; donc elle était de bonne foi.

Je crois avoir démontré que dans les trois faits reprochés aucune fraude, aucune tromperie n'a été commise. Dès le premier jour les intéressés ont su quels moyens nous comptions employer, quel personnage, sur notre demande, solliciterait pour eux. En ce moment, je vais plus loin et je vais démontrer que le crédit de Mme Limouzin n'avait rien de chimérique. J'ai déjà parlé du crédit du général Caffarel, de ses relations, de son grade élevé, de son poste éminent. Mais ce n'était pas la seule source du crédit de ma cliente. J'aborde un sujet délicat.

Nous avons des preuves de notre crédit ; nous les avions plus nombreuses : la Préfecture de police, je le dis bien haut, en a détourné plusieurs. Je vais dire comment les droits de la défense se trouvent lésés par une violation formelle de la loi. Le 29 septembre, Mme Limouzin reçoit la visite de M. Goron, sous-chef de la sûreté. Il venait sur l'ordre du préfet de police opérer une perquisition. Il s'empare de tous les papiers. Mme Limouzin demande qu'on dresse procès-verbal, qu'on mette les lettres sous scellés, qu'on les compte, c'était bien le moins. Sa requête était légitime. On n'y répond pas. Vous allez égarer des pièces, s'écrie ma cliente en voyant les agents emplir leurs poches de ses lettres et en jeter même les enveloppes à terre. Vous allez en égarer ! — Rien ne s'égarera. Elle insiste et M. Goron lui répond : Je suis magistrat. Je ne vous ferai pas l'honneur de vous répondre !

La loi lui imposait cependant l'obligation de mettre les pièces sous scellés. Il n'a pas obéi aux art. 37 et 39 du Code d'instruction criminelle. Il y a donc violation formelle de la loi. Et est-ce que nous avons tort de nous en plaindre ? Ces pièces sont arrivées en ballot, le 24 octobre, et le juge d'instruction par trois fois a été obligé de les renvoyer pour les faire coter et parapher par la préfecture de police qui les expédiait — on les a renvoyées deux jours après — c'est-à-dire le monceau inutile. Aussitôt ma cliente a dit : « Ce n'est pas cela ! où sont les lettres qui manquent ? Il n'est pas assez gros. » Réclamations alors à la préfecture.

Les pièces réclamées sont revenues à l'extrême limite de l'instruction. Qu'est-ce qu'il y avait ? Les deux lettres qui ont fait l'objet du triste incident d'hier et neuf lettres du général Thibaudin. Que se passe-t-il à l'ouverture des scellés ? — Ce ne sont pas ces lettres qu'on a saisies, s'écrie ma cliente. Ces lettres ont été froissées récemment, salies maladroitement. Elles étaient écrites par M. Martineau, secrétaire de M. Wilson. Celles qu'on me présente ne sont pas de son écriture, cependant c'est bien le sens des lettres originaires.

Ah ! sans doute, l'incident d'hier a été fâcheux ; mais il était nécessaire ; et vous, monsieur l'avocat de la République, qui avez mission de rechercher les crimes et les délits, au lieu de nous reprocher l'incident, vous auriez dû être le premier à rechercher l'authenticité. Ces lettres disparues ont été refaites, quand on a vu que ma cliente avait bonne mémoire.

M. LE SUBSTITUT. — Comme vous paraissez incriminer le parquet, je lirai moi-même les procès-verbaux qui ont été dressés. Il faut que la situation soit nette.
Me ALIÈS. — Prenez le scellé n° 2, monsieur le président, il renferme les lettres du général Thibaudin. Il devrait y en avoir vingt-neuf. Il n'y en a plus que neuf. Et cependant la préfecture annonce qu'elle envoie tout ce qu'elle a saisi. Eh bien, dans ce scellé même, il y a la preuve de la soustraction. Les pièces ont été cotées : or je trouve les nos 133, 134, et brusquement une lacune 139, 140.
M. LE PRÉSIDENT. — C'est très exact.
Me ALIÈS. — Donc nous sommes spoliés, et notre défense ne peut être qu'incomplète. ( assentiment )
M. LE PRÉSIDENT. — Les scellés n'ont été ouverts qu'en présence de Mme Limouzin et de son conseil. Par suite aucune irrégularité n'a pu survenir de ce chef.
M. LE SUBSTITUT. — Donc le parquet ne saurait être incriminé.
Me ALIÈS. — Ceci ne fait l'objet d'aucun doute, la défense est d'accord avec le parquet sur ce point. Je continue : Maintenant de nombreuses lettres de M. Wilson se trouvent au dossier, et j'affirmerai ici qu'il n'y a aucune de celles que nous avons vues qui puisse venir appuyer les accusations dont la presse s'est faite l'écho. Nous avions, comme nous nous en sommes vantés, nos grandes et petites entrées chez les personnes que nous avons indiquées. Je m'interromps pour répondre à une préoccupation du Tribunal causée sans doute par l'état singulier des scellés ouverts sous ses yeux et je vous fais remarquer le numérotage.
M. L'AVOCAT DE LA RÉPUBLIQUE. — L'état du numérotage au moment de l'ouverture des scellés.
Me ALIÉS. — Oh ! sans doute, c'est bien là ce que j'ai voulu dire.
M. L'AVOCAT DE LA RÉPUBLIQUE. — M. le greffier voudra bien le constater dans les notes d'audience ; et, j'indique encore ceci : Aucun scellé de la préfecture de police n'a été ouvert sans la présence des avocats.
Me ALIÈS. — Je reprends. Sous le n° 1, je trouve cette première lettre adressée à ma cliente par une personne familière de l'Elysée : « Chère madame, je regrette d'avoir manqué hier votre visite ; mère vous a dit, je pense, le résultat de ma visite à la Présidence ; un très important conseil des ministres m'a empêché de voir « notre roi », mais j'ai vu le général à qui j'ai donné votre lettre. Il savait du reste de quoi il s'agissait. J'ai reçu votre sombre et mélancolique épître...
M. L'AVOCAT DE LA RÉPUBLIQUE. — Et c'est signé ?
Me ALIÈS. — C'est signé : « Marion ». Cette personne ainsi sollicite directement ; mais il n'est pas question d'argent et de vilenies ! Je me hâte de le dire. Pourquoi sollicitait-elle ? Pour nous, pour une personne que nous patronnions. Est-ce que ce n'est pas une influence sérieuse quand il y a ordre du président de recevoir cette personne de la façon la plus aimable ? Notre recommandation n'était point vaine car quels sont les dispensateurs des largesses nationales si ce ne sont pas les personnages dont je parle ? J'en viens maintenant, messieurs, au général Thibaudin. M. l'avocat de la République a dit hier que lire ces lettres serait une action indélicate ; ces paroles sont reproduites ce matin dans tous les journaux.
M. L'AVOCAT DE LA RÉPUBLIQUE. — C'était là l'expression d'une impression personnelle quand je me suis demandé si je ne devais pas les lire moi-même.
Me ALIÈS. — Eh bien, en m'accusant d'escroquerie, vous me forcez à les lire pour ma défense. Dieu sait que ce n'est pas une pensée de scandale qui me guide !
M. LE PRÉSIDENT. — On nous apporte le scellé n° 3 et dans ce scellé on retrouve les nos 135-136, et les deux pièces de M. Wilson numérotées 137 et 138 ; ensuite viennent les nos 139 et 140, etc. Il ne manque donc aucun numéro.
M. L'AVOCAT DE LA RÉPUBLIQUE. — Voici ce qui est arrivé : sur la demande de Mme Limouzin, on a fait deux scellés d'un seul, un scellé Thibaudin et un scellé Wilson ; voilà pourquoi le numérotage antérieur laissait des lacunes. Si Me Aliès veut s'approcher et vérifier.
Me ALIÈS. — Oh ! dans ce moment je serais incapable de voir et de comprendre un chiffre ; mais il reste toujours cette exclamation spontanée de Mme Limouzin : « Le paquet était plus gros, il en manque ! » il reste encore et surtout les deux lettres substituées, témoignage des détournements de pièces commis dans le dossier. Je vous disais donc, messieurs, qu'il n'était pas indélicat à moi de lire les lettres du général Thibaudin. Ce que regrettera le plus le général sera non de les avoir écrites, mais de les avoir niées. Dieu me garde de méconnaître la probité du général Thibaudin, je ne la mets pas en doute ; ce que je veux établir, c'est qu'il y a eu entre lui et ma cliente commerce d'amitié.

Chère madame, Je viens de lire à mon retour à Paris vos deux charmantes lettres. Je n'ose confier à l'indiscrétion involontaire, mais possible, d'une lettre, l'impression que j'ai ressentie à leur lecture. Permettez-moi d'attendre, pour vous dire toute ma pensée, le jour bien désiré où il me sera possible d'aller vous voir ; mais je suis souffrant d'une indisposition passagère, d'un bobo. Si, mardi, j'ai la liberté que j'appelle de tous mes vœux, j'irai certainement auprès de vous et j'espère dissiper tous ces petits nuages que votre imagination semble avoir fait surgir et à travers lesquels votre ami perdrait à vos yeux ses qualités les plus précieuses, parmi lesquelles, et au premier rang, celle que vous devriez bien connaître, bien que vous paraissiez l'ignorer. A bientôt, chère madame et amie, et veuillez croire, en attendant, à toute ma reconnaissance pour le bonheur que vous m'avez procuré par le charme de votre conversation et la sincérité de vos sentiments. THIBAUDIN.

Et en marge :
Pardonnez-moi le désordre de cette lettre, dans laquelle mon sentiment pour vous est voilé et si transparent qu'il se livre à vous comme le meilleur des amis. Si oui, eh bien montrez-le-moi en me recevant chez vous avec le même abandon et la même simplicité.

Et celle-ci :
Chère Madame, Je vous demande la permission de goûter au bonheur auquel je ne suis point habitué et pour lequel je vous ai déjà voué au fond de mon cœur toute ma reconnaissance. Si vous vouliez bien, madame, me faire l'honneur de venir me voir, vous qui aimez aussi la patrie, je vous remercierai de la bonté de votre cœur. Oh ! merci, mille fois merci ( ne croirait-on pas entendre la phrase devenue célèbre : « ( béni soit le jour ) », ô vous, madame, qui avez pu lire au fond de mon cœur, et qui m'accordez le seul bien, la seule vertu que j'ambitionne et qui a fait toute ma vie : l'amour de la patrie. THIBAUDIN.

N'avait-elle aucun crédit celle à qui un ministre de la guerre écrivait en ces termes. Au ministère elle passait pour être l'Égérie du ministre et on aurait pu dire d'elle ce qu'on a dit de Mme de Montespan : « les hallebardiers s'inclinaient sur son passage. » Sur la ligne de Vincennes on s'étonnait de voir une certaine dame, entourée, complimentée, saluée respectueusement par tous les officiers : il a fallu la publicité des audiences pour qu'on reconnût en elle Mme Limouzin ! Et cette femme ne se serait cru aucun crédit ? Écoutez encore ces deux lettres. Le général Thibaudin tombe enfin de ce ministère, que le général Billot avait quitté pour ne pas toucher à la propriété des grades et briser de nobles épées. A qui se confie-t-il ? A qui écrit-il la nouvelle de sa démission ?

Chère madame, Je suis désolé de n'avoir pu encore me rendre auprès de vous. Obligé de quitter brusquement l'hôtel Saint-Dominique et de jeter pêle-mêle mes effets dans les caisses, je n'ai qu'une minute pour vous exprimer mes regrets de renoncer au projet que j'avais conçu d'aller vous remercier des témoignages de sympathie et d'affection que vous m'avez donnés. Je prendrai ce soir le train à la gare de l'Est à cinq heures. Ne m'écrivez pas avant que je vous aie vue. J'ai des raisons aujourd'hui, pour me méfier de la poste et du télégraphe ( que penser des mœurs gouvernementales du jour alors que nous voyons mettre en doute par un ministre le respect du secret des lettres ! ) Dès mon retour à Paris, j'espère vous serrer la main et avoir quelques heures qui seront bien employées. Bien à vous, THIBAUDIN.
P. S. — Nous conviendrons, à mon retour, des moyens de nous entretenir ensemble.

Vendredi, octobre 83, 4 h. 1/2 du matin. Le sacrifice est consommé : je rentre dans la vie du commun des mortels, emportant avec moi, comme soutien et consolation, mon ardent amour du pays, que nos ennemis sont impuissants à me ravir. Je ne sais si j'aurai le bonheur de vous revoir. C'est encore une de mes douces espérances. Je vous demande de me permettre de la conserver. Adieu, chère madame et douce amie, en vous autorisant à mettre dans ce mot d'adieu toutes les pensées qui, dans mon cœur, peuvent inspirer une grande âme qui vous aime. THIBAUDlN.
P. S. — Il est quatre heures et demie du matin. J'ai passé une nuit à remettre mon cabinet en ordre. J'ai porté moi-même ma démission à M. le président de la République à huit heures et demie du soir.

Eh bien, messieurs, ces lettres, le général Thibaudin les a niées. Elles sont cependant de lui, elles ne sont même pas signées de ce pseudonyme fameux, sur lequel on a tant discuté, elles sont signées en toutes lettres de son nom. Écoutez ce qu'il fait imprimer dans le Voltaire. « Je reçus un jour une lettre de cette femme me demandant un service pour un officier d'artillerie qui désirait rester à Paris. Cette lettre, conçue en termes amphigouriques, toute pleine de protestations et de flatteries, réclamait une audience, et pour vous montrer combien cette femme ne craignait pas d'inventer des histoires pour se faire valoir, elle me racontait qu'elle était une descendante de Kléber, qu'elle avait de nombreuses relations au ministère et qu'à la réception du précédent ministre on avait pu la voir au bras de tel général. Or aucune femme, depuis plusieurs années, n'était venue aux réceptions d'aucun ministre.

Vous voyez le procédé : compromettre tout le monde pour mieux duper. Cette lettre restée sans réponse, j'en reçus une autre et je donnai audience à la Limouzin. Elle m'expliqua le cas de son protégé et aucune suite ne fut donnée à sa demande. Ce sont là tous mes rapports avec cette femme pendant mon passage au ministère. Et si, comme on le dit, elle était venue fréquemment au ministère, j'aurais chargé un huissier de la mettre à la porte avec son pied quelque part. » Est-il possible de mieux justifier que ne le fait le général Thibaudin, la pensée qui inspire ce vers si connu : Tempora si fuerint nubila, solus eris.

Aux jours heureux il écrivait les lettres que je viens de lire ; il allait s'asseoir à la table de Mme Limouzin, il y était le jour où le roi d'Espagne entrait à Paris, alors que les troupes étaient consignées, et la population toute en émoi. Ce qui prouve mieux que tout le crédit de Mme Limouzin et ses relations, c'est le fait suivant. Le général Thibaudin n'est plus ministre. Qui va solliciter pour lui ? qui va demander une situation assez haute pour un grand officier de la Légion d'honneur ? C'est sans doute un grand personnage, tout au moins un des chefs de notre armée, un de ses pairs ? Non. C'est Mme Limouzin qui va solliciter un grand commandement ! un commandement de corps d'armée ! Si c'est la femme que vous représente le ministère public on ne va pas lui répondre. Écoutez, messieurs :

Chère Madame, Monsieur le Président de la République et moi, nous avons à cœur la nomination de M. le général Thibaudin au commandement d'un corps d'armée. Il n'existe pas de poste vacant en ce moment. Croyez cependant que, le cas échéant, nous ferons tous nos efforts. Sentiments respectueux. Signé : WILSON.

Ai-je besoin d'insister ? N'en ai-je point déjà trop dit. Mon crédit est-il imaginaire ? Oserait-on le soutenir encore ? Et si j'avais les pièces oubliées, détournées en violation de la loi, les preuves seraient plus nombreuses, et à nouveau je m'élève contre l'illégalité dont je suis la victime. Faut-il enfin que je vous entretienne des nombreuses démarches faites par ma cliente et couronnées de succès ? La recommandation pour le Dr Deltil, au sujet de laquelle M. Wilson lui écrivait :

CHAMBRE des DÉPUTÉS – 27 juin 1884. Madame, En réponse à votre lettre, j'ai l'honneur de vous faire savoir que je recevrai avec plaisir M. le docteur Deltil. Dites-moi s'il a déjà été l'objet d'une proposition pour la croix et auprès de quel ministre. Recevez, Madame, l'expression de mes sentiments respectueux. Signé : WILSON.

Faut-il vous énumérer, ce que vous trouvez d'ailleurs dans la procédure, les faveurs obtenues pour des officiers, des sous-officiers, pour des employés dans nombre d'administrations ? Nous avions intéressé à nos demandes le général Boulanger lui-même. Il écrit à Mme Limouzin dans des termes courtois. Il ne fait pas répondre des lettres banales, par un aide de camp. Il connaît Mme Limouzin.

Madame, Il résulte des renseignements recueillis que M. Marie, auquel vous vous intéressez, n'est pas dans les conditions requises pour être nommé officier de réserve. Il est nécessaire qu'il soit établi une demande régulière, qui sera l'objet d'un bienveillant examen. Agréez, Madame, mes salutations respectueuses. Signé : Général BOULANGER.

Madame, Le sergent-major Droulin, auquel vous vous intéressez, sera nommé incessamment ; son avancement a été retardé par quelques écarts que me signale son colonel. J'espère qu'il comprendra dans l'avenir ce que lui impose la recommandation dont il a été l'objet et de ma part. Sentiments respectueux, Signé : Général BOULANGER.

En voici une dernière. Je l'ai reçue ce matin par la poste, j'avais cru à une restitution tardive de la préfecture de police ( hilarité générale ), mais une lettre d'envoi m'a détrompé.

Madame, J'ai reçu la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 2 de ce mois et je vous prie de recevoir mes plus chaleureux remerciements pour les sentiments que vous m'exprimez et les bons souhaits que vous m'adressez. Je vous offre les miens bien sincères, croyez-le, et je vous assure de ma sympathie respectueuse. J'ai fait prendre bonne note de votre recommandation en faveur de M. Brunswick et je me plais à espérer qu'il me sera possible d'en tenir le plus grand compte lorsque le moment sera venu. Je n'ai pas perdu de vue non plus l'intérêt que vous portez à M. Marie, dont la demande fait l'objet du plus bienveillant examen. Je ne manquerai pas de vous faire connaître en temps utile le résultat de cet examen. Agréez, madame, l'expression de mes sentiments les plus respectueux. Général BOULANGER.

Il nous est loisible d'affirmer maintenant que Mme Limouzin avait un crédit, une influence qui n'étaient pas chimériques. Certes, elle peut manquer son but, mais cela n'arrive-t-il pas aux gens les plus influents ? J'ai là les titres d'un commissaire de police de Paris qui sollicitait la croix de la Légion d'honneur. A-t-il voulu acheter une décoration ? Non, il a vingt-cinq ans de service, il a écrit des ouvrages littéraires et techniques, il avait fait des études bibliques, il avait fait une critique de Renan ! étudié Ajax et Vauban ! ( hilarité ) et il a voulu profiter des influences de Mme Limouzin. Il n'y a ni escroquerie, ni tentative d'escroquerie.

Ainsi, Messieurs, comme moralité, pas de trafic de décorations et vous devez acquitter. Je vous dis encore que ma défense n'est pas complète et, si vous avez cette arrière-pensée, vous devez acquitter. Si vous aviez posé à M. Wilson et au général Thibaudin cette question : « Voyons, qu'auriez-vous fait pour cette femme ; l'auriez-vous recommandée ? » Qu'auraient-ils répondu ? Qui vous dit que Mme Limouzin ne serait pas arrivée à ses fins ? Vous pouvez interroger aussi le général Boulanger. Oui, Mme Limouzin aurait tout mis en œuvre et serait arrivée à ses fins. M. Wilson, Mlle Marion, le général Thibaudin, le général Caffarel et bien d'autres encore auraient agi à sa prière.

Nous avions l'intention de faire venir ces personnages à l'audience ; une instruction hâtive ne nous l'a pas permis. Je pouvais les faire assigner, mais j'ai craint le scandale. Oui, j'ai craint en faisant cesser les arrêts du général Boulanger, d'amener 50,000 Parisiens devant la grille du Palais. Votre conviction ne peut être faite parce que vos consciences ne doivent pas être satisfaites. Eh bien, mon procès est plaidé, et je termine comme j'ai commencé : je soutiens que, s'il y a eu vente d'influences, il n'y a pas eu vente de décorations. En outre, pour que vous puissiez prononcer en sûreté de conscience, toutes les pièces devraient être là, et toutes n'y sont pas. Notre dossier est incomplet et les documents sont suspects. Ah ! l'on parlait de roman judiciaire ? Mais le voilà le roman judiciaire ! le voilà avec ses surprises, ses invraisemblances, qui se trouvent être des réalités.

Vous parliez de libre régime, monsieur le substitut, de régime sous lequel il faut sans hésitation regarder la vérité en face. Vous auriez mieux fait d'arborer hardiment la maxime monarchique et de dire comme Charlemagne : Si un évêque pèche je le couvre de mon manteau. ( applaudissements )

PLAIDOIRIE DE Me HABERT

Messieurs, on a voulu faire passer Lorentz pour un agent d'affaires de profession, pour un paresseux abandonnant sa femme et ses enfants dans la misère. Rien n'est plus faux. Lorentz est le fils d'un exilé du 2 Décembre. Élevé en Autriche, il y resta jusqu'à sa majorité. A ce moment, il revint dans le pays qu'il n'avait cessé d'aimer, pour y faire son service militaire. Entré au 1er grenadiers de la garde, il y resta sept ans comme simple soldat ; marié au moment de sa libération, il resta trois ans simple employé de chemin de fer à Paris et à Lyon. Pendant ces trois ans, lui, le paresseux que nous montre le réquisitoire, il prit le peu de temps de liberté que lui faisait son emploi pour s'instruire, et quand il se crut assez sorti de son ignorance première pour quitter le métier de manœuvre, il essaya de faire du commerce. A ce moment la guerre éclatait, et l'ancien grenadier de la garde, qui n'avait pu, pendant ses sept ans de service, s'élever au-dessus du rang de simple soldat, s'était à ce point perfectionné par un travail persistant qu'il revint avec le grade de capitaine.

Après la guerre, Lorentz représente successivement deux maisons de commerce ; mais la chance tournait, deux faillites le jetèrent sur le pavé. Ne sachant où aller, ayant déjà quarante ans, une femme infirme et quatre enfants à nourrir, Lorentz entra au Palais de Justice comme expéditionnaire. Il y resta trois ans, estimé de ses chefs ; mais bientôt il s'aperçut que son âge lui interdisait d'espérer un avancement sérieux, ses modestes appointements ne pouvaient lui permettre de faire vivre sa famille. Il quitta le Palais et devint l'employé de M. Conet, carrossier, avenue de Wagram. Un jour, M. Conet reçut une lettre de Mme Limouzin, lui demandant un rendez-vous, il envoya son employé.

Mme Limouzin, toujours obligeante, s'informa de la situation de Lorentz, s'intéressa à sa famille et lui offrit de se charger de ses affaires contentieuses. Lorentz accepta et devint ainsi le représentant de Mme Limouzin. Celle-ci, à ce moment, se mit en relations avec le général Caffarel ; elle se chargea d'escompter les valeurs du général. Lorentz fut naturellement chargé de ce soin. On sait quel résultat négatif ses recherches donnèrent. Alors Mme Limouzin conçut l'idée de faciliter cet escompte en faisant valoir l'appui du général auprès du gouvernement.

Les faits relevés contre les prévenus constituent-ils le délit d'escroquerie, prévu et puni par l'art. 405 du Code pénal, telle est la seule question que le tribunal ait à juger. C'est une tentative que l'on reproche aux trois prévenus, cette tentative est-elle suffisamment caractérisée. Le tribunal sait qu'après de longues hésitations de la jurisprudence, on a dû, par un texte formel, punir la tentative d'escroquerie. Or, il ressort avec évidence, de l'examen des débats parlementaires, que les législateurs n'ont pas voulu punir une simple demande d'argent appuyée sur des manœuvres, mais bien une tentative ayant déjà produit un certain effet.

Dans l'affaire Caffarel, ceux qu'on appelle les dupes, ont toujours nettement refusé sans discussion, dès la première demande, de verser l'argent d'avance, la tentative n'est pas caractérisée par le commencement d'exécution obligatoire. Les éléments de l'escroquerie font encore plus défaut. Le faux nom, la fausse qualité, n'ont pas été employés. Les manœuvres existentielles ? Nous nous trouvons en présence d'un cas prévu par les auteurs et la jurisprudence : les promesses faites pour obtenir une faveur.

L'opinion formelle de Dalloz est qu'en dehors de ces promesses, il faut des manœuvres précises ; où sont-elles dans l'affaire ? Soutiendra-t-on, avec un arrêt aussi célèbre que mal motivé, qu'un fonctionnaire qui promet d'user de son influence, commet une escroquerie, parce qu'ayant un crédit réel, il a pu plus facilement tromper ses dupes ? Dira-t-on que l'affirmation de ce crédit, qui existe, constitue précisément la manœuvre destinée à faire croire à un crédit qui n'existe pas. L'argument est peut-être très subtil et très fin, mais par cela même, très difficile à saisir, ce qui lui retire de sa valeur. D'ailleurs, admettons l'existence des manœuvres, encore faudrait-il qu'elles aient pu faire croire à un crédit imaginaire.

Quelle était l'espérance des trois plaignants dans les affaires Vicat, Bravais et Michel, sur quel crédit comptaient-ils ? Ils ont été fort précis sur ce point. C'est le crédit du sous-chef d'état-major qu'ils entendaient acheter, tel qu'il existait et tel qu'il pouvait être. Ils ne se faisaient aucune illusion à ce sujet, ils estimaient, comme tout le monde était en droit de le penser, qu'un tel fonctionnaire devait avoir une légitime influence sur les décisions des ministres. Enfin, en admettant même qu'ils aient exagéré le pouvoir du général Caffarel, celui-ci les a détrompés lui-même, en leur disant : « Je ne peux rien, ce que vous me demandez est très difficile, ce que vous me demandez est impossible. »

Dans ces conditions, pour trouver dans une telle affaire les éléments de l'escroquerie, il faudrait forcer le texte et l'esprit des lois. En ce qui concerne tout spécialement Lorentz, il importe de ne pas oublier que le complice de l'escroquerie ne peut être condamné que s'il est de mauvaise foi. Les plaignants, gens intelligents, ont cru au crédit du général et de Mme Limouzin ; comment Lorentz, ancien grenadier, ancien expéditionnaire, n'y aurait-il pas cru. Il a fait trafic de l'influence d'un haut fonctionnaire, c'est un acte des plus fâcheux, c'est un acte absolument immoral, mais aucune loi ne le punit. Les tribunaux ne peuvent étendre les termes de l'art. 45 pour y comprendre des faits répugnants, mais non prévus par la loi. Nulle loi ne punissant ceux qui vendent leur influence et ceux qui l'achètent, les tribunaux doivent acquitter les prévenus, c'est aux Chambres seules qu'il appartient d'avoir dans cette affaire le dernier mot.

PLAIDOIRIE DE Me DEMANGE POUR CAFFAREL

Messieurs, M. l'avocat de la République, dans un réquisitoire auquel tout le monde a rendu justice, vous a demandé de déclarer que le général Caffarel était un escroc. J'ai pour devoir de vous dire que vous devrez déclarer qu'il s'est trompé. On a ajouté que ce scandale avait franchi la frontière, que l'étranger haineux pouvait croire que notre armée n'était plus qu'un foyer de corruption et d'intrigue. Si scandale il y a, ce n'est certes pas le général Caffarel qu'il faut en rendre responsable, tournez vos regards ailleurs, et vous verrez que la responsabilité de ce scandale incombe à ceux-là seuls qui avaient intérêt à déshonorer le général Caffarel pour déconsidérer en sa personne le général Boulanger.

Singulière affaire où d'une part le parquet s'efforce de démontrer la culpabilité des prévenus, et de l'autre veut établir que son impartialité ne peut être soupçonnée. L'honneur de la magistrature française restera donc intact, tout comme, j'espère le démontrer, celui de l'armée. Je prends, messieurs, l'affaire à son origine.

Le 28 septembre dernier, dans la soirée, fort avant dans la soirée, M. le préfet de police reçut la visite d'un sieur Bouillon, devenu aujourd'hui l'introuvable Bouillon, qui l'entretint de différents sujets, de la maison Limouzin, du plan de mobilisation, d'un baron allemand, et enfin du trafic des décorations. Ce dernier point, point secondaire, permit au préfet de mettre sur un mandat tentative d'escroquerie.

C'est ainsi que l'agent Lardiesse s'est présenté chez Mme Limouzin, accompagné du baron allemand, pour demander si on ne pouvait pas le faire décorer. Sur cette constatation, Mme Limouzin raconte au commissaire de police, qu'elle fait obtenir des décorations soit par M. Wilson et alors ça coûte 50,000 francs, soit maintenant par l'intermédiaire du général Caffarel, parce que ça n'en coûte plus que 25,000. Malgré cette conversation, qui aurait dû lui ouvrir les yeux, elle écrit au général de venir la voir le lendemain, parce qu'elle avait quelqu'un à lui présenter. On se quitte et deux agents vont suivre le général Caffarel jusqu'à la porte du ministère, et la police se trouve édifiée sur le rôle joué par le général chez Mme Limouzin. Le préfet de police va se mettre en rapport avec le président du conseil des ministres, à défaut du ministre de l'intérieur. Il lui présente les pièces avec les scellés ; la conduite du préfet a-t-elle été correcte ? Il a agi en vertu de l'article 10 du Code d'instruction criminelle, et tant que l'article 10 existera, il pourra faire ce qu'il a fait ; mais personne ne savait rien, si bien que le ministre de la justice n'a appris l'affaire que plusieurs jours après sa cuisinière ; si comique que puisse paraître ce détail, il n'en est pas moins vrai, et personne ne me démentira. Quant au ministre de l'intérieur, il était absent. Que devait faire le président du conseil ? Il se trouvait en présence de faits graves ayant l'apparence d'un délit. Alors, ou bien sous un régime républicain, comme on le disait hier, la justice devait être égale pour tous, ou bien l'on pouvait envelopper cette affaire de mystère et d'ombre pour ne pas donner prise au scandale.

Nous vivons dans un temps où l'opinion publique est si susceptible, et a une si facile tendance à l'exagération, que M. le président du conseil a dû, en songeant à ce qui se disait de l'autre côté de la frontière, avoir à l'esprit les deux partis qu'il fallait prendre : ou bien appeler le général Caffarel, et lui dire tout bas : « Vous avez compromis l'armée, vous ne pouvez plus en faire partie ; allez-vous-en » ; ou bien se taire. On ne s'est arrêté ni à l'un ni à l'autre de ces deux partis. Pourquoi ?

Pourquoi le président du conseil n'a-t-il pas mandé le général ? Pourquoi n'a-t-il pas fait appel à son honneur, interrogé sa conscience de soldat, et prouvé ainsi son respect pour l'armée nationale ? Il semblerait qu'on se fût dit : « Le général Caffarel est le favori du général Boulanger ; si nous pouvions établir non seulement qu'il s'est souillé au contact de la Limouzin, mais encore qu'il s'est sali en recevant de l'argent... ! »

Tout d'abord le général Ferron avait agi comme un soldat, comme il devait le faire. Il avait fait venir son subordonné et lui avait dit : « Vous allez me demander votre mise à la retraite pour raison de santé. » Songeant à son pays, pour lequel il avait versé tant de fois son sang, le général Caffarel avait prié, supplié. Le ministre était resté inflexible. Il demandait une retraite sans bruit, sans éclat. Le général Ferron, en quittant le général Caffarel, trouva le préfet de police qui l'attendait dans son cabinet. Que se passa-t-il ? Que se dit-il ? M. Gragnon ne me confie pas ses secrets, mais je sais que le soir même il partait pour Turin, voyage de quasi-agrément.

Le général Caffarel ne pouvait se résigner à la situation qui lui était imposée. Il demanda une audience au général Ferron. Le ministre lui fit écrire qu'il lui était impossible de la lui accorder, sa décision était irrévocable. Le général Caffarel avait obtenu la faveur du silence, c'était une mesure de bienveillance conçue à la première heure par le général Ferron ; il se résigna à rédiger, le cœur gros, sa demande de mise à la retraite, qu'il porta au ministère. Un revirement s'était produit. Un représentant du ministre, qui le reçut, lui dit : « Cette mise à la retraite est impossible. Il faut que l'affaire suive son cours et soit déférée au conseil d'enquête. »

Pourquoi ce revirement soudain ? s'écrie le défenseur. Je vais vous le dire. Dans les scellés qui furent communiqués au ministère de la guerre, il y avait bien la correspondance du général Caffarel, mais il n'y avait pas que la sienne. A côté des lettres de Caffarel, il y avait les lettres de Boulanger, lettres assez banales il est vrai, mais des lettres de Boulanger. Pourquoi a-t-on envoyé au général, Lardiesse, cet agent provocateur, ou cet agent de renseignements, comme on voudra l'appeler ? Parce que l'affaire n'était pas assez corsée et qu'on voulait la corser. Caffarel est le confident de Boulanger... et les ministres sont des hommes. On n'était pas fâché de pouvoir glisser à l'oreille de quelques journalistes officieux des renseignements compromettants. En face de la popularité immense du général Boulanger, on a voulu lui jouer un bon tour. Il parait qu'en politique cela se passe comme ça.

Donc voilà que le 7 septembre le XIXe siècle publie l'article que vous savez. Qui lui a donné une partie des renseignements qu'il publie ? C'est facile à deviner, et derrière le paravent on aperçoit les ennemis du général Boulanger. Ah ! elle est pleine d'amertume l'âme de M. le ministre de la guerre : il n'a pas médité la parole de Tacite : Le mépris fait tomber la satire, mais l'irritation l'accrédite. Cette amertume se fait encore jour à Chartres à une distribution de prix ; il prévient les pacifiques représentants de l'Université qu'il sera énergique. Enfin, passons ; voilà le parquet informé par la presse, chose singulière, et une instruction est ouverte. De son côté, M. le ministre de la guerre va requérir un ordre d'arrestation de la préfecture et on télégraphie à tous les préfets de France : « Ordre d'arrêter partout où on le rencontrera M. le général Caffarel, sous-chef d'état-major au ministère de la guerre pour raison de la plus haute importance. » Ce n'est pas tout, avant qu'il se présente devant vous, on diminue son prestige en le dégradant et en le privant de la décoration qu'il a gagnée avec son sang.

Lorsqu'un sous-officier vient devant un conseil de guerre, il y vient avec ses galons, un officier avec ses croix et ses épaulettes, et je me souviens qu'un maréchal de France, condamné à mort pour trahison devant l'ennemi, a comparu devant ses juges avec le grand-cordon de la Légion d'honneur. On semble vous dire : De la liberté faites-en ce que vous voudrez ; quant à nous, nous lui avons déjà arraché son honneur. ( applaudissements )

Il me reste à démontrer maintenant, qu'il n'est pas un escroc, cet homme qui a quarante ans de service, qui s'est toujours conduit en héros, qui, décoré pour la première fois en Crimée, avait vingt-neuf ans quand il fut officier de la Légion d'honneur. Le général Boulanger ne s'est pas trompé quand il a dit que c'est lui qu'on a voulu viser. Au point de vue de la discipline militaire, peut-être a-t-il eu tort de faire cette déclaration ; moi, en bourgeois, je pense qu'il a bien fait. Grâce à sa déclaration la boue passe à côté de lui sans l'atteindre, et à mon avis, cela vaut bien trente jours d'arrêt.

Revenons à Caffarel, qu'on vous a dépeint comme un homme au cœur loyal et généreux, auquel les témoignages les plus sympathiques n'ont pas manqué dans cette terrible circonstance. Avant le mois décembre 1886, le général Caffarel et le général Boulanger ne se connaissaient pas. Au cours d'une visite qu'il fit alors au ministre de la guerre pour le remercier de sa promotion dans l'ordre de la Légion d'honneur, le général Caffarel dit au ministre de la guerre tout le bien qu'il pensait de lui, il lui dit qu'il avait réussi à donner à l'armée confiance en elle. Les deux hommes se plurent.

Le ministère public a expliqué les embarras financiers du général. La fortune de Mme Caffarel, placée tout entière dans une entreprise industrielle avait été engloutie dans une faillite. Le général a cru que la Bourse lui redonnerait cette fortune. Il a joué, il a perdu. Tout ce qui lui restait a été sacrifié. La terrible passion l'a envahi, s'est développée avec l'âge. Il a voulu regagner ce qu'il avait perdu. Après s'être adressé aux maisons honnêtes, il a fini par tomber entre les mains des usuriers. Dans ce monceau de quinze cents papiers trouvés chez lui, on a saisi, en somme, peu de choses graves. Le ministère public lui reproche des affaires de guano, de voitures, de chevaux : il ne faut pas mettre à son passif toutes ces combinaisons. J'ai accompli une partie de ma tâche. Il me reste maintenant à vous démontrer que le général Caffarel n'est pas un escroc.

Me Demange s'arrête à cet endroit de sa plaidoirie. L'audience est suspendue. A la reprise, M. le substitut Lombard déclare qu'il a une communication à faire pouvant être utile à la défense.

M. LE SUBSTITUT. — Je suis autorisé à déclarer qu'à la suite de l'incident qui s'est produit à l'audience d'hier, une enquête a été ouverte pour suppression, destruction ou détournement de pièces, et que les premiers actes de cette instruction ont commencé à l'instant.
Me ALIÈS. — Contre qui est dirigée cette instruction ?
M. LE SUBSTITUT. — Je n'ai reçu aucune autre communication que celle que je viens de transmettre.
Me ALIÈS. — Dans ces conditions je demande qu'il soit sursis aux poursuites intentées contre Mme Limouzin.
Me DESJARDINS. — Mme Ratazzi, que la suppression de ces documents n'intéresse en aucune façon, désire être jugée tout de suite.
Me DESCHARS, Me DE WENZEL et Me VILLETARD DES PRUNIÈRES. — Nous nous joignons, en ce qui concerne nos clients, aux observations de Me Desjardins.
Me DEMANGE. — Il n'y a, en effet, aucune connexité entre les faits Caffarel et les faits d'Andlau ; mais il a été plaidé pour Mme Limouzin que si les pièces absentes avaient pu être soumises au tribunal le crédit soi-disant imaginaire de Mme Limouzin serait surabondamment démontré. Comme la défense du général Caffarel est intimement liée à cette question de crédit attribué à Mme Limouzin, je me joins à mes confrères pour demander le sursis jusqu'à la clôture de l'information.
M. LE SUBSTITUT. — Cette demande de sursis n'est que la conséquence du fait signalé à l'audience d'hier, relativement aux deux lettres antidatées. Nous possédons le texte de ces deux lettres et toute satisfaction pourrait être donnée sur ce point à la défense. Quant aux autres pièces, la dame Limouzin sait parfaitement en quoi elles consistent ; au cours de l'instruction, elle a été appelée à s'expliquer sur la consistance de sa correspondance et jamais elle n'a fait allusion aux pièces dont il a été parlé dans les plaidoiries ; dans ces conditions, je n'estime pas qu'il y ait lieu à sursis.
Me ALIÈS. — Si Mme Limouzin n'a pas, à ce moment-là, précisé les pièces manquant au dossier, c'est qu'elle ne l'avait pas jugé utile pour sa défense. Mais son défenseur en a pensé autrement ; j'estime que les lettres que j'ai déjà lues ont suffisamment édifié le tribunal sur le crédit que pouvait avoir réellement Mme Limouzin. Que serait-ce donc si nous possédions les autres. Donc le sursis s'impose et doit être accordé.
M. LE SUBSTITUT. — Si le Tribunal pense que la défense n'a pas tous les moyens de preuves sans ces lettres, il ne doit pas hésiter à prononcer le sursis ; mais s'il est fixé sur ce point des débats, j'estime qu'il doit passer outre.
Me ALIÈS. — Si le Tribunal n'est pas édifié sur la question de crédit que parait avoir ma cliente, la nécessité du sursis s'impose d'autant plus qu'on se garde bien de nous faire connaître le nom de la personne contre laquelle l'instruction est ouverte ; si, au contraire, le tribunal n'est pas édifié, j'abandonnerai ma demande de sursis pour me contenter de l'acquittement. ( rires )
Me DESJARDlNS. — Dans le cas où le tribunal ferait droit au sursis, je demande au nom de ma cliente, la disjonction de l'affaire en ce qui la concerne.
M. LE PRÉSIDENT. — Déposez des conclusions.

Me HABERT donne lecture de conclusions dans lesquelles il demande que, vu l'instruction ordonnée sur le détournement des pièces, il soit sursis à statuer en ce qui concerne Mme Limouzin et le général Caffarel et l'affaire renvoyée au premier jour. Le tribunal se retire en chambre du conseil pour en délibérer. Après une assez longue délibération, le Tribunal rend un jugement aux termes duquel, attendu que les pièces réclamées peuvent être utiles à la défense, il est sursis à statuer en ce qui concerne Mme Limouzin, Lorentz et le général Caffarel jusqu'à l'issue de l'instruction ouverte au sujet de la disparition de ces pièces. En ce qui concerne les prévenus Mme Ratazzi, Mme de Saint-Sauveur, Mme de Courteuil et Bayle, le jugement ordonne la disjonction de la poursuite pour les débats en ce qui les concerne être continués à demain.

Me ALIÈS dépose entre les mains du tribunal une requête tendant à ordonner la mise en liberté provisoire de Mme Limouzin, Lorentz et Caffarel, requête à laquelle le tribunal a fait droit.

PLAIDOIRIE DE Me DESJARDINS POUR Mme RATAZZl

Messieurs, Dans la cause de Mme Ratazzi, j'ai l'honneur de prendre devant vous les conclusions suivantes :
Plaise au tribunal,
Attendu qu'en admettant par hypothèse tous les faits de la prévention, les éléments constitutifs de l'escroquerie ne se rencontreraient pas encore dans la cause ;
Mais attendu que les trois prétendues victimes, MM. Blanc, Renault et Vesseyre, loin d'être des naïfs ou des dupes, sont des industriels considérables et intelligents, ayant voulu acheter l'influence incontestable d'un membre du Sénat pour essayer d'obtenir une décoration à laquelle ils se croyaient des droits ;
Attendu que la remise des sommes versées entre les mains de ce sénateur n'a été effectuée que sous la condition expresse que ses démarches et son influence leur obtiendraient la décoration qu'ils sollicitaient ;
Qu'en fait, le sénateur comte d'Andlau n'a jamais promis de faire décorer ces trois industriels, mais seulement de faire des démarches et d'user de son influence dans ce sens ;
Que toute la question revient, dès lors, à examiner si l'influence du sénateur comte d'Andlau était ou non purement chimérique ;
Attendu qu'il est impossible de soutenir sérieusement, dans l'état de nos mœurs politiques, qu'un sénateur ne jouit pas d'une réelle influence auprès des membres du gouvernement ;
Que, d'autre part, le général sénateur comte d'Andlau avait le crédit très réel d'un gentilhomme, membre du Jockey-Club, sénateur prenant part aux votes politiques, et commandeur de la Légion d'honneur ;
Qu'il n'y a donc dans la cause ni crédit imaginaire, ni espérance chimérique ;
Attendu qu'il est impossible, d'un autre côté, de soutenir légalement qu'un concert de manœuvres frauduleuses a existé entre ce sénateur et la concluante ;
Que celle-ci s'est bornée à présenter les trois industriels dont il s'agit chez le sénateur d'Andlau ; qu'elle ne s'est jamais rien fait remettre par ces industriels et qu'elle n'a jamais stipulé aucune somme pour elle ; qu'elle ne leur a même rien promis, si ce n'est de les présenter chez ce sénateur, — ce qu'elle a fait ;
Que, si la concluante s'est servi du nom de sa belle-mère, Mme la comtesse de la Motte du Portal, il est impossible de dire que cette circonstance a été la cause efficiente de la remise des fonds au sénateur comte d'Andlau, puisque ces fonds ne lui ont été remis qu'à cause de sa qualité de sénateur et sous une condition déterminée indépendante de la concluante ;
Qu'ainsi aucun des éléments constitutifs du délit d'escroquerie ne se rencontre dans la cause ;
Par ces motifs,
Renvoyer la concluante des fins de la poursuite sans amende ni dépens. Ce qui sera justice.

Messieurs, Lorsque j'ai accepté de venir défendre devant vous Mme Ratazzi, j'avais déjà pu me convaincre que les éléments du délit d'escroquerie ne se rencontraient pas dans la cause. Aujourd'hui ma conviction s'est affermie pour ainsi dire de plus en plus, au fur et à mesure que se déroulaient ces tristes et déplorables débats.

Je viens de vous faire connaître par mes conclusions quel est le terrain choisi pour ma discussion ; — c'est vous dire que vous ne devez attendre de moi ni allusions ni révélations. J'entends ne me servir d'aucune pièce étrangère à la prévention ; mais je promets à M. le Procureur de la République de ne négliger aucun des arguments de son habile réquisitoire ; je les combattrai avec les seules armes que me fournit le singulier dossier de l'accusation. J'espère ainsi faire passer dans vos consciences la conviction qui m'anime, à savoir la nécessité juridique d'un acquittement.

Je dois avant tout, Messieurs, dans une cause où l'on nous reproche l'usage d'un faux nom et d'une fausse qualité, rechercher et faire connaître quels sont le nom, la famille, l'état civil de ma cliente, Mme Ratazzi. Son père, après avoir été chirurgien major dans un régiment de ligne, s'est marié dans sa ville natale, à Rennes, et s'y est consacré à la pratique de la médecine civile. Il a eu sept enfants qu'il a tous élevés convenablement. Seule, une fille est morte à treize ans ; les six autres sont tous bien établis.

Mme Ratazzi, elle, s'est mariée de bonne heure, presque au sortir du pensionnat des religieuses de Rennes, avec un employé des Postes, que l'accusation veut bien représenter comme honorable. Voilà certes une origine modeste, mais irréprochable ! et à défaut des titres ou de la richesse, nous nous trouvons, — ce qui vaut autant, — dans une de ces honnêtes familles françaises, de bonne bourgeoisie et de médiocre fortune, qui sont encore, quoi qu'on dise, la ressource, l'avenir et l'honneur de notre pays.

Je n'ai pas besoin de vous parler longuement de la personne même de ma cliente ; vous avez pu apprécier sa tenue, son éducation et son intelligence ; j'insiste seulement sur ce trait de son caractère que se plaisait à faire remarquer M. le Président lui-même : je veux dire une franchise indéniable, absolue, et qui ne s'est pas démentie un instant. Comment se fait-il donc qu'une femme si bien douée, si bien armée pour les luttes de la vie, soit devenue la femme d'affaires qui est assise aujourd'hui sur ce banc, et qu'on appelle la Ratazzi ? Une femme, ayant peu à peu perdu la notion exacte de ce qui est bien et de ce qui est mal, du juste et de l'injuste, de ce qui est l'honnête et de ce qui ne l'est pas. La recherche de ce problème n'est pas une des moindres curiosités de ce procès, et vous trouverez bon que je m'y arrête un peu.

Prenons la jeune fille au sortir du couvent des sœurs de Rennes. Elle est instruite, jolie, bien élevée. Comme presque toutes les jeunes filles sans dot, elle se marie avec un employé. M. Ratazzi était alors commis principal des postes à Rennes ; il fut successivement nommé à Bordeaux, à Tours, puis à Versailles. J'ai fait prendre des renseignements et je suis heureux de vous dire que le ménage a laissé partout les meilleurs souvenirs. Dans ces villes de province où chacun est si vite percé à jour, rien à reprendre, rien à dire que du bien.

M. Ratazzi a les meilleures notes à l'administration des Postes ; c'est un employé modèle. Son père qui avait épousé une demoiselle Renée de la Motte du Portal, était un ancien officier de la République et de l'Empire, qui avait pris sa retraite à Rennes, avec le grade de chef de bataillon. Ratazzi porte modestement le nom de ce vieux brave, qui est un grand nom chez nos voisins d'Italie, et le nom d'un proche parent, puisque le chef de bataillon et le père du ministre italien, Urbain Ratazzi, étaient frères.

De son côté, Mme Ratazzi est la meilleure des mères de famille. Elle s'était consacrée tout entière à l'éducation de ses deux enfants. L'aînée est une jeune femme, convenablement mariée, et qui est déjà mère de deux charmants petits enfants. Vous dirai-je que cette jeune mère vient chaque jour m'attendre, à la sortie du Palais ? Vous peindrai-je l'anxiété avec laquelle elle guette mon retour ! avec laquelle elle m'interroge et essaie de lire dans mes yeux les impressions que je rapporte de l'audience ? Le second enfant est un grand fils de dix-sept ans, qui allait être bachelier avant un an et qui se destinait à St-Cyr. Il lui faut renoncer à ces belles espérances et il va tout simplement s'engager dans un régiment d'Afrique.

Tout ainsi marchait donc à souhait, et si le ménage était peu fortuné, les industrieuses économies d'une femme de goût pourvoyaient à tout. En province, on vit de peu. Mais voilà que le commis principal des Postes, est nommé à Paris ! quelle satisfaction au premier abord ! Le fils aura plus de ressources pour ses études ; la jeune fille se mariera plus facilement et mieux. Oui ! mais comment faire pour vivre à Paris, avec trois mille cinq cents francs d'appointements ? comment faire, pour achever avec un si faible revenu, l'éducation de deux enfants ? Avant tout, me disait Mme Ratazzi, je tenais à ce que mes enfants fussent élevés comme je l'ai été moi-même, comme l'ont été tous mes frères et sœurs. Certes ! pauvre femme ; il ne fallait pas alors venir à Paris, dans ce grand Paris effrayant et dévorant. Votre père, le médecin de Rennes, a pu élever sept enfants, et pourvoir à tout, grâce à sa clientèle et au modeste train de la vie provinciale. Mais un employé des Postes ? Comment peut-il faire à Paris, avec deux enfants et trois mille cinq cents francs de traitement ?

Un jour vient, où la femme s'ingénie à trouver des ressources nouvelles, une amélioration aux nécessités du ménage. L'idée fixe qui hante l'esprit de toute femme d'employé, et qui est toujours la même, s'offre à la pensée de Mme Ratazzi : faire avancer son mari dans l'administration laborieuse à laquelle il a donné tout son temps. Cinq ou six cents francs de plus par an, cinquante francs par mois, rêve cette pauvre femme, ce serait presque l'aisance, et, à coup sûr, ce serait le salut ! A qui s'adresser cependant pour obtenir cet avancement, pour faire recommander son mari ?

Une femme, pour de telles démarches, a toujours plus d'initiative, d'énergie et d'audace qu'un homme. Mme Ratazzi entendait dire autour d'elle et partout, qu'il y avait à Paris, tout près du pouvoir, un homme obligeant entre tous, d'une obligeance presque légendaire. Jamais, disait-on, cet homme n'a laissé une lettre sans réponse ; lui-même ne vient-il pas de faire connaître à la France entière qu'il écrivait cent lettres par jour ! Mme Ratazzi écrivit à M. Wilson et fut aussitôt reçue à l'Elysée. Elle y fut bien reçue. Qui donc pourrait s'en étonner, sous un gouvernement démocratique, comme celui dont M. le Procureur de la République nous vantait l'autre jour les bienfaits ? Qui oserait se plaindre, que dans un état libre, les humbles et les petits trouvent libre accès auprès des grands et des puissants du jour ? Certes ce n'est pas moi et j'estime que c'est là la liberté véritable, l'égalité parfaite, la fraternité tant rêvée !

Donc Mme Ratazzi et M. Wilson, se sont occupés de l'avancement du commis des postes, et il n'y a rien de mieux au monde, M. le Procureur de la République a lu nombre de lettres de M. Wilson relatives à cet avancement. Mais M. Wilson, tant affairé, ne s'occupait pas seulement d'un modeste commis des postes qui méritait cet intérêt !

Dans le dossier de l'accusation, il est souvent question d'entremises fâcheuses, pour faire obtenir le ruban de la Légion d'honneur à des industriels qui le sollicitaient. Nous allons examiner tout à l'heure une de ces compromissions de M. Wilson, dont M. le Procureur de la République nous a dit, en affirmant hautement sa loyauté de magistrat républicain, qu'elles ne constituaient, ni de près, ni de loin, le délit d'escroquerie qui est reproché à ma cliente. Je ne demande pas mieux que d'en croire M. le Procureur de la République et je prends acte de ses affirmations, je vous demande même de les retenir, comme une prémisse du raisonnement que je vais développer.

Et maintenant je voudrais rappeler le seul document de jurisprudence, sur lequel M. le Procureur de la République a fondé toute sa prévention. C'est cet arrêt surprenant, de la Cour de cassation, du 30 janvier 1852, que j'ai vainement recherché dans les honnêtes cahiers de Dalloz, et que l'accusation a exhumé du Bulletin officiel des arrêts de l'époque. Voici le texte de cet arrêt, tel qu'il a été cité par M. le Procureur de la République :

Un maire qui s'est fait remettre certains objets, dans l'espèce : un jambon et un plat d'écrevisses moyennant promesse d'user de tout son crédit pour faire exempter un individu du service militaire, se rend coupable du délit d'escroquerie prévu par l'article 405 du Code pénal.

L'accusation affirme que rien dans son dossier ne saurait incriminer M. Wilson, et d'autre part elle prétend s'appuyer sur la doctrine de cet arrêt, pour faire condamner ma cliente. Permettez-moi donc, Messieurs, de réparer un oubli de M. le Procureur de la République et d'extraire à mon tour de son dossier cette lettre que M. Martineau, secrétaire de M. Wilson, adressait à Mme Ratazzi.

CHAMBRE DES DÉPUTÉS – Paris, 28 avril 1883. Madame, M. Wilson me charge de vous transmettre la réponse ci-jointe relative à l'affaire qui vous intéresse. Il ne perdra pas de vue cette affaire et il insistera si cela est nécessaire. Recevez, etc., etc. MARTINEAU.

« La réponse ci-jointe relative à l'affaire qui vous intéresse ? » Qu'est-ce à dire ? C'est une lettre du ministre du commerce M. Hérisson, qui promettait à M. Wilson, son collègue de la Chambre, d'employer tous ses efforts pour faire décorer un industriel, M. X., auquel s'intéressait Mme Ratazzi. Et M. Wilson, fait adresser cette lettre autographe d'un ministre, à celle qu'on appelle aujourd'hui la Ratazzi. Et cette lettre d'un ministre, encartée dans celle de M. Wilson est, le jour de la perquisition, saisie par la police, chez la Ratazzi !!

Voilà donc bien établi que M. Wilson a promis par lettre à la Ratazzi, d'user de toute son influence pour faire décorer un industriel quelconque. N'est-ce pas exactement le cas de ce maire de 1852, qui a été condamné comme escroc simplement pour avoir promis son influence afin de faire exempter un conscrit du service militaire ? Pas tout à fait, direz-vous, car il y manque quelque chose. Le maire de 1852 s'était fait remettre un jambon et un plat d'écrevisses. C'est vrai ; mais aussi bien je n'ai pas encore lu toute la lettre du secrétaire de M. Wilson. Or cette lettre contient en marge les deux lignes que voici : « M. Wilson vous fera adresser la Petite France et vous sera reconnaissant de la recommander à vos amis ».

Les abonnements à la Petite France ne représentent-ils pas assez exactement le jambon et le plat d'écrevisses qui ont suffi pour faire condamner notre maire de 1852 ? Je pense que vous trouverez l'analogie complète. Rassurez-vous cependant, nous n'avons pas coutume, au banc de la défense, d'accuser ni de dénoncer personne, et je veux, pour mon compte, le proclamer bien haut : j'estime que M. Wilson, pour avoir imposé des abonnements au journal qui lui est si cher ( entendez-le comme vous voudrez ) en promettant une décoration qu'il ne faisait même pas obtenir, n'est pas un escroc. C'est votre avis également, M. le Procureur de la République ; vous l'avez dit et répété solennellement.

Mais j'estime, de même, que le maire de 1852 ne devait pas et n'aurait pas dû être condamné pour avoir promis son influence et savouré quelques écrevisses. La vérité c'est que vous, magistrat républicain, vous avez eu tort de vous appuyer sur un arrêt qui appartient aux plus mauvais jours d'un gouvernement despotique, et qui date d'une époque où l'on confondait, trop volontiers, les arrêts et les services.

Votre prévention cependant croule de toutes parts, et vous êtes impuissant à l'étayer sur aucun texte probant ! C'est que vraiment, si les faits que vous reprochez à Mme Ratazzi sont blâmables, ils ne tombent pas sous le coup de la loi pénale, ni, dans tous les cas, sous le coup de votre terrible article 405. Ces faits, les voici dans toute leur simplicité :

Nous avons laissé Mme Ratazzi, dans le cabinet de l'Elysée, en tête à tête sérieux avec M. Wilson, qui lui promet d'abord de faire avancer son mari, puis qui en arrive bientôt à lui parler d'affaires d'une autre sorte. Je n'apprends à personne que M. Wilson, tient ouvertement, à l'Elysée, une véritable agence d'affaires de plus d'un genre, et la responsabilité n'en retombe certes pas sur ma cliente.

Le cabinet d'affaires de l'Élysée, dont la raison sociale pourra faire tant de tort à la raison politique, était depuis longtemps ouvert à tout venant et bien avant que Mme Ratazzi ne vînt à Paris. C'est à M. Wilson seul, messieurs, que ma cliente doit d'être devenue une femme d'affaires. Je ne conteste pas d'ailleurs qu'elle ait profité de ses leçons. Un jour un de ses amis, dont il est bien inutile de prononcer le nom, lui remet un billet de dix mille francs souscrit par le général d'Andlau et que cet ami désespérait absolument de recouvrer. Mme Ratazzi, plus entreprenante ou mieux avisée que ce monsieur, se présente chez le général et le poursuit bientôt jusqu'au Jockey-Club, ne craignant pas de l'arrêter au passage, et ne dédaignant pas de recueillir, à titre d'acompte la monnaie de poche du général. Une pièce qui figure au dossier témoigne qu'elle a reçu ainsi plusieurs milliers de francs du général, par petites sommes, qui se sont quelquefois abaissées jusqu'à vingt francs !

Mais le général d'Andlau, tout à l'exemple de M. Wilson, ne dédaignait pas les affaires, et tout comme lui, prenait du plaisir et du profit à rendre des services à son prochain. Bref, tous les deux étaient comme M. Jourdain, du Bourgeois gentilhomme, « qui se connaissait en étoffes, et qui en donnait à ses amis pour de l'argent. »

C'est ainsi que Mme Ratazzi fut amenée à présenter successivement au sénateur général comte d'Andlau, ces trois industriels, MM. Blanc, Vesseyre et Renault, que l'accusation considère comme des dupes et des victimes, mais qui sont en réalité des industriels considérables, très intelligents, et qui se disaient tout bas qu'un ruban ne saurait leur nuire.

Vous avez entendu, à cette audience, M. Blanc qui est un commerçant retiré, très riche, et qui vous a dit de lui-même, qu'il faisait beaucoup de bien. Peut-il être considéré comme une victime et une dupe de Mme Ratazzi. Mais il prétend ne l'avoir jamais vue ! Il avoue seulement qu'il a prêté de l'argent à M. d'Andlau et il montre la reconnaissance qui stipule 3 % d'intérêts. Est-il donc possible, messieurs, que vous reteniez ce fait, alors que la prétendue victime le conteste et ne se plaint pas ?

M. Renault, de son côté, est un industriel qui sollicite la croix depuis longtemps. Plusieurs demandes ont été adressées en son nom à la Chancellerie, et il paraît qu'il a été sur le point de réussir. Vous vous rappelez cette lettre imagée de M. le député Delattre, que vous a lue M. le procureur de la République. M. Delattre, écrivant à son ami, l'un des maris de Mme Limouzin, à propos de je ne sais plus quelle affaire, disait « Je suis sûr de réussir ; il n'y a plus que le coup de pouce à donner ! » Eh bien, M. Renault ne connaissait personne capable de lui prêter cet appui précieux, et qui pût donner « le coup de pouce » nécessaire.

Mme Ratazzi se borna, elle, à le conduire chez le général d'Andlau, qui, dans un autre langage que M. le député Delattre, promit son appui et son concours. Direz-vous que le général d'Andlau n'avait pas d'influence et que ses promesses étaient illusoires, qu'il faisait ainsi concevoir « l'espoir d'un crédit chimérique » pour parler comme le Code ? Mais n'est-il pas toujours sénateur, général en retraite, commandeur de la Légion d'honneur, et ce qui n'est pas à la portée de tous, comme la Légion d'honneur, membre du Jockey-Club ?

Sans doute le général d'Andlau a reçu de l'argent de M. Renault, qui, sur le conseil de ma cliente, le lui a remis « pour ses pauvres ». Mais je cherche vainement en cela le délit. Je n'excuse pas cet odieux trafic, et d'aussi lamentables compromissions, surtout chez un homme comme M. le comte d'Andlau ; mais je prétends que l'escroquerie n'existe pas dans le fait de recevoir de l'argent contre la promesse d'une recommandation pour la croix.

Enfin, j'arrive au fait de M. Vesseyre que nous n'avons pas vu et qui n'a pas déposé comme témoin. Il s'est fait excuser, parce qu'il avait, paraît-il, la sciatique ! Je comprends l'embarras de ce galant homme, qui est conseiller général de son canton, et qui a, dans la Haute-Loire, une grande situation. M. Vesseyre a supplié Mme Ratazzi de le conduire chez le général d'Andlau, parce qu'il comptait sur la protection du général, pour obtenir la croix qu'il sollicitait comme les autres. Dans l'instruction écrite, M. Vesseyre aurait dit qu'il avait pris Mme Ratazzi pour une très grande dame, pour Mme la comtesse de la Motte du Portal. C'est pour cela seulement que je regrette l'absence de M. Vesseyre, car je suis obligé de vous montrer que sa déclaration écrite n'est pas exacte, et j'aurais mieux aimé qu'il vous l'eût dit lui-même.

C'est au mois d'avril 1886, que M. Vesseyre a connu Mme Ratazzi. Eh bien, l'accusation a saisi et conservé dans son dossier, toutes les lettres de M. Vesseyre à Mme Ratazzi. Il y en a deux qui sont précisément d'avril 1886. Que disent-elles ? Toutes la même chose.

Chère Madame, j'arriverai à Paris la semaine prochaine et vous me conduirez chez notre brave général ! etc., etc.

A qui sont-elles adressées ? à Mme la comtesse de la Motte du Portal ? Non. Toutes, sans aucune exception, portent cette suscription, très simple et toute démocratique : A Madame Ratazzi, 28, rue Milton ( Paris ).

Comment l'accusation peut-elle, après cela, retenir l'usage d'un faux nom et d'une fausse qualité ? Comment soutenir, comme le veut la jurisprudence, que cet usage d'un faux nom a été la cause efficiente de la remise des sommes ? Mais vous savez très bien le contraire, et Mme Ratazzi n'a pris quelquefois le nom véritable de sa belle-mère, que parce qu'elle venait d'être condamnée à trois mois de prison, pour avoir voulu acheter M. Michelin, aujourd'hui député, alors président du conseil municipal de Paris. Ce procès avait fait grand bruit et Mme Ratazzi ne pouvait depuis se présenter nulle part sans attirer l'attention.

Qu'elle ait été justement condamnée alors ? soit ! mais ce n'est pas une raison pour la condamner aujourd'hui ! Elle avait voulu corrompre un fonctionnaire municipal, comme dit la Cour de cassation dans son arrêt de 1885 ; et vous avez alors assurément bien fait de lui appliquer la loi sur la tentative de corruption d'un fonctionnaire public. Cependant, puisqu'on reproche à ma cliente ce fâcheux antécédent, je veux au moins vous montrer, comment, alors comme aujourd'hui, elle agissait sans se rendre compte de la valeur de ses actes. Voici exactement ce qu'elle écrivait à M. Michelin sans précautions et sans détours, en signant sa lettre de son nom accompagné de son adresse :

M. Michelin est prié d'accepter ce bon de 300,000 francs, qui sera payé à vue, si M. Michelin peut faire avoir les concessions du boulevard Haussmann.

Quel sans-gêne, ou quel incroyable excès de franchise ! C'est là, messieurs, toute la femme que vous avez à juger. Elle a, comme je vous le disais en commençant, perdu peu à peu les notions de délicatesse et de droiture qui l'empêchent de discerner clairement ce qui est bien d'avec ce qui est mal. Aujourd'hui encore, elle ne peut pas imaginer qu'elle ait mal fait, je ne dis pas au point de vue du Code, ce qui est certain ; mais au point de vue de la morale et de l'ordre public ; et vous savez que je ne la défends pas sur ce terrain. Écoutez cette lettre qu'elle écrivait à son mari de la prison de Saint-Lazare, et qui a été, comme les autres, saisie et retenue par l'accusation :

Mon cher Victor, je t'en prie, va voir tout de suite mon juge d'instruction et obtiens une mise en liberté. Tu sais bien que je ne suis pas coupable. Je n'ai rien fait que présenter trois messieurs au général d'Andlau, et je n'ai rien reçu d'eux et on me garde. Je n'ai reçu que du général pour m'acheter un bibelot. C'est affreux. Mais on me relâchera, car je ne suis pas coupable. Pardonne-moi le mal involontaire que je vous cause et embrasse nos chers enfants. TA CAROLINE.

N'est-il pas vrai qu'elle ne sait pas, qu'elle ne comprend pas. Messieurs, je termine : J'estime que ces débats sont regrettables à tous les points de vue. Je ne connais rien de détestable, comme ces honteuses compromissions qui avaient pour objet, non l'honneur, qui échappera toujours à de pareilles atteintes, — mais le signe même de l'honneur, qu'on risque ainsi d'avilir. Je souhaite qu'une loi intervienne au plus tôt pour condamner et flétrir ce coupable trafic ; mais cette loi n'existe pas, et jusqu'à ce qu'elle soit édictée vous ne pouvez juridiquement condamner les prévenus.

Dans les temps troublés où nous vivons, c'est à vous, magistrats, qu'il appartient d'appliquer la loi exactement, strictement et restrictivement quand c'est une loi pénale, également pour tous, toujours et dans tous les cas. L'article 405 du Code pénal, ne saurait être appliqué aux prévenus, et c'est pourquoi je conclus comme j'ai commencé, à la nécessité juridique de leur acquittement.

PLAIDOIRIE DE Me VILLETARD DE PRUNIÈRES POUR Mme DE SAINT-SAUVEUR

Messieurs, Parmi les tristesses de cette affaire, tristesses qui vont grandissant chaque jour, il en est une que vous avez sûrement éprouvée. Tous les prévenus, dont vous avez entendu la défense, sont venus soutenir, victorieusement à mon sens, l'absence de tout caractère délictueux dans les actes qui leur sont reprochés ; mais tous ont reconnu en même temps l'existence de ces actes, et ont avoué par là même leurs défaillances morales.

Voici une femme qui, seule, parmi tous les prévenus, vient discuter, non pas la loi, mais l'acte même dont on l'accuse ; qui, seule, vient affirmer, non seulement qu'elle n'a pas commis de délit, mais qu'elle n'a même pas commis de faute, et qui, dès le premier jour, a protesté avec indignation contre la calomnie dirigée contre elle. Est-ce qu'il n'y a pas dans cette protestation un soulagement et presque une consolation ?

Cependant, Mme de Saint-Sauveur a été traduite devant vous, et j'ose dire que si la prévention n'a pas été abandonnée à son égard, c'est qu'on avait su créer autour d'elle une légende fantastique. J'ai donc à détruire cette légende. Je le ferai par des documents et par des actes.

Mlle Costard, née en Bretagne et venue de bonne heure à Paris, y créait, il y a plus de vingt ans, une fabrique de formes pour modes. Accablée par plusieurs faillites successives, elle était contrainte en 1865 de déposer son bilan, j'ai le droit de dire que de cette faillite elle est sortie à son honneur, car ayant obtenu un concordat à 25 %, elle avait payé, au bout de quelques années, 94 % à ses créanciers. 1870 arrive. Et alors va naître la légende dont j'ai parlé. On a dit, dans une note qui a été reproduite par toute la presse, que Mlle Costard avait passé des marchés « véreux » avec le gouvernement de la Défense nationale, et que depuis cette époque elle s'était constamment adonnée à des affaires plus douteuses encore. Voici la vérité :

Présentée à M. Clément Duvernois, appréciée par lui pour son intelligence et son activité, Mlle Costard s'est vu confier, en effet, des marchés importants. Elle les a exécutés loyalement. Et dans son rapport à l'Assemblée nationale, la commission des marchés, dont on sait le peu de bienveillance à l'égard des fournisseurs, n'a exprimé aucun blâme contre Mlle Costard ; le nom de cette dernière ne figure même dans ce rapport qu'à l'occasion d'un seul marché, où elle n'avait été qu'un intermédiaire et dont elle n'avait tiré aucun profit.

Depuis cette époque, quelles ont été les affaires où Mlle Costard se soit trouvée mêlée ? Vous savez quelle fièvre de spéculation a agité toute la France dans les années qui ont précédé le krach de 1883 : or, il n'est aucune des spéculations inavouables des sociétés de fantaisie innombrables de cette époque, où paraisse le nom de Mlle Costard. C'est ainsi que nous arriverons à l'année 1886, où Mlle Costard épouse M. de Saint-Sauveur.

Je ne veux pas, messieurs, ajouter à la douleur de toute une famille en vous donnant des explications sur l'honorabilité parfaite de ses membres ; mais une nouvelle calomnie a été répandue par certains journaux. On a dit que M. de Saint-Sauveur avait intenté une action en divorce contre sa femme. J'ai la mission de déclarer que M. de Saint-Sauveur apporte un démenti absolu à cette assertion, et qu'il attend impatiemment le moment où vous lui rendrez sa femme.

Vous connaissez, messieurs, le procès de Mme de Saint-Sauveur. C'est sur la dénonciation de Mme Ratazzi qu'elle a été arrêtée et poursuivie. Après l'avoir faussement considérée comme le « principal lieutenant de l'agent d'Andlau », on a réduit la prévention contre elle au fait Blanc, auquel je me restreindrai dans ma discussion. Et tout d'abord permettez-moi de me demander dans quel intérêt le ministère public a cru devoir retenir le fait dont s'agit. Ce n'est pas dans l'intérêt de M. Blanc, puisque celui-ci proteste et affirme qu'il n'a jamais été la victime d'aucune tentative d'escroquerie. Ce serait donc pour donner satisfaction à l'opinion publique.

Eh bien, l'opinion publique, laissez-moi vous dire qu'elle se désintéresse de cette question. Elle vise plus loin et plus haut. Si les bruits de la ville ne sont pas parvenus jusqu'à vos oreilles, monsieur l'avocat de la République, vous avez dû être averti par les incidents de ces audiences. Vous avez vu, lorsqu'a été prononcé pour la première fois un nom que vous savez bien, quelle émotion soudaine a secoué tout cet auditoire. Si l'opinion publique suit ces débats avec un intérêt passionné, c'est moins à cause de ceux qui y figurent qu'à cause de ceux qui n'y sont pas. Elle se soucie peu que certains hommes aient voulu payer la décoration et que quelques affamés d'argent aient exploité leurs désirs. Ce qu'elle entend savoir, ce n'est pas si l'on a voulu acheter la croix, mais s'il s'est trouvé des gens pour la vendre.

L'opinion publique ! Elle a, messieurs, un écho fidèle : l'Assemblée des représentants du pays. Et cette Assemblée, si divisée sur les questions politiques, toujours unie lorsqu'il s'agit de patriotisme et d'honneur, quand elle a su ceux que la justice estimait être les seuls coupables, s'est trouvée par deux fois presque unanime pour décider de rechercher les autres ! Que le ministère public n'invoque donc ni l'opinion publique ni l'intérêt particulier de M. Blanc. Justifie-t-il au moins sa poursuite par l'évidence des preuves qu'il apporte ? Il n'en donne qu'une, la dénonciation d'une femme qu'il considère lui-même comme indigne.

Cette femme, messieurs, ne peut être crue par vous, car elle a menti effrontément dans l'instruction du procès. Elle a accusé M. Wilson d'avoir trafiqué de la Légion d'honneur. Puis le soir du même jour, dans une entrevue dont je ne veux pas rechercher les détails, elle s'est rétractée. Elle a donc menti. Est-ce le matin, est-ce le soir ? Peu m'importe. Mais il est certain qu'elle a menti. Elle a menti encore en ce qui concerne Mme de Saint-Sauveur ; car, après avoir porté contre elle, à l'instruction, des accusations graves et précises, elle a rétracté ou refusé de renouveler à l'audience ces mêmes accusations. Comment donc le ministère public peut-il encore ajouter foi aux premières déclarations de Mme Ratazzi ?

Il n'invoque qu'un seul motif : Mme Ratazzi devait dire la vérité, car en accusant Mme de Saint-Sauveur, elle s'accusait elle-même, et parlait contre son propre intérêt. Le ministère public se trompe, que pouvait craindre Mme Ratazzi en ajoutant un fait à ceux pour lesquels elle se trouvait déjà poursuivie ? Une peine plus sévère ? Mais condamnée il y a deux ans à trois mois d'emprisonnement, elle n'a jamais subi de peine, bien qu'elle n'ait pas été graciée. Et elle s'est vantée, paraît-il, de ne pas subir davantage celle à laquelle elle se trouve maintenant exposée. Elle ne se compromettait donc pas en accusant faussement Mme de Saint-Sauveur.

Elle servait au contraire son intérêt et voici comment : On a beaucoup parlé, au cours de ce procès, de deux agences, qui auraient été dirigées par le général d'Andlau et par Mme Limouzin. Il en est une troisième, où aboutissaient les deux autres. Je n'ai pas plus de désir d'attaquer M. Wilson que M. l'avocat de la République n'en avait hier de le défendre ; — moins encore, peut-être ; — je remplis mon devoir de défenseur en rappelant l'existence de l'agence dont je parle et en affirmant que Mme Ratazzi n'était qu'un des principaux courtiers.

A peine, en effet, cette dernière s'était-elle fait présenter à Mme de Saint-Sauveur, qu'elle lui vantait ses rapports suivis avec M. Wilson ; elle lui offrait des dragées envoyées par M. Wilson à l'occasion du baptême de sa fille, elle lui montrait enfin de nombreuses lettres de M. Wilson. Ces lettres ont été retrouvées et saisies chez Mme Ratazzi. Ce ne sont point des lettres banales, de simples formules officielles. M. Wilson y demande à plusieurs reprises à Mme Ratazzi de le venir voir ; il la prie d'amener sa sœur ; il lui envoie des invitations aux bals de l'Élysée pour elle et pour les personnes dont elle lui fournit la liste. Ses lettres sont, en un mot, la preuve éclatante des relations d'affaires existant entre celui qui les a écrites ou dictées et Mme Ratazzi.

Eh bien, l'intérêt évident de celle-ci a été et est encore de dissimuler ses relations. Depuis une certaine période de l'instruction, elle a constamment cherché à détourner l'attention de la justice des affaires où M. Wilson se trouvait mêlé ; c'est dans ce but qu'elle a voulu attirer dans ce procès des personnes qui par leur nom ou leur situation peuvent retenir l'attention du public. Elle a choisi Mme de Saint-Sauveur parce que ce choix lui permettait en même temps de satisfaire une vengeance féminine à l'égard d'une femme qui, à la suite de certains faits, ne lui avait pas dissimulé son peu d'estime.

Ainsi donc, par cette accusation, Mme Ratazzi trouvait le moyen de concilier à la fois son intérêt et sa rancune. Que devient alors la thèse du ministère public, estimant invraisemblable qu'elle ait lancé une accusation fausse ? La vraisemblance, messieurs, la voici : c'est que si Mme de Saint-Sauveur avait voulu se mêler au trafic des décorations, elle n'eût pas eu recours à Mme Ratazzi ; connaissant elle-même et depuis plus longtemps, le général d'Andlau, lui ayant autrefois rendu service, elle se fût adressée directement à lui et eût répudié tout intermédiaire et tout partage des bénéfices.

Vous êtes donc en présence d'une accusation, non seulement dénuée de toute preuve, mais absolument invraisemblable. Il y a plus encore : Si l'on admettait même la vérité des faits tels que Mme Rattazzi les a présentés dans son interrogatoire définitif, il serait impossible d'y découvrir les éléments de l'escroquerie ou même de la tentative d'escroquerie. Le rôle de Mme de Saint-Sauveur se serait en effet borné à recevoir dans son salon les personnes qui se sont ensuite concertées pour faire payer par M. Blanc une promesse de décoration. Si vous aviez, messieurs, à juger en droit, vous diriez sûrement qu'il est impossible de trouver dans ce fait les caractères du délit prévu par l'article.

Mais, messieurs, je ne demande pas un acquittement fondé sur le défaut de qualification des faits : ce serait encore pour Mme de Saint-Sauveur une flétrissure qu'elle ne mérite pas. Ce que je vous demande, c'est de déclarer que Mme de Saint-Sauveur n'a pas commis les actes qu'on lui reproche, qu'elle ne s'est pas mêlée au commerce des décorations, et qu'elle est ici victime d'une odieuse calomnie de Mme Ratazzi.

J'espère avoir fait passer ma conviction à cet égard dans vos consciences. Mais alors même qu'il subsisterait un doute dans vos esprits, l'acquittement de Mme de Saint-Sauveur s'imposerait encore comme une nécessité. Mme Ratazzi s'est rétractée à l'instruction en ce qui concerne les faits qu'elle reprochait à M. Wilson ; elle a rétracté en partie, à l'audience, les accusations portées par elle contre Mme de Saint-Sauveur. Le rapprochement de ces deux faits indique au Tribunal la décision qu'il doit rendre.

J'ai foi dans la justice de mon pays, je la crois bonne pour les faibles, égale pour tous. Aussi quand je vois la rétractation d'une accusatrice faire écarter de ce procès un homme influent et haut placé, je me refuse à croire qu'une rétractation analogue n'ait pas le même effet, alors qu'il s'agit d'une femme sans protecteurs et sans appui. Je me dis que la justice ne peut pas frapper une femme dont la culpabilité est au moins douteuse ; alors qu'elle n'a pas pu ou qu'elle n'a pas su atteindre ceux dont la participation à tant de manœuvres et d'intrigues est une certitude morale.

PLAIDOIRIE DE Me RAOUL DE VENZEL POUR Mme DE COURTEUIL

Messieurs, lorsque j'ai reçu de Mme Véron de Courteuil la mission que je viens accomplir devant vous, je me suis préoccupé de ce que seraient, tout à la fois, mon devoir et mon rôle dans ce triste débat ; ma tâche, après le réquisitoire de M. l'avocat de la République, a été singulièrement simplifiée ; je suis et veux rester, pour ma défense, placé du côté des infiniment petits, et, sans préoccupation aucune, j'accepte simplement, mais sincèrement, dans l'intérêt de ma cliente, ce rôle effacé.

J'aborde immédiatement le fait Fargue, le plus important, le plus fécond en incidents de toutes sortes, des deux qui sont relevés par la prévention. La fatalité, n'en doutez point, messieurs, en a voulu à ma malheureuse cliente, le jour où celle-ci, ouvrant au hasard le Bottin pour savoir celui des commerçants auxquels elle allait offrir la croix, est tombée précisément sur le nom de M. Fargue, ce bijoutier dont il nous a fallu entendre hier la déposition.

Rien assurément ne prédestinait M. Fargue à la proposition de lui faire obtenir la croix que lui réservait Mme de Courteuil, le 18 septembre dernier. Et, cependant, sans intention malveillante aucune, sans le moindre esprit de dénigrement, je dois dire ici que les entreprises humanitaires de M. Fargue n'avaient trompé personne au point de vue du but final poursuivi par leur auteur dans le quartier où le sieur Fargue exerce son industrie et que je ne nomme point uniquement pour ménager sa modestie, s'il est encore présent à cette audience. On le savait, on le sait encore très ambitieux, avide de réclame et désireux par-dessus tout d'accrocher quoi que ce soit à sa boutonnière. C'est dans ces sentiments que M. Fargue a accueilli la visite de Mme Véron de Courteuil et accepté, en apparence du moins, sa proposition.

Quant à ma cliente, messieurs, qui avait entendu dire au Bois, au club des Panés, en chemin de fer, que la croix d'honneur se vendait, elle est allée offrir le ruban rouge à M. Fargue, ainsi qu'elle l'a déclaré à l'instruction d'abord, et à cette audience ensuite, comme elle l'eût fait pour des oranges. Pour elle aucune différence autre que celle de la couleur des marchandises offertes. Je n'ai pas à défendre ici le sens moral de ma cliente : sa culpabilité pénale seule m'occupe et je passe. Mais à quelles conditions offrait-elle la croix à M. Fargue ? Avant d'aller plus loin, je rappelle pour mémoire qu'elle commençait par se présenter sous son nom, bien que je fasse quelques réserves à cet égard, et donnait sa véritable adresse. Et qu'elle fût Mme Véron tout court ou de Courteuil, inconnue comme elle l'était de M. Fargue, son crédit auprès de celui-ci devait rester le même dans l'un ou l'autre cas, c'est-à-dire absolument nul.

Elle a dans ces conditions proposé la croix moyennant une somme principale de 40,000 francs, destinée exclusivement à un très haut et très puissant personnage, chez lequel lui, Fargue, serait conduit par un M. Bayle, dont elle lui laissai l'adresse, et une somme de 10,000 francs, celle-là constituant une commission pour les intermédiaires s'occupant de l'affaire, qui ne serait — condition expresse — touchée par ceux-ci qu'après la nomination de M. Fargue à l'Officiel. Rien à payer d'avance aux courtiers de cette opération, si ce n'est toutefois la somme de 40,000 francs, dont aucun des deux prévenus assis sur ces bancs ne doit profiter et qui est réservée au personnage mystérieux que ne connaît pas Mme de Courteuil, que Bayle n'a jamais voulu lui désigner, dont elle ne peut dire par suite le nom à M. Fargue.

Or, M. l'avocat de la République a déclaré hier, et nous pensons avec lui que ce trafic de décorations ainsi conduit, ainsi perpétré, est chose ignoble, immorale, mais que ce n'est point un délit. Vous savez le reste : Mme de Courteuil a pris congé de Fargue. Puis celui-ci, qui sait qu'un bijoutier ne saurait être trop bien avec le commissaire de son quartier, va confier le cas à ce magistrat. Sa conduite, si digne d'éloges au regard de la prévention, s'explique surtout par la conviction où est M. Fargue que la négociation ne peut aboutir. Et sur le conseil, paraît-il, de M. le commissaire de police, le sieur Fargue de se mettre en mouvement, de devenir l'auxiliaire le plus actif, le plus dévoué de la police.

A cette époque si troublée, M. Taylor, le chef de la sûreté, passait pour être malade. Mais qu'on se rassure, la vindicte publique veille : M. Fargue est là ? Il écrira à Mme de Courteuil de venir le trouver; il voudra avoir des rendez-vous avec Bayle, par lequel il se fera payer des consommations ; il se fera suivre d'un agent de la sûreté ! Il réussira enfin à perdre deux êtres parfaitement honnêtes qui ne lui ont fait aucun mal, après s'être fait l'agent provocateur de toutes ces imprudences qui les amènent aujourd'hui devant vous. L'opinion publique appréciera.

En résumé, vous ne retiendrez à la charge de Mme de Courteuil pour ce premier fait aucun des éléments constitutifs d'escroquerie. Le fait Taisne est-il plus grave, plus compromettant pour ma cliente ? En aucune espèce de façon ! Taisne, vous vous le rappelez, messieurs, est ce bon petit jeune homme qui est venu déposer à votre barre que Mme de Courteuil s'est présentée un jour chez lui, se donnant pour la veuve d'un diplomate étranger, et lui a offert la croix. Taisne, qui est architecte de son métier, vous a déclaré qu'il avait repoussé avec indignation cette proposition. Sa modestie se serait tout particulièrement trouvée froissée de cette offre. C'est à tort que M. Taisne a prétendu que Mme de Courteuil s'était donnée à lui comme la veuve d'un diplomate étranger. Il n'en a rien été. Au surplus, Mme de Courteuil n'a jamais été mariée.

Ma cliente s'appelle, de son vrai nom, Marie Véron, et appartient à une famille des plus honorables, qui reste navrée de la voir assise sur ces bancs sous l'inculpation de faits qu'elle n'a pas commis. Si elle a pris le nom de M. de Courteuil, c'est qu'elle est « demoiselle » et qu'elle n'a pas voulu qu'on la confondît — c'est elle qui l'a déclaré — avec une personne portant le même nom et habitant comme elle, 15, rue de la Faisanderie. Pas plus pour le fait Taisne que pour le fait Fargue, il n'y a lieu de retenir la prévention.

Dans ces conditions, qu'allez-vous faire de cette malheureuse femme, sans antécédents judiciaires et d'une honorabilité irréprochable ? Elle a subi un long mois de souffrances de toute nature. Sa famille entière lui tend les bras ; vous la lui rendrez. Vous l'avez déjà compris, Messieurs, votre sévérité ne doit point sévir sur ce banc, et j'attends avec confiance votre décision.

PLAIDOIRIE DE Me DESCHARS POUR BAYLE

Messieurs, Avant d'aborder l'examen des faits relevés par la prévention contre mon client, permettez-moi de vous exposer brièvement ses antécédents. Issu d'une excellente famille du Béarn, M. Bayle, destiné au barreau par sa famille, a dû renoncer à plaider dans son pays à cause d'une maladie du larynx. Il est venu à Paris où il s'est élevé par son travail à des situations importantes dans diverses affaires financières et industrielles. En dernier lieu, ruiné par les conséquences du krach, il a dû abandonner les grandes entreprises pour chercher dans des milieux d'affaires moins élevés les ressources nécessaires à la vie de sa famille.

Comment M. Bayle est-il arrivé à essayer de trafiquer d'une décoration ? Au milieu de toutes ses affaires et au-dessus de tous ses projets, M. Bayle poursuivait l'idée de la constitution d'un Crédit Mobilier Agricole. Ce projet, il fallait le faire patronner par quelqu'un qui pût ouvrir à son auteur les portes du ministère de l'agriculture. Un ami commun mit en relations M. Bayle avec M. le général d'Andlau. C'est au cours de leurs entretiens que M. Bayle reçut du général la proposition d'une croix à vendre, moyennant la somme de 40,000 fr. qui demeurerait définitivement acquise après nomination au Journal officiel.

Poussé tant par le désir d'être utile à son protecteur que par la nécessité et l'espérance de gagner une commission, M. Bayle s'est occupé de cette affaire. Le Tribunal a entendu M. Fargue mis en rapport avec M. Bayle par Mme Véron. Ce témoin intelligent et probe ne put croire qu'un trafic pareil pût réellement exister et c'est sur le conseil du commissaire de police de son quartier qu'il donna suite à l'affaire. Il croyait au début, comme il l'a répété à l'audience, être mis en présence d'un homme de paille, d'un être imaginaire ; les magistrats savent maintenant qu'effrayé de voir que Mme Véron aboutissait au général sénateur comte d'Andlau, il se retira, interrompant de lui-même toute relation avec Fargue, et il est venu dire à la barre, convaincu de la réalité du crédit qu'on lui présentait : « Non, je n'ai pas été volé ! » Ce qui veut dire en langage juridique : « Je n'ai pas été escroqué ! » La prévention veut pourtant faire de Fargue une dupe malgré lui.

Eh bien non, M. Fargue n'a pas été escroqué, parce que Bayle lui est apparu comme un courtier, comme un agent matrimonial, opérant sur une matière qui n'est pas dans le commerce sans doute, mais opérant régulièrement, sans se faire remettre aucune somme d'avance, et ne demandant le prix de son mandat qu'après succès, c'est-à-dire après que la nomination du candidat au ruban rouge aurait fait l'objet d'un décret. M. Fargue n'a pas été escroqué parce que, ainsi qu'il l'a dit lui-même, on l'a fait juge du crédit du personnage qui lui offrait, non pas la décoration dont il ne dispose pas, mais son concours et le concours des personnages haut placés avec lesquels il était en relations étroites.

La théorie du ministère public en matière d'escroquerie est que l'intervention d'un tiers transforme un simple mensonge en une manœuvre. Un individu se vante, à l'exclusion de toute manœuvre, d'un crédit dont il ne jouit pas, ce n'est qu'un mensonge ; il fait affirmer son crédit par un tiers, l'intervention du tiers constitue la manœuvre et transforme le mensonge en escroquerie.

Mais ne faut-il pas, sans s'arrêter à la discussion de ce système, pour qu'il y ait délit, que l'élément de la mauvaise foi, de l'intention apparaisse. Ne faut-il pas que le tiers qui va devenir l'agent de la manœuvre sache lui-même qu'il trompe, qu'il joue un rôle de compère ? Assurément, sans quoi ce tiers n'est plus qu'un complice inconscient et par conséquent irresponsable devant la loi pénale.

N'est-ce pas le cas de M. Bayle, qui a donné toute son intelligence et une grande partie de son temps à ce projet de Crédit Mobilier Agricole, et qui, lorsqu'il veut le faire aboutir, bénit comme le commencement du succès le jour où il est mis en relations avec le général d'Andlau. Mais, si au lieu d'être gêné il était riche ; si, riche, il n'était pas retenu par ce sentiment de délicatesse qui défend à tout honnête homme d'acheter la faveur ou la réussite à prix d'argent, il offrirait lui-même un cadeau au comte d'Andlau, pour ses bonnes œuvres, tant il a foi dans l'influence de celui-ci auprès des maîtres du jour !

La bonne foi de Bayle est donc évidente et, par suite, le Tribunal n'hésitera pas à l'acquitter, réservant ses sévérités pour une autre heure, quand il aura à juger les vrais coupables.

LE JUGEMENT

Par suite du sursis et de la mise en liberté provisoire accordés à Mme Limouzin, Lorentz et au général Caffarel, le Tribunal n'avait plus qu'à se prononcer sur les faits relevés par la prévention contre M. d'Andlau, Mme Ratazzi, Mme de Saint-Sauveur, Mme de Courteuil et Bayle. Il rend le jugement suivant ( 14 novembre 1887 ) :

Le Tribunal,

Attendu que de l'instruction et des débats résulte la preuve que depuis moins de trois ans, à Paris, le général comte d'Andlau, dont la situation pécuniaire était depuis longtemps déjà très embarrassée et qui avait perdu toute influence, voulant à tout prix se procurer de l'argent, tenait en son domicile une véritable agence de trafic de décorations ;

Que, pour l'aider dans ces opérations, il a eu recours à plusieurs personnes chargées par lui de rechercher des gens qui, pouvant désirer la croix de la Légion d'honneur, pouvaient en même temps lui verser des sommes d'argent variant de 10 à 50,000 francs, sous la forme de prêts ou même de dons, en échange de la promesse qui leur serait faite de les faire décorer, promesse que le général comte d'Andlau, aussi bien que ses auxiliaires, savait parfaitement ne pouvoir et ne devoir jamais être réalisées ;

Attendu qu'il est constant que dans le courant de l'année 1885, un sieur Soudée a rencontré chez la femme Despréaux de Saint-Sauveur, où il avait été conduit par un nommé Buy, agent d'affaires, une autre femme qui s'est présentée à lui sous le nom de Mme de la Motte du Portal, et qui n'était autre que la femme Ratazzi, qui avait d'ailleurs le plus grand intérêt à dissimuler son nom par suite d'une récente condamnation pour tentative de corruption de fonctionnaires ;

Que Soudée et la femme Ratazzi ayant parlé de décorations et la femme Ratazzi ayant dit qu'elle connaissait un général, sénateur, le comte d'Andlau, qui pourrait faire donner la croix de la Légion d'honneur à la personne qui lui serait présentée par elle, il fut immédiatement convenu que Soudée en parlerait à un de ses amis, nommé Blanc ;

Que, quelques jours après, rendez-vous fut pris à un jour indiqué par le général d'Andlau lui-même, entre Soudée et Blanc, d'une part, et la femme Ratazzi, de l'autre ;

Que, ce jour-là, la femme Ratazzi, ainsi qu'elle le déclare elle-même, introduisit Blanc et Soudée dans le salon du général d'Andlau ;

Que, lors de cette présentation, le 10 janvier 1886, Blanc, se conformant aux instructions qui lui avaient été données, déposa 20,000 francs entre les mains du général d'Andlau, en lui disant que c'était pour ses pauvres, ajoutant toutefois que le général ne pourrait disposer de cette somme que le lendemain du jour où sa nomination comme chevalier de la Légion d'honneur serait parue au Journal officiel ;

Que bien que Blanc ait prétendu qu'il avait fait un prêt pur et simple de 20,000 francs au général d'Andlau, remboursable à un ou deux mois de vue et à 3 % d'intérêts annuels, il n'est cependant pas douteux pour le Tribunal que cette remise de 20,000 francs n'a été faite par Blanc que sur la promesse formelle à lui faite par le général comte d'Andlau de le faire décorer ;

Que cette promesse absolument illusoire, n'ayant jamais été réalisée, Blanc voulut se faire rembourser ; qu'il menaça alors de poursuites, obtint de d'Andlau l'acceptation de traites qui furent protestées à leurs échéances, et que ce n'est que sur des menaces nouvelles qu'il put obtenir le payement de deux acomptes s'élevant ensemble à 5,000 francs seulement ;

Que de l'aveu fait par la femme Ratazzi, il résulte que le jour même du dépôt fait par Blanc dans les circonstances sus-énoncées de la somme de 20,000 fr. entre les mains du général d'Andlau, ce dernier lui a remis la somme de 5,000 francs ;

Que la femme Ratazzi a tellement considéré cette somme comme étant le prix de sa coopération, qu'elle a remis, suivant son dire, 2,000 francs à la femme de Saint-Sauveur et 1,000 francs à Buy qui lui avaient fait connaître Soudée et Blanc ;

Que la femme Ratazzi a déclaré qu'elle avait fait connaître les noms de ces intermédiaires au général d'Andlau ;

Attendu que la femme de Saint-Sauveur, tout en reconnaissant que Soudée lui avait été amené par Buy et que c'était chez elle que, sous le nom de Mme de la Motte du Portal, la femme Ratazzi s'était mise en rapport avec Soudée, nie d'une manière formelle avoir jamais entendu parler de Blanc et avoir reçu une somme quelconque de la femme Ratazzi pour cette affaire ;

Attendu que si, de ce qui précède, il résulte que la femme Ratazzi et le général d'Andlau, en faisant usage d'un faux nom, en abusant des qualités de sénateur, de général, et de comte d'Andlau, en faisant intervenir des tiers, en recourant à cette mise en scène lors de la présentation de Blanc dans le salon du général d'Andlau, et en promettant une chose qu'ils se savaient sans crédit pour faire obtenir, ont employé des manœuvres frauduleuses pour se faire remettre des fonds par un sieur Blanc, il n'est point suffisamment établi que la femme de Saint-Sauveur ait pris sciemment une part active à toutes ces manœuvres pouvant permettre au Tribunal de la retenir dans la cause ;

Attendu qu'il est également constant pour le Tribunal qu'au mois de mars 1886, la femme Ratazzi, prenant la fausse qualité et le faux nom de comtesse de la Motte du Portal, rencontrant un sieur Meunier chez l'agent d'affaires Buy, lui offrit de le faire décorer, lui, ou, à défaut, l'un de ses amis ;

Que Meunier n'ayant pas cru pouvoir accepter pour lui-même cette offre de décoration, présenta un sieur Renault à la prétendue comtesse de la Motte du Portal ;

Que celle-ci, après avoir avisé le général d'Andlau du jour et de l'heure où elle lui conduirait Renault et lui avoir rappelé le faux nom dont elle se servait, donna rendez-vous au sieur Renault ;

Qu'avant de monter chez le général, la femme Ratazzi recommanda à Renault de prendre certaines précautions lorsqu'il remettrait au comte d'Andlau les 10,000 francs de provision qu'il devait payer, et ce afin, disait-elle, de ne pas humilier le général ;

Que c'est dans ces circonstances que Renault fut présenté au général d'Andlau par la prétendue comtesse de la Motte du Portal ; qu'après quelques mots, Renault déposa entre les mains du général qui lui promettait de le faire nommer chevalier de la Légion d'honneur, une somme de 10,000 francs en lui disant : « Général, voici pour vos pauvres une somme de 10,000 francs ; je vous sais bon et généreux, mais vous n'en disposerez qu'au cas où ma nomination paraîtrait dans le Journal officiel », et en ajoutant : « Je compléterai, en cas de succès, par un nouveau versement d'une somme de 10,000 francs ; »

Attendu que dans ce fait tel qu'il s'est passé, tous les éléments constitutifs du délit d'escroquerie se rencontrent ;

Qu'il est absolument certain, en effet, que Renault n'a été amené à verser cette provision de 10,000 francs, que parce qu'il a été, par les manœuvres frauduleuses des deux prévenus, conduit à croire à un crédit qui n'était qu'imaginaire et à la possibilité d'un événement qui n'était que chimérique, manœuvres frauduleuses qui ont consisté, comme dans le fait précédent, en l'emploi par la femme Ratazzi d'une fausse qualité et d'un faux nom, et de la part des deux prévenus à l'abus des qualités de sénateur et de général du comte d'Andlau, à l'intervention de tiers et à la mise en scène organisée lors de la présentation de Renault dans le salon du comte d'Andlau ;

Qu'il importe peu que plus tard, à la suite de réclamations nombreuses et même de menaces réitérées, le général d'Andlau ait restitué à Renault les 10,000 fr. qu'il s'était, frauduleusement et de concert avec la femme Ratazzi, fait remettre ;

Attendu que de l'instruction résulte également la preuve que la femme Ratazzi et le comte d'Andlau se sont concertés pour, à l'aide de manœuvres frauduleuses, afin de persuader l'existence d'un crédit imaginaire et pour faire naître l'espérance d'un événement chimérique, se faire remettre par le sieur Veyssere, une somme de 15,000 fr. ;

Qu'en effet, Veyssere fut, en 1886, adressé par un de ses amis à l'agence d'affaires Buy, où il rencontra la femme Ratazzi qui, cette fois encore, avait pris le faux nom de Mme de la Motte du Portal ;

Que celle-ci, dans le but de faire décorer M. Veyssere, le conduisit chez le général d'Andlau ;

Que, lors de cette première entrevue, le général promit d'user de sa prétendue influence pour faire nommer Veyssere, chevalier de la Légion d'honneur ; que s'il ne fut pas cette fois question d'argent, la femme Ratazzi se présenta quelques jours après, toujours sous le faux nom de de la Motte du Portal, au bureau de M. Veyssere et lui demanda de prêter 15.000 fr. au général d'Andlau, en ayant soin de dire que c'était un service que Veyssere ne pouvait faire autrement que de rendre ;

Que, dans la conviction qu'il avait affaire à une dame du grand monde et aussi en raison de la promesse que le général lui avait faite de lui faire obtenir la croix, Veyssere n'hésita point, se rendit avec la femme Ratazzi chez le général et lui remit contre un reçu absolument irrégulier ne stipulant ni intérêts, ni époque de remboursement, la somme de 15,000 fr. ;

Que n'ayant pas obtenu satisfaction Veyssere, après avoir attendu un an, ayant, suivant son expression, ouvert les yeux et appris à qui il avait eu affaire, réclama impérieusement et obtint la restitution de son argent ;

Que cette restitution ne saurait faire disparaître le délit commis par la femme Ratazzi de concert avec le général d'Andlau ;

Que les manœuvres employées vis-à-vis de Veyssere ignorant le discrédit dans lequel était tombé le général d'Andlau, ont été les mêmes que celles dont ils avaient fait usage vis-à-vis de Blanc et de Renault ;

Attendu qu'il résulte encore de l'instruction, des débats et en partie de l'aveu même des deux prévenus, Bayle et fille Véron, que le général d'Andlau, toujours préoccupé d'avoir de l'argent, avait chargé le nommé Bayle de lui chercher et de lui trouver des personnes désirant la croix d'honneur et pouvant payer la prétendue influence que le général mettait à la disposition de ces personnes ;

Que Bayle s'était, de son côté, concerté avec une fille Véron pour rechercher des candidats ;

Que celle-ci, comprenant bien que, sous son nom de Marie Véron, elle n'inspirerait pas assez de confiance, n'hésita pas à prendre le faux nom de Mme de Courteuil, et bien que que n'ayant jamais été mariée, à se dire, dans certains cas, veuve d'un ancien diplomate ;

Que c'est sous ce nom de dame de Courteuil qu'elle se présenta, en septembre 1887, à un sieur Fargues, bijoutier à Paris, pour lui proposer de le faire décorer moyennant une somme de 50,000 francs, dont 40,000 devaient être versés d'avance entre les mains d'un personnage influent et 10,000 francs à titre de commission aux intermédiaires ;

Que Fargues, après avoir pris conseil, écrivit à la dame de Courteuil qu'il accepterait un rendez-vous pour donner suite à l'affaire dont elle était venue l'entretenir ;

Que c'est alors qu'il fut mis par la fille Véron en rapport avec le nommé Bayle ;

Que celui-ci lui répéta ce que lui avait dit la fille Véron, qu'il appelait lui aussi dame de Courteuil ;

Qu'alors il fut convenu qu'à un jour assez prochain Fargues viendrait avec deux plis, l'un devant contenir 40,000 fr. que l'on remettrait au personnage influent, et l'autre une somme de 10,000 fr. qui serait déposée par Fargues chez un tiers à son choix avec une mention indiquant que ce pli devrait être remis à M. Bayle le lendemain du jour où M. Fargues serait décoré ;

Que le jour de ce nouveau rendez-vous ayant été fixé, Bayle alla prévenir le général d'Andlau de l'attendre ainsi que M. Fargues ;

Attendu qu'à ce dernier rendez-vous, Fargues, qui ne voulait pas aller plus loin, se borna à déclarer à Bayle qu'il n'avait pu réunir ses fonds et le quitta ;

Que Bayle alors se rendit chez le général d'Andlau pour lui faire part de ce qui s'était passé ;

Que de ces faits, avoués par Bayle, résulte bien la preuve qu'il y a eu de la part de d'Andlau, Bayle et de la fille Véron une tentative d'escroquerie au préjudice de Fargues, tentative qui n'a manqué son effet que par une circonstance tout à fait indépendante de la volonté des prévenus ;

Que les manœuvres frauduleuses sont nettement établies : prise de faux nom, intervention de tiers pour persuader à Fargues l'existence d'un crédit qui n'existait pas et faire naître en lui l'espérance d'un événement purement chimérique ;

Que la tentative d'escroquerie doit donc être retenue à la charge de d'Andlau, de Bayle et de la fille Véron ;

Par ces motifs,

Donnant, en tant que de besoin, de nouveau défaut contre le général d'Andlau qui, régulièrement assigné, n'a pas comparu ;

Statuant à l'égard de tous les prévenus ;

Dit que la prévention n'est pas suffisamment établie contre la femme Despréaux de Saint-Sauveur, l'acquitte et la renvoie des fins de la poursuite sans dépens ;

Ordonne en conséquence sa mise en liberté immédiate si elle n'est retenue pour une autre cause ;

Déclare d'Andlau et la femme Ratazzi coupables de s'être conjointement, depuis moins de trois ans, à Paris, soit en faisant usage d'un faux nom ou d'une fausse qualité, soit en employant des manœuvres frauduleuses pour persuader l'existence d'un crédit imaginaire ou de fausses entreprises ou pour faire naître l'espérance d'un événement chimérique, fait remettre ou délivrer des fonds ou obligations par les sieurs Blanc, Renault et Veyssere et d'avoir ainsi escroqué partie de la fortune d'autrui ;

Déclare d'Andlau, Bayle et fille Véron coupables d'avoir conjointement, en 1887, à Paris, soit en faisant usage d'un faux nom, soit en employant des manœuvres frauduleuses pour persuader l'existence d'un crédit imaginaire ou de fausses entreprises, ou pour faire naître l'espérance d'un événement chimérique, tenté de se faire remettre ou délivrer, par le sieur Fargue, des fonds ou obligations et d'avoir ainsi tenté d'escroquer partie de la fortune d'autrui, laquelle tentative, manifestée par un commencement d'exécution, n'a été suspendue ou n'a manqué son effet que par des circonstances indépendantes de la volonté de ses auteurs ;

Qu'ils ont ainsi commis le délit prévu et réprimé par les articles 405 et 3 du Code pénal ;

Faisant application desdits articles comme aussi de l'article 463 du Code pénal, à raison des circonstances atténuantes que le Tribunal admet en faveur de Bayle et de la fille Véron ;

Condamne d'Andlau ( Joseph-Hardoin-Gaston ) en cinq années d'emprisonnement, 3,000 fr. d'amende ; dit en outre qu'à l'expiration de sa peine, il sera pendant dix ans interdit des droits mentionnés en l'art. 42 du Code pénal ;

Condamne la femme Ratazzi en treize mois d'emprisonnement et 2,000 francs d'amende ;

Condamne Bayle en quatre mois d'emprisonnement ;

Et la fille Marie Véron en deux mois de la même peine ;

Condamne enfin tous les prévenus solidairement aux dépens ;

Fixe au minimum la durée de la contrainte par corps. »

Bayle obtient sa liberté provisoire, qui est refusée à Mme Ratazzi.

La Cour est saisie ; elle refuse le sursis demandé par les appelants qui font défaut, le jugement est confirmé ( 29 novembre 1887 ). Cependant l'affaire de la substitution des lettres suit son cours ; la Chambre autorise des poursuites contre M. Wilson. M. Gragnon et M. Goron sont mis en disponibilité. Tous trois sont accusés de soustraction frauduleuse ou de détournement, suppression ou destruction de titres ou actes. A raison de la qualité de préfet de M. Gragnon, M. le conseiller Horteloup est commis pour instruire.

L'instruction terminée, le dossier est remis à M. le procureur général qui décide que la chambre des appels correctionnels se réunira à la chambre des mises en accusation pour statuer sur l'affaire. M. l'avocat général Manuel fait le rapport et la Cour ( 13 décembre 1887 ) rend son arrêt.

En ce qui touche Goron :

Considérant qu'aucune charge n'existe contre lui ;

En ce qui touche Wilson :

Considérant qu'il est constant qu'il a fabriqué les deux lettres qui ont été remises au juge d'instruction comme étant les lettres saisies chez la femme Limouzin ; mais que cette fabrication n'a pu intervenir que postérieurement à la disparition des lettres originales ; qu'elles n'impliquent pas nécessairement une participation aux faits qui ont amené cette disparition et qu'elles ne sauraient constituer un cas de complicité aux termes des articles 59 et 60 du Code pénal ; qu'il n'est pas démontré que Wilson ait provoqué la destruction ou détournement des lettres, ni qu'il y ait aidé ;

Que les circonstances de la cause, notamment les constatations faites et les déclarations reçues par le juge d'instruction à la date du 13 octobre, semblent au contraire établir qu'il y est resté étranger ;

Que le fait même d'avoir fabriqué les nouvelles lettres ne peut servir de base à une accusation de faux en écriture, puisqu'il est avéré que ces nouvelles lettres sont revêtues de sa signature comme l'étaient les anciennes, et que le contenu des unes est conforme au contenu des autres ;

En ce qui touche Gragnon :

Considérant qu'il paraît constant qu'il a distrait, détruit ou détourné les deux lettres Wilson saisies chez la femme Limouzin et à lui remises par Goron ; qu'il échet seulement d'examiner si ce fait tombe sous l'application de la loi pénale ;

Considérant que l'article 173, visé dans le réquisitoire, punit de la peine des travaux forcés à temps tout juge, administrateur, fonctionnaire ou officier public qui aura détruit ou détourné les actes et titres dont il était dépositaire en cette qualité, ou qui lui auront été remis ou communiqués à raison de ses fonctions ;

Considérant que le détournement ainsi prévu est celui, non de pièces quelconques, mais seulement de pièces constituant des actes ou des titres, que les mots, actes ou titres ont en droit pénal aussi bien qu'en droit civil un sens propre et déterminé ; qu'ils ne peuvent s'appliquer à des lettres missives qu'autant que ces lettres présentent à raison de leur contenu le caractère de titres ou actes proprement dits, c'est-à-dire qu'autant qu'on y trouve des constatations ou des énonciations de nature à créer entre l'expéditeur et le destinataire un lien de droit dont elles deviennent l'instrument et la preuve ; qu'il ne se rencontre rien de pareil dans les lettres écrites par Wilson à la femme Limouzin, lesquelles ne sont que de simples réponses à des demandes de recommandation ; que l'article 173 n'est donc pas applicable dans la cause ;

Considérant que le fait reproché à Gragnon ne saurait non plus motiver l'accusation d'enlèvement de pièces contenues dans des archives, greffes ou dépôts publics, ou remises à un dépositaire public en cette qualité, aux termes des articles 254 et 255 du Code pénal ;

Qu'en effet, les lettres Wilson n'avaient point été placées dans un dépôt de ce genre ; que, d'autre part, il n'est pas possible de déclarer que le préfet de police a été dans les circonstances de la cause un dépositaire public ; qu'ayant agi en vertu des pouvoirs qu'il tenait de l'article 10 du Code d'instruction criminelle, il est vrai de dire que c'était lui-même qui, par un officier de police judiciaire placé sous ses ordres, avait opéré la saisie ; qu'il a donc eu les pièces en sa possession parce qu'il les avait appréhendées en quelque sorte de sa main, mais qu'on ne saurait le considérer comme les ayant reçues à la charge d'en conserver le dépôt ;

Qu'au surplus il ne résulte pas de l'information que Gragnon ait eu l'intention de causer un préjudice ; que la femme Limouzin elle-même a reconnu qu'aucun préjudice ne lui avait été causé ;

Qu'en définitive, ce qui est établi par la procédure, c'est que Gragnon a méconnu les règles tracées par la loi en matière de saisie et de transmission de pièces, c'est qu'il a arbitrairement disposé de lettres saisies et cherché à dissimuler la disparition de ces lettres en y substituant des lettres nouvelles, c'est que Wilson de son côté a prêté son concours à cette substitution ;

Que de pareilles pratiques doivent être hautement réprouvées, mais qu'il y a lieu de reconnaître qu'elles ne tombent sous l'application d'aucune disposition de la loi pénale ;

Par ces motifs la Cour déclare qu'il n'y a lieu à suivre.

 

 

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